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La politique de l'histoire : Thucydide historien du présent

Published online by Cambridge University Press:  25 May 2018

Catherine Darbo-Peschanski*
Affiliation:
C.N.R.S.

Extract

Thucydide raconte la guerre du Péloponnèse, ou du moins, les vingt premières années du conflit qui, de 431 à 404 av. J.-C, divisa l'ensemble des Grecs derrière Athènes et Sparte, les deux principaux belligérants. Sparte et ses alliés l'emportèrent, tandis qu'Athènes, affaiblie sur tous les fronts, était contrainte de céder. L'expédition de Sicile, qui devait la rendre maîtresse de tout le monde grec, avait tourné au désastre ; elle avait vu son empire éclater et avait souffert les affres de deux coups d'État oligarchiques qui avaient ruiné, en même temps que sa cohésion interne, ses dernières capacités de résistance.

Summary

Summary

While relating the Peloponnesian War, Thucydides elaborates primarily on the basis of the case of Athens—a representation of political activity from a threefold vantage point: the analysis offacts, debate and action. This was an eminently critical representation which grounded his explanation of Athenes' defeat and traced out the right way to politically think and act. Now it seems that, in both his principal intellectual operations and his practical aims, his activity as historian daims to be and is conceived as political activity. The only difference between them is that Thucydides' history affirms itself as a completed form of politics, exempt from the perversions of which Athenes provided examples during the Peloponnesian War. But neither politics nor history is able, however, to ground in truth its daim to apprehend facts and determine what is useful.

One would thus be in some sense justified in thinking the socalled beginnings of history with the help of models found in works that are said to be historiographical: political activity would, in Thucydides' case, be one of the main models

Type
Commentateurs Du Politique
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1989

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References

Notes

1. Le livre VIII s'arrête abruptement sur le récit des événements de l'été 411. D'où tout un débat sur l'inachèvement de l'oeuvre, lui-même lié à la question des étapes de sa composition, qui a occupé les érudits dès le début du XIXe siècle. Canfora, L., Storia délia letteratura greca, Rome-Bari, Laterza, 1986, pp. 255278 Google Scholar, fait un historique de ce qu'il est convenu d'appeler « la question thucydidéenne » et se range, quant à lui, à l'idée que la partie finale de l'oeuvre existe bien, mais qu'elle a été rattachée aux Helléniques de Xénophon, lesquels reprennent le récit non moins abruptement là où il s'interrompt dans les éditions de Thucydide. Sur la date de la mort de ce dernier, qui est un élément essentiel de la controverse, voir J. Pouiuoux, F. Salviat, « Thucydide après l'exil et la composition de son histoire », Revue de Philologie, 59, 1, 1985, pp. 13-20. Thucydide serait mort bien après 404 et aurait eu le temps d'achever le livre VIII.

2. Voir le discours où Alcibiade engage les Athéniens à faire cette expédition (VI, 18, 4).

3. 1,22,4.

4. Le premier différend est celui qui oppose Corinthe, alliée de Sparte, et Corcyre qui, en situation difficile dans l'affaire d'Epidamne, demande et obtient l'alliance d'Athènes (I, 24 ss).

5. Les premiers chapitres de l'oeuvre y engagent. Thucydide, expliquant l'évolution et les disparités de développement du monde grec depuis les origines jusqu'à la guerre du Péloponnèse, fait intervenir des facteurs qu'on peut dire économiques : le commerce, les réserves d'argent, l'agriculture strictement vivrière. Voir M. Austin et P.Vidal-naquet, Économies et sociétés en Grèce ancienne, Paris, Armand Colin, 1972, pp. 21-22.

6. O. Longo, par exemple, « Scrivere in Tucidide. Comunicazione e ideologia », dans Studi in onore di A. Ardizzoni, I, pp. 517-554, ne se préoccupe pas de la question de la « dynamis », mais à un tout autre propos, celui de Poralité et de l'écriture dans l'oeuvre de Thucydide, extrait du passage que nous commentons le système d'associations et d'oppositions sémantiques suivant : alêthis (vrai) — aphanés (invisible) / pseudes (mensonger) — phanerôs (visible).

