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Le dilemme de Fatma. Crime sexuel et culture juridique dans une cour ottomane au début des Temps modernes

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Leslie P. Peirce*
Affiliation:
Cornell University, Ithaca

Extract

Durant l'été de 1541, une jeune paysanne nommée Fatma fut conduite à la cour ottomane provinciale d’‘Aintab parce qu'elle était enceinte. Elle n'était pas mariée. Il est donc évident qu'elle ne pouvait qu'être impliquée d'une manière quelconque dans le crime de relations sexuelles illicites, ou zina.

Mais qui était le père ? L'affaire se clarifiant, il apparut que Fatma avait désigné deux individus, et de plus accusé l'un deux de l'avoir violée. A aucun moment du procès il n'apparaît que Fatma ait été soupçonnée d'avoir eu des relations sexuelles avec plus d'une personne. Ce qui était en cause, c'était un cas de fausse accusation de zina, et même de crime, au vu à la fois des pratiques locales et des codes légaux définis par les autorités religieuses et étatiques. L'enjeu était l'honneur d'au moins trois personnes, et en même temps le scandale dans un village.

Summary

Summary

In 1541, the judge of the court of Aintab heard the testimony of a peasant girl, Fatma, who had accused two young men of making her pregnant, and one of the two of raping her. The scenario that unfolded revealed that the rape accusation was made at the urging of the mother of the young man who was actually the father. Fatma 's case is examined here, not with the goal of resolving it, but rather as a complex site of conflicting legal principles and interests. By situating this case in the context of other cases of sexual crime in mid-16th-century Aintab, this essay contemplates the ways in which a local society interpreted and used the law to resolve moral and social problems. It argues that the local court, while functioning as an instrument for the enforcement of normative law, acted at the same time as an arena for negotiation of the very law it was mandated to enforce.

Type
L'Adultère
Copyright
Copyright © École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris 1998

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References

Notes

* Je voudrais remercier le Womens’ Studies in Religion Program de Harvard Divinity School et aussi Frank Vogel, Beth Baron, Fatma Miïge Göçek, Keith Lewinstein, pour leurs suggestions et commentaires. Je remercie Ellen Bryant Voigt pour m'avoir invité à raconter une histoire.

1. Antep Sicili N°. 2 : 320b, 327c, 328a. Ce cas et ceux cités plus loin se trouvent dans deux des dizaines de registres du tribunal (mahkeme sicilien) pour ‘Aintab (aujourd'hui Gaziantep), qui se trouvent à la Bibliothèque nationale (Milli Kùtüphane) d'Ankara. Dans les notes qui suivent, ces registres sont cités AS 2 et AS 161.

2. Voir l'intéressante discussion sur ce sujet dans le manuel de droit du juriste hanafite du 12e siècle Al-Marghinani, populaire parmi les Ottomans de cette période (The Hedaya, or Commentary on the Jslamic Laws, traduction C. Hamilton, Londres, 1791 (reprint Karachi, 1989), vol. 2, p. 32).

3. La domination traditionnelle de l'approche jurisprudentielle dans l'étude de la loi islamique est en bonne partie la conséquence du type de sources disponibles. La jurisprudence islamique est abondante pour la période médiévale et les premiers textes ont été transmis à travers les c ommentaires successifs. Les archives des tribunaux, par contre, n'existent de façon continue que depuis le 16e siècle et la période ottomane. Malgré cela, cette dernière n'a pourtant été que peu explorée. Avec quelques exceptions notables (les travaux de Uriel Heyd, Colin Imber et Baber Johansen), la jurisprudence ottomane a jusqu'ici été négligée.

4. Un recensement des fondations religieuses (vakif) pour 1550 comptait 11 mosquées dépendant de congrégations, 59 petites mosquées de voisinage, 2 collèges religieux (medrese), 4 autres institutions d'éducation (buk'a) et 8 couvents de derviches (zaviye), Özdeger, Hüseyin, Onaltinci Asirda Ayintab Livasi, Istanbul, 1988, pp. 180185 Google Scholar.

5. Kemalpaşazade Şemseddin Ahmed, Fetava, Siïleymaniye Library, MS Dar ul-Mesnevi, f. 31b. Les italiques sont de Leslie Peirce.

6. Pour une discussion de l'enracinement local de la loi islamique, voir Udovitch, Avram, « Islamic Law and the Social Context of Exchange in the Medieval Middle East », History and Anthropology, vol. 1, 1985, pp. 445465 CrossRefGoogle Scholar.

7. Je dois cette observation à Frank Vogel et Keith Lewinstein.

8. Pour une discussion plus approfondie, voir mon article : « She is trouble and I will divorce her. Orality, Honor, and Représentation in the 16th-Century Ottoman Court of ‘Aintab », Hambly, Gavin éd., Women in the Médiéval lslamic World: Power, Patronage, Piety, New York, 1998 Google Scholar.

