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Le fait religieux à l’épreuve du monde

Published online by Cambridge University Press:  01 August 2023

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Abstract

Type
Éditorial
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© Éditions de l’EHESS

L’année 2023 s’ouvre, pour les Annales, par un numéro spécial sur le fait religieux à l’échelle globale. Entre hasard et nécessité, il est le fruit d’un mélange. Hasard dans la mesure où les articles présentés ici sont issus de soumissions spontanées : nul colloque préalable, aucun texte programmatique n’a guidé leur écriture pour en coordonner les perspectives et les méthodes en amont ; nécessité, puisque ces différents travaux partagent un air de famille et reflètent un moment historiographique bien particulier – l’incidence des approches aréales et de l’histoire connectée sur l’étude du fait religieux.

Assurément, le regroupement peut paraître hétérogène. Grâce à une analyse quantitative, la première étude s’intéresse au fonctionnement de l’Inquisition espagnole envisagée dans la longue durée (fin xve-début xixe siècle) et dans sa dimension globale : loin de chercher à appliquer une grille judiciaire unique, l’institution souhaitait faire émerger une vérité pénitentielle, au plus près des terrains et des personnes mises en cause. Une deuxième enquête nous mène vers le Tamil Nadu, dans le sud de l’Inde, au cœur d’un site dévotionnel commémorant le martyre d’un jésuite portugais, João de Brito, à la fin du xviie siècle. Grâce à une documentation plurilingue, l’on découvre comment la Compagnie de Jésus, à Rome, et les catholiques indiens, sur place, se sont approprié la mémoire du saint. C’est vers l’Amérique latine que le troisième article nous conduit : à partir d’enquêtes ethnographiques effectuées dans la Sierra centrale péruvienne, l’étude éclaire la portée politique, sociale et religieuse d’une grande fête commémorant l’arrivée des conquérants espagnols en pays inca en s’interrogeant sur les temporalités emboîtées du rituel. Une dernière enquête prend appui sur l’observation, entre 2011 et 2017, de deux lieux de culte protestants à Tianjin, ville située au sud-est de Pékin : en se penchant sur l’essor du protestantisme en Chine, l’analyse permet de montrer comment, dans un cadre politique contraint, le passé biblique sert, pour les fidèles, à penser leur expérience présente et à s’orienter dans une conjoncture incertaine.

Si ces différents travaux ont pour toile de fond le protestantisme ou le catholicisme, les problèmes se posent à l’évidence de manière différente selon que la religion chrétienne se trouve majoritaire, voire hégémonique (comme au Pérou actuellement ou dans le cadre de l’Inquisition espagnole) ou en position marginale (comme en Chine aujourd’hui ou dans le Tamil Nadu) : oppresseurs et opprimés échangent alors leurs places. Cependant, quel que soit le terrain, ces articles partagent le souci de ne pas s’en tenir à une opposition binaire entre dominants et dominés ou persécuteurs et persécutés. En Inde du Sud, les catéchistes locaux proches de João de Brito ont ainsi créé de véritables dynasties familiales dont l’influence jusqu’à nos jours repose sur l’exploitation de la mémoire du martyr portugais ; de même, en Chine, si tous les protestants se trouvent sous la surveillance globale de l’État chinois, la communauté des croyants n’en est pas moins clivée, voire stratifiée – entre prédicateurs et fidèles et entre fidèles. Symétriquement, quand elle constitue la structure d’encadrement dominante, la religion chrétienne ménage souvent des espaces de négociation et d’adaptation aux populations autochtones : le rituel andin observé à Chiquián permet ainsi de mettre en scène et de métaboliser toute une série de tensions – dans le temps, entre peuples andins et colonisateurs espagnols, et dans l’espace, entre habitants locaux et émigrés de la côte ou de l’étranger ; même les inquisiteurs, qui intégraient la pénitence à leur cadre d’analyse juridique, savaient adapter leur sentence aux singularités des cas considérés.

Ces articles offrent aussi un certain contraste en termes de rapport à l’espace et à la documentation. La première enquête se fonde sur le dépouillement exhaustif d’un vaste corpus – les « relations de causes » – extrait d’une base de données collectées à l’échelle européenne. Une approche quantitative qui aboutit à une analyse structurale de la logique inquisitoriale valant pour la chrétienté tout entière. Les trois autres études partent au contraire de terrains extrêmement situés – à Chiquián, au Pérou, à Tianjin, en Chine, ou à Oriyur, en pays tamoul – et reposent sur des enquêtes ethnographiques ou documentaires épaisses qui croisent méthodes, historiographies et témoignages divers. Cette différence majeure ne doit toutefois pas masquer un horizon commun : tandis que l’histoire quantitative invite à retourner in fine à l’étude des situations singulières, avec les nouvelles questions dont elle a favorisé l’émergence, la micro-analyse ne vaut que par les jeux d’échelles et les connexions qu’elle impliqueFootnote 1.

Un dernier écart mérite d’être marqué et, dans le même temps, relativisé. Ces articles entretiennent apparemment des rapports divergents à la temporalité en raison des points d’observation choisis : à Tianjin comme à Chiquián, tout part d’une enquête ethnographique fondée sur des séjours répétés et de multiples entretiens conduits au cours des dernières années, quand les enquêtes sur le martyre de Brito et les procès d’Inquisition sont résolument ancrées dans les gisements d’archives produits à l’époque moderne. Cette divergence renvoie à un partage disciplinaire : sociologie pour la Chine, anthropologie pour les Andes, histoire pour l’Inde et l’Inquisition espagnole. Toutefois, là encore, une même perspective se dégage en ce que toutes ces études travaillent à leur manière les régimes d’historicité : en remontant vers l’amont – à l’implantation des missions chrétiennes en Chine ou aux premiers temps de la conquête pour le monde andin, ou bien encore au Moyen Âge pour les « causes de foi » ; en descendant vers l’aval, pour comprendre la permanence d’un lieu de culte chrétien en pays tamoul. Plus profondément, ces articles montrent tous les bénéfices d’un véritable dialogue interdisciplinaire : d’un côté, une sociologie et une anthropologie qui historicisent leurs terrains d’enquête et, aussi, leurs catégories d’analyse ; de l’autre, une histoire qui sociologise et anthropologise ses perspectives comme ses méthodes. C’est précisément l’ambition des Annales d’essayer, par l’accompagnement éditorial propre à la revue, de faire converger des traditions disciplinaires distinctes, sans pour autant renoncer à exploiter ce que Bernard Lepetit appelait leurs « différences de potentiels »Footnote 2.

Les Annales

References

1 Voir respectivement Karine Karila-Cohen et al., « Nouvelles cuisines de l’histoire quantitative », in K. Karila-Cohen et al. (dir.), no spécial « Histoire quantitative », Annales HSS, 73-4, 2018, p. 773-783 et Romain Bertrand et Guillaume Calafat, « La microhistoire globale : affaire(s) à suivre », Annales HSS, 73-1, 2018, p. 3-18. Voir plus généralement Les Annales, « Les échelles du monde. Pluraliser, croiser, généraliser », no spécial « Autoportrait d’une revue », Annales HSS, 75-3/4, 2020, p. 465-492.

2 Les Annales, « Actualité d’un sous-titre : histoire, sciences sociales », no spécial « Autoportrait d’une revue », Annales HSS, 75-3/4, 2020, p. 401-424.