7. Voir H. R. Immerwahr, « Pathology of Power and the Speeches of Thucydides », dans Speeches in Thucydides, University of North Carolina Press, 1973, pp. 16-31. S. C. Humphreys, Anthropology and the Greeks, Londres, Routledge and Keagan Paul, 1978, p. 136 ss, M. Austin et P. Vidal-naquet, op. cit., pp. 19-31, mettent l'accent sur le fait que, dans l'Athènes classique et en Grèce en général l'économie n'était pas une catégorie autonome.

8. 11, 36, 4 ;41, 4 ; 43, 1.

9. M. Austin et P. Vidal-naquet, op. cit., remarquent que Thucydide semble ne laisser place à l'histoire économique que pour des périodes où l'histoire politique est impossible. Ce n'est plus le cas s'agissant de la guerre du Péloponnèse et les facteurs politiques prennent toute la place dans l'interprétation des événements.

10. Dans la démocratie athénienne, on ne peut séparer le politique du militaire ni du judiciaire. Il n'y a pas d'armée de métier, ni de catégorie de citoyens qui assume tout particulièrement les fonctions militaires : ce sont les mêmes citoyens qui servent lors des campagnes et qui siègent à l'assemblée ou au tribunal de l'Héliée. Quant aux stratèges, ce sont des magistrats civils qu'on charge du commandement sans requérir d'eux des compétences militaires spéciales (voir J.-P. Vernant, Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris-La Haye, Mouton, 1968, p. 17).

11. Thucydide en arrive même à soutenir que « les Athéniens ne cédèrent qu'aux coups qu'ils se portèrent eux-mêmes », et qu'une bonne politique les eût sauvés, quelles que fussent les difficultés extérieures (II, 65, 12).

12. Les spécialistes de l'historiographie grecque, perpétuant l'opposition avec les logographes par laquelle Thucydide dégage l'originalité de sa pratique (I, 21), définissent volontiers l'un par l'autre Hérodote et l'auteur de la Guerre du Péloponnèse. La logographie en sort généralement dépréciée, tandis que la méthode de Thucydide fait figure de progrès.

13. Sur la première sophistique, ses rapports avec la philosophie (platonicienne et aristotélicienne notamment) et la démocratie péricléenne, voir Positions de la sophistique, recueil de contributions au colloque de Cerisy 1984, Qu'est-ce que la sophistique ?, B. Cassin éd., Paris, Librairie J. Vrin, 1986, pp. 13-116 et 167-193.

14. H. P. Stahl, Thukydides. Die Stellung des Menschen im geschichtlichen Prozess, Munich, Beck, 1966, 187 p., a été parmi les premiers à refuser l'annexion de Thucydide à l'histoire positiviste. Après lui, on a vu la Guerre du Péloponnèse comme l'oeuvre d'un moraliste, M. I. Finley, « Thucydides the Moralist », dans Aspects of Antiquity, Londres, 1968, pp. 43-57, au propos éminemment subjectif, Waixace, W. P., « Thucydides », Phoenix, 18, 1964, pp. 251261 Google Scholar ; Parry, A., « Thucydides’ Historical Perspective », Yale Classical Studies, 22, 1972, pp. 4761 Google Scholar, en tout cas comme une oeuvre qu'il faut se garder d'attirer trop vite à nous, Loraux, N., « Thucydide n'est pas un collègue », Quaderni di Storia, 12, 1980, pp. 5581.Google Scholar

15. F. M. Conford refuse ce glissement dans la préface de son ouvrage, Thucydides Mythistoricus, New York, 1969 ; quant à A. Parry, « The Langage of Thucydides’ Description of the Plague », University of London Institute of Classical Studies Bulletin, 16, 1969, pp. 106-117, il développe le paradoxe que le langage « scientifique » distancié est chez Thucydide le signe de l'émotion la plus forte.