9. Surate 24: 11-20.

10. Düzdag, M. Ertugrul, Şeyhülislam Ebussuûd Efendi Fetvalari Işiginda 16. Asir Türk Hayati, Istambul, 1983, p. 158, fetvas n° 781, 782Google Scholar.

11. Meninski, Francisci, Lexicon Arabico-Persico-Turcicum, Vienne, 1780-1802, vol. 4, p. 428 Google Scholar.

12. E. Dozdag, op. cit., p. 55, fetva, n° 153.

13. Le besoin de preuves circonstancielles dans les poursuites judiciaires en matière de zina est soulignée par Al-Marghinani : « … et la fornication étant un acte qui, le plus souvent, exclut la possibilité d'une preuve évidente, il était nécessaire que des preuves circonstancielles soient admises comme suffisantes pour l'établir de peur que la porte de la correction soit fermée » (Hedaya, op. cit., vol. 2, p. 3). Cependant, sa longue discussion sur la zina n'indique jamais comment cela pouvait être concrètement réalisé.

14. Les termes töhmetsiz (sans töhmet) et töhmetlu (ayant un töhmet) semblent être le langage juridique local pour désigner le concept de muhsân/muhsâna, utilisé dans la jurisprudence pour signifier une personne libre jusqu'alors non suspectée de relations sexuelles illicites. Dans ces archives, cependant, le terme töhmet semble inclure aussi bien la suspicion que la condamnation pour activité sexuelle illicite.

15. AS 161 : 28a, 164a, 136c.

16. Demander de jurer à une personne niant avoir commis la zina avec celui ou celle qui l'en accusait était sanctionné dans le kanunname du sultan Süleyman (recueil de lois) transcrit de l'ottoman et traduit par Heyd, Uriel, Studies in Old Ottoman Criminal Law, Oxford, 1973, p. 62 Google Scholar (en turc) et p. 101 (en anglais).

17. Voir F. Meninski, Lexicon, vol. 2, p. 236, pour la définition de tövbe, « repentance ».

18. Les revenus fiscaux de Hiyam étaient répartis entre le domaine royal et deux fondations pieuses (vakif), celle de Alauddin Ali b. Ahmed b. Şeybani et celle de la famille Ibn Kaşşani, qui sont mentionnées dans le registre du tribunal comme appartenant à l'élite civile de Alep (AS 161 : 15b) ; la fondation de la famille Ibn Kaşşani soutenait un couvent derviche (Hü;seyin Ozdeger, Onaltinci Asirda…, op. cit., pp. 523, 530).

19. AS 2 : 153c.

20. Avec les mots de Al-Marghinani, « ce droit doit être appliqué par le prince en tant que représentant de la loi, ou par le juge, en tant que représentant du prince » (Hedaya, op. cit., vol. 2, pp. 13-14). Pour une utile discussion, voir Johansen, Baber, « Sacred and Religious Element in Hanafite law. Functions and Limits of the Absolute Character of Government Authority », dans Gellner, E. et Vatin, J.-C. éds, Islam et politique au Maghreb, Paris, 1981, surtout pp. 297303 Google Scholar.

21. Pour une étude qui situe Ebusu'ud dans son contexte historique et juridique, voir Imber, Colin, Ebu's-su'ud and the Islamic Legal Tradition, Stanford, Stanford University Press, 1997 Google Scholar.

22. Pour un cas intéressant de fausse et dommageable interprétation d'un ordre donné par le sultan Murad III, voir Refik, Ahmet, Onuncu Asr-i Hicrîde Istanbul Hayati, Istanbul, 1988, p. 41 Google Scholar. Je le traite dans « Seniority, Sexuality and Social Order: The Vocabulary of Gender in Early Modem Ottoman Society », dans Zilfi, Madeleine éd., Women in the Early Modem Middle East: Women in the Ottoman Lands, 1650-1850, Louvain, 1997 Google Scholar.

23. Al-Marghinani, Hedaya, vol. 2, p. 4.

24. Sur le développement de la catégorie zina et la relation entre son traitement en jurisprudence et le code de Süleyman, voir Colin Imber, « Zinâ in Ottoman Law », dans Bacqué-Gramont, J.-L. et Dumont, P. éds, Contributions à l'histoire économique et sociale de l'Empire ottoman, Louvain, 1983 Google Scholar.

25. Ce que j'entends ici par viol est la définition qu'en donne le discours juridique ottoman du 16e siècle : forcer une femme (ou un homme) à se soumettre à des relations sexuelles illicites (à l'exception des relations anales, les rapports sexuels forcés au sein d'une relation licite n'étaient pas considérés comme criminels), ou, dans la formulation de Ebusu'ud, « utiliser [une personne] par la force » (cebran tasarruf etmek). Sur le problème de la définition du viol à la période pré-moderne, voir Gravdal, Kathryn, Ravishing Maidens: Writing Rape in Medieval French Literature and Law, Philadelphie, 1991, pp. 111 Google Scholar.

26. Le nombre de cas est de 63 parce que certains comportent plus d'une entrée (sicill). La majorité des entrées dans les archives d’ ‘Aintab ont à voir avec des transactions commerciales — vente et achat de biens, emprunts… — ce qui est caractéristique des archives des tribunaux ottomans.

27. AS 2 : 259a, 294a, 306b. Mustapha Chelebi servit aussi comme témoin (l'un des shuhud ul-hal) dans différentes affaires. Du fait de lacunes dans les registres du tribunal d’ ‘Aintab, il est impossible reconstituer la période après l'affaire de Fatma qui se situe vers la fin du registre n° 2.

28. AS 2 : 253e, 254a, 256d.

29. « bana zina itdûniz ». Comme le rôle de la femme, même dans des relations sexuelles avec consentement mutuel, peut-être représenté comme passif, les mots de Zeyneb sont ambigus. D'habitude, cependant, l'expression « par force » était ajoutée pour indiquer le viol.

30. Pulaha, Selami et Yücel, Yasar, « I. Selim Kanunnamesi (1512-1520) ve XVI. Yüzyilin Ikinci Yarisinin Kimi Kanunlari », Belgeler, vol. XII, n° 16, 1987, p. 31 Google Scholar.

31. Sur la question de l'honneur dans les sociétés du Moyen-Orient et de la Méditerranée, voir Meeker, Michael, « Meaning and Society in the Near East: Examples from the Black Sea Turks and the Levantine Arabs », International Journal of Middle Eastern Studies, 7, 1976, pp. 243270, 383-433Google Scholar ; Starr, June, « The Légal and Social Transformation of Rural Women in Aegean Turkey », dans Hirschorn, Renée éd., Women and Property-Women as Property, Londres-Canberra-New York, 1983 Google Scholar ; Lughod, Lila Abu, Veiled Sentiments: Honor and Pœtry in a Bedouin Society, Californie 1986, spécialement chapitres 3 et 4Google Scholar.

32. Ruggiero, Guido, The Boundaries of Eros: Sex Crime and Sexuality in Renaissance Venice, New York-Oxford, 1985, pp. 1644 Google Scholar.

33. Bates, Daniel, Nomads and Farmers. A Study ofthe Yörûk of Southeastern Turkey, Ann Arbor, Michigan University Press, 1973, pp. 7279 Google Scholar. D. Bâtes explique que « … les causes immédiates et les contextes du kidnapping prennent racine dans la rigidité du système normatif des mariages arrangés et dans l'exigence de forts paiements en argent pour l'épouse. La fugue donne à la fille la liberté de choisir et au garçon la possibilité de contourner les plans de sa famille. Une fonction immédiate et apparente de cette pratique est de faciliter le mariage des plus pauvres qui doivent faire face à des paiements croissants du fait du développement de l'économie de marché, ce qui nivelle ainsi les distinctions de richesse » (p. 79).

34. AS 2 : 105b, 159a.

35. AS 2 : 153c.

36. Al-Marghinani, Hedaya, vol. 2, p. 6.

37. AS 2 : 203b.

38. C. Imber, « Zinâ in Ottoman Law », p. 64.

39. E. Düzdag, op. cit., p. 158, fetva, n°778.

40. Id, p. 158, fetva, n° 777.

41. Uriel Heyd, Studies…, op. cit., p. 59 (en turc), p. 98 (en anglais).

42. Uriel Heyd, Studies…, op. cit., pp. 56-57 (en turc) et pp. 95-96 (en anglais). En théorie, ce système d'amendes existait à côté non seulement de la loi coutumière mais aussi des sanctions classiques pour la zina prescrites par la loi islamique : la lapidation à mort pour l'adultère commis par un musulman marié, et un certain nombre de coups de fouet pour les fornicateurs, c'est-à-dire les personnes non mariées. En pratique, le système d'amendes semble avoir prévalu sur les sanctions classiques, au moins à ‘Aintab pendant cette période.

43. U. Heyd, Studies…, op. cit., p. 134. Le code Dulkadir punissait explicitement le viol (le violeur devait payer le double de l'amende en cas de zina), ce que ne faisaient pas les Ottomans.