16. Pour une étude des mécanismes par lesquels Thucydide crée l'autorité de son discours, et le donne pour les faits eux-mêmes, voir N. Loraux, « Thucydide a écrit la guerre du Péloponnèse », Métis, I, 1986, pp. 139-161.

17. Il faut faire remonter cette interprétation de Thucydide à des ouvrages de la fin du siècle dernier ou du début du XXe siècle, comme ceux de T. Gomperz, Griechishe Denker, I, ou de Cochrane, C. N., Thucydide and the Science of History, Oxford, Oxford University Press, 1929, 180 p.Google Scholar Pour une analyse des divers courants des études thucydidéennes, voir Connor, W. R., « A Post Modernist Thucydides ? », Classical Journal, 72, 1977, pp. 289298 Google Scholar et du même auteur la préface à Thucydides, Princeton, Princeton University Press, 1984.

18. V. Hunter, par exemple, Thucydides, the Artful Reporter, Toronto, Hakkert, 1973, 210 p., rachète les faiblesses de l'historien par l'habileté de l'artiste.

19. Précisons bien que, lorsque nous parlons de politique à propos de Thucydide, nous ne faisons pas référence à une notion générale, à une sorte d'invariant, déjà et toujours là, dont on n'aurait pas à définir les contours. Nous renvoyons à une représentation élaborée clairement dans le texte, attestée et désignée nettement en lui sous le nom de potiteiiein. Pour Thucydide, Politeiiein signifie d'abord mettre en place un ensemble de lois (nômoi) et d'institutions (II, 15,1; III, 66, 1 ; VIII, 53, 3), qui définissent un régime particulier (politeia), qu'il s'agisse d'une oligarchie (I, 19), d'une démocratie (II, 37, 2), d'un pouvoir de type dictatorial (dynastéia) (III, 62, 3) ou d'un mixte qui équilibre les pouvoirs de la masse et du petit nombre, comme le régime des Quatre Cents (VIII, 97, 2). C'est ensuite exercer ses droits de citoyen dans le régime en question (II, 46, 1 ; III, 34, 2 ; IV, 114 ; IV, 130, 7 ; VI, 92, 4) ; c'est enfin, et plus largement, toute mesure ou attitude d'ordre public ou privé qui engage la communauté de la cité : le koinôn (II, 65, 7 ; VI, 18, 7). Ajoutons que le politeûein ainsi déployé se confond presque totalement avec le polileiiein athénien. La politeia prioritairement étudiée est la démocratie dont Périclès donne, dans l'oraison funèbre, les fondements idéaux et dont, selon Thucydide, il met en place la meilleure des formes ; c'est l'exercice des droits politiques tels que les définit Alcibiade qui pose un problème ; et les décisions et comportements qui engagent la communauté sont ceux des Athéniens, livrés à de mauvais conseillers, après la mort de Périclès (II, 65). La confrontation que nous proposons entre la politique et l'activité thucydidéenne sera donc strictement élaborée à partir des représentations que le texte même construit de celles-ci et à partir des échanges ou oppositions qu'il ménage entre elles.

20. Nous employons le mot de modèle de préférence à celui de structure, afin de souligner que Thucydide calque délibérément sa méthode sur les démarches politiques, de même qu'il tente de les dépasser pour en avoir analysé les insuffisances.

21. La seule cité que l'oeuvre de Thucydide donne vraiment à voir de l'intérieur et dont il suit systématiquement les débats est Athènes. Syracuse fait alors fonction de double dans lequel on retrouve des conduites déjà illustrées à Athènes (Athénagoras rappelle curieusement Cléon et Hermocrate Périclès) mais représente aussi la cité qui sait se ressaisir, tandis qu'Athènes succombe aux défauts et aux erreurs de sa politique.

22. Sur les comportements requis dans les assemblées athéniennes, voir L. Spina, Il cittadino alla tribuna, Naples, Liguori Editore, 1986, en particulier chapitre m ; et sur la grâce (charis) comme donnée fondamentale dans la démocratie, C. Meier, La politique de la grâce, trad. P. Veyne, Paris, Éditions du Seuil, 1987, pp. 67-80.

23. Le vocabulaire politique le dispute au vocabulaire juridique dans les exposés méthodologiques de Thucydide. Pour l'étude de ce dernier, voir N. Loraux, art. cit., n. 16. A étudier le juste et les mécanismes de la justice dans l'oeuvre de Thucydide, on se rend compte, toutefois, que ceuxci renvoient à l'analyse critique que l'auteur fait de la démocratie. Sur ce thème, voir C. Darbopeschanski, « Thucydide, historien, juge », Métis, II, 1, 1987, pp. 109-140.

24. Après L. Bodin et J. M. Finlev, J. De Romilly, Histoire et raison chez Thucydide, Paris, Éditions Les Belles Lettres, 1956, p. 41 ss, s'émerveille de la rigueur avec laquelle les mots s'ordonnent en système dans La guerre du Péloponnèse au point que sous sa plume viennent des expressions comme « ensemble presque mathématique par sa précision », où réapparaît l'idée du caractère scientifique de l'oeuvre.

25. La Grèce unique dont P” Archéologie » fait une création du passé est plutôt le rêve qui habite l'oeuvre alors même qu'elle retrace les déchirements de la guerre du Péloponnèse.

26. Sur la dimension axiologique de l'activité historique, voir L. Canfora, « Il proemio tucidideo », Bolletino dell'Istituto di Filologia Greca, II, 1975, pp. 252-266.

27. Pour le passé, Thucydide a recours aux indices et aux signes, pour l'avenir, à ceux qui utiliseront son oeuvre avec le même désir que lui d'examiner clairement les faits.

28. Périclès (I, 141, 7 ; II, 43, 1) ; Cléon (III, 37, 2) ; Diodote (III, 43, 4).

29. Les Corinthiens face aux Lacédémoniens (I, 69, 2) ; les Athéniens lors du débat de Sparte (I, 77, 2) ; les Mytiléniens (III, 12, 2) ; les Lacédémoniens, après le coup de main de Pylos (IV, 20, 4).

30. Les Athéniens dans le dialogue avec les Méliens (V, 111, 5).

31. Le vocabulaire de la persuasion est très fréquemment employé dans l'oeuvre, mais le champ d'application de la notion dépasse de beaucoup l'extension de ce champ lexical.

32. Jamais, dans ses développements méthodologiques, Thucydide n'admet qu'il ait à persuader, non plus que les hommes politiques qui ont sa faveur. Tous, en revanche, se déclarent convaincus par l'examen qu'ils ont personnellement conduit, Thucydide, I, 1, 2 ; Hermocrate, VI, 33, 1 ; Périclès, II, 22. Une manière particulièrement habile de faire jouer la persuasion par ricochet en quelque sorte : il n'ont à persuader qu'eux-mêmes, une fermeté qui doit produire son effet sur autrui.

33. VII, 8, 2.

34. II, 73, 2 ; 74, 1 ; III, 24, 3 ; V, 37, 1 ; 46, 4.

35. VI, 33, 1.

36. V, 26, 5 ; VIII, 24, 4.

37. IV, 70, 1 ; V, 3, 3 (Brasidas) ; 91, 1 ; VII, 8, 1 ; 48, 2 ; 49, 1 (Nicias) ; 69, 1 (Gylippe).

38. I, 57, 6 ; 72, 1 ; II, 60, 1 ; IV, 108, 6 ; V, 84, 1.

39. I, 144, 1 à rapprocher de II, 65, 5-6.

40. III, 45, 4-5-6 ; IV, 17, 4 ; 21, 2.

41. 111,45,4-5-6 ; IV, 18.