44. Örner Lütfü Barkan discute des exemples précis de réduction ou d'abolition de différentes taxes après la conquête ottomane de l'État mamelouque (Erzurum en 1520, Diyarbakir en 1540), dans « Osmanli Devrinde Akkoyunlu Hükümdari Uzun Hasan Beye Ait Kanunlar », Tarih Vesikalari, vol. 1, n” 2, 1941, pp. 93-95. Sur cette politique ottomane en général, voir Inalcik, Halil, The Ottoman Empire: The Classical Age, New York, pp. 1213, 73-74Google Scholar.

45. Si l'amende émanait d'un village attribué à un timar (membre de la cavalerie provinciale), une moitié lui revenait et l'autre au gouverneur de la province. Si le village était assigné à ce dernier, il recevait l'intégralité. Les amendes des villages du domaine royal revenaient au trésor impérial.

46. Ces témoins ne doivent pas être confondus avec ceux témoignant au nom de l'une des parties en cause.

47. Cette description de Hiyam n'aurait pas été possible sans le travail de Hüseyin Özdeger sur les relevés fiscaux d“Aintab au 16e siècle. Ce travail compare les données des registres du tapu tahrir de 1536, 1543 et 1574. (Soulignons que Özdeger a omis la population arménienne de la province, un quartier de la ville et un quartier dans le village de Orul). Je suis aussi très reconnaissant envers Lisa Schwartz pour son aide dans l'interprétation des données de l'étude de Özdeger ; ses commentaires m'ont suggéré beaucoup d'idées. Pour plus de détails, voir notre étude « Bennaks and Bachelors: Employment and Household Structure in a 16th-century Anatolian Village », dans N. Göyunç, J. Bacqué-Grammont et Ö. Ergenç, Halil Inalcik Festschrift (à paraître).

48. Archives du Premier ministre (Istanbul), Tapu Tahrir Defteri 373, ff. 282-286 (Hiyam), ff. 291-294 (Keret).

49. H. Özdeger, Ayintab Livasi, p. 124.

50. En 1574, l'ensemble de la population d'Hiyam était de 262 alors que celle de Keret était de 226, H. Özdeger, Ayintab Livasi, pp. 523, 527.

51. Pour une étude sur ce thème dans le cas d'un ensemble de villages autour de Jérusalem au milieu du 16e siècle, voir Singer, Amy, « Marriages and Misdemeanors: A Record of resm-i ‘arûs ve bâd-i havâ », Princeton Papers: Interdisciplinary Journal of Middle Eastern Studies, vol. IV, printemps 1996, spécialement pp. 144147 Google Scholar.

52. H. Özdeger, op. cit., p. 113.

53. Dans les années juste après la conquête, ‘Aintab était administrativement liée à Alep. Elle dépendit ensuite du gouverneur régional de Mar'aş, capitale de l'ancienne principauté de Dulkadir qui s'est maintenue comme zone tampon entre Ottomans et Mameluks.

54. AS 161 : 351a.

55. Oral, un autre village à la croissance rapide dans le même district qu'Hiyam, avait en 1543 à la fois une tannerie et une boucherie en activité, Tapu Tahrir Defteri 373, f. 291 ; H. Özdeger, op. cit., p. 526.

56. Je remercie Lisa Schwartz pour m'avoir donné l'information qu'à Gaziantep aujourd'hui, des zones spéciales à l'extérieur de la ville sont réservées au long de la rivière Sacur (affluent de l'Euphrate) comme endroits pour garder les animaux (l'informateur de L. Schwartz les nomme des « hôtels pour chèvres »).

57. Pour des preuves de l'établissement de Turkmènes dans la ville d“Aintab, voir les règlements administratifs (kanunname) qui introduisent le cadastre de 1574 (H. Özdeger, Ayintab Livasi…, op. cit., pp. 205-206).

58. Tapu Tahrir Defteri 373, ff. 282-284.

59. Inalcik, Halil, An Economie and Social History of the Ottoman Empire, 1300-1914, Inalcik, H. et Quataert, D. éds, Cambridge, 1994, pp. 149150 Google Scholar.

60. Si l'on calcule la moyenne sur le nombre de familles imposées par village, la part des familles dans les taxes extraordinaires levées à Hiyam et Keret dans les relevés de 1543 était île 9,5 et 10,8 monnaies d'argent alors que la moyenne par famille pour les huit plus grands villages dans la province (incluant Hiyam et Keret) était de 7,1 monnaies d'argent. Les critères sociaux — rapide croissance au milieu du siècle, nombre de familles de non-paysans, nombre de diplômés — ne distinguent pas les deux villages des autres de la province. Pour rendre compte de leur plus forte taxation, il ne semble pas qu'il y ait un plus grand nombre de mariages, même si cette possibilité n'est pas à exclure.

61. Al-Marghinani, Hedaya, vol. 2, p. 3.

62. J. Starr, « Légal and Social Transformation… », art. cité, pp. 109-111.