42. L'espoir de Thucydide s'appuie sur des indices (tekmairômenos) et l'observation de la réalité (horôn)(\, 1, 1,).

43. Sur ce point, voir N. Loraux, art. cit., n. 16, p. 151.

44. IV, 126, 4 : Brasidas à ses troupes avant un combat contre les Macédoniens ; Gylippe et les stratèges Spartiates exhortant leurs troupes : « Mais le vrai (to alêthéstaton) apprenez à le connaître d'après ce que nous croyons, nous (vos chefs), savoir exactement » (VII, 67, 4).

45. VII, 14,4.

46. VI, 33, 1-2.

47. Euphémos, l'Athénien chargé de dissuader les gens de Camarine de faire alliance avec Syracuse contre Athènes (VI, 87, 1) ou Alcibiade devant les Lacédémoniens auprès desquels il vient de déserter (VI, 89, 3), fournissent de forts exemples d'une vérité manipulée. A contrario, on peut citer également les manoeuvres de Cléon (IV, 27, 3) et d'Athénagoras (VI, 40, 2), qui se contentent d'opposer à l'affirmation de la vérité la conviction qu'on leur a dit des mensonges, soit une assertion à une autre.

48. 1, 22, 1.

49. On appelle ainsi le récit de la période qui sépare la fin des guerres médiques du début de la guerre du Péloponnèse, soit une durée d'environ cinquante (pentékonta) ans.

50. Nous reprenons ici la traduction littérale que N. Loraux propose de cette phrase, art. cit., n. 16 et qui met bien en valeur la coïncidence que Thucydide revendique entre son oeuvre et l'objet de celle-ci.

51. I, 79, 1 ; II, 13, 2 ; 62, 2 ; III, 29, 2 ; 38, 2 ; IV, 59, 4 ; 64, 5 ; V, 40, 3 ; 87, 1 ; VI, 20, 1 ; 41, 1 ; 46, 5 ; VII, 62, 1 ; 77, 1 ; VIII, 1, 3.

52. II, 65 (Éloge de Périclès) ; l'approbation d'Hermocrate est plus discrète, VIII, 45, 3 ; ce sont surtout les événements qui lui donnent raison (VI, 33-35/VI, 42).

53. Les Athéniens qui imposent leur pouvoir à leurs alliés sont assimilés aux Perses si bien que leur prêter la main c'est être coupable d'un crime comparable à celui de « médiser » : « atticiser », disent les Thébains pour accuser les Platéens (III, 63, 5). Pour Alcibiade, la conquête de la Sicile appelle la comparaison avec l'acquisition de l'empire à la fin des guerres médiques (VI, 18, 2).

54. Nous tirons ce mot-à-mot de la traduction de J. De Romilly, Thucydide. La guerre du Péloponnèse, I, texte et traduction, Paris, Éditions Les Belles Lettres, 1953. La littérature sur ce passage est fort importante, car toute lecture de Thucydide demande qu'il soit interprété. Parmi les articles récents, citons celui de D. Rokeah, « Ta déonta péri ton aie! parôntôn. Speeches in Thucydides : Factuual Reporting or Creative Writing », Athenaeum, 60, 1982, pp. 386-401, où ta déonta… parôntôn » est traduit par « ce qui convient aux circonstances du moment », et celui de J. Woson, « What does Thucydides Claim for his Speeches ? », Phoenix, 36, 2, 1982, pp. 95-103 qui met l'accent sur l'adéquation des propos reconstitués avec la personnalité du locuteur et propose « ce que chacun a pu dire, qui lui fût adapté, concernant les circonstances… ». Cette dernière solution nous semble ignorer la valeur de ta déonta dans le reste de l'oeuvre et le point de vue hautement axiologique et normatif de Thucydide face aux événements de la guerre du Péloponnèse, au profit d'un parti pris de réalisme littéraire dont l'universalité est peut-être à contester.

55. Le « Lôgos » peut ne désigner que le discours, l'ordonnance plus ou moins spécieuse de mots, ce qui sera de plus en plus le cas à mesure que la guerre avance, mais pris dans son acceptation la plus noble, comme ici, il désigne la formulation de la réflexion ou plutôt la réflexion par les mots. Aussi va-t-il souvent de pair avec gnômê ou diânoia.

56. Notons encore que des soldats célébrés dans l'oraison funèbre, ces héros de l'action, Périclés dit qu'ils ont su avoir de l'audace (tolmontes), mais aussi concevoir ce qu'il fallait (ta déonta gignoskontes) (II, 43, 1).

57. Le plaisir qu'évoque Thucydide est essentiellement celui de la parole. Voir à ce propos, J. De Romilly, « La condamnation du plaisir dans l'oeuvre de Thucydide », Wiener Studien, 79, 1966, pp. 142-148.

58. Diodote utilise seulement l'expression lôgos diddskalos, sans construire son pendant logos prosagôgôs. Nous extrayons ces mots de la formule verbale qu'il emploie dans le même passage, III, 42, 2-5, au voisinage du verbe légein : prosâgesthai ta plethos.

59. Dans le livre III de la République, 414c ss, il s'agit de faire croire aux citoyens qu'ils sont tous frères afin d'assurer la cohésion de la cité par des liens familiaux généralisés. Ici, Périclès ménage cette cohésion en maintenant l'illusion d'une totale égalité, alors que lui-même échappe au lot commun.

60. Le verbe frapper (kataplessein) qui impose l'image du châtiment suggère l'idée d'un homme politique pédagogue des foules.

61. Nous verrons que l'oraison funèbre, dont on pourrait penser qu'elle a valeur éducative parce qu'elle rappelle et ravive les valeurs fondamentales de la cité, n'échappe pas à la critique des discours démocratiques et n'est pas reconnue dans l'oeuvre comme un réel moyen de formation des citoyens.

62. Sur le rôle de l'oraison funèbre dans l'idéologie civique, voir N. Loraux, L'invention d'Athènes, Paris-La Haye-New York, Mouton, 1981.

63. I, 1, 1 ; I, 21, 1-2 ; I , 22, 4.

64. Le discours peut être la nécessaire préparation à l'action, III, 42, 2 ou le faux-semblant qui triomphe dans la guerre civile, III, 82, 8.

65. Voir N. Loraux, L'invention d'Athènes, op. cit, p. 234 ss.

66. Cléon reprend ici un reproche que Solon fait à ses concitoyens : « Vous avez un esprit vide, car vous regardez (horâte) la langue et le propos (épos) bigarré (aiolon) d'un homme, mais jamais vous ne jetez les yeux sur ses actes (érgon) » (fgr. 10, Greek Elegy and Iambus, éd. J. M. Edmonds, Cambridge, Mass., Loeb Classical Library, 1982). Il est curieux de voir Thucydide associer l'un des plus illustres Athéniens avec un homme d'État qu'il ne cesse de dénigrer. A moins qu'il n'y ait là une façon de montrer que les avertissements les plus solennels sont devenus des lieux communs usés au point qu'on peut les développer en tenant soi-même des discours spécieux.

67. Euphémos prétend que les Athéniens viennent en Sicile uniquement pour porter secours à des alliés de même race qu'eux (VI, 87 ss), mais le récit des événements, avant (VI, 30-32), et après dénonce le mensonge de ses propos ; Cléon est plus directement attaqué (IV, 27, 3-4 ; 28, 2-5 ; 39, 3).

68. Pour l'analyse de ce passage du point de vue des rôles respectifs de Poralité et de l'écriture chez Thucydide, voir O. Longo, art. cit.

69. Thucydide rend hommage à Nicias au moment du récit où il évoque sa mort (VII, 86, 5), hommage nuancé certes, mais qui accorde une certaine valeur au personnage.

70. VI, 27-29.

71. Ce qui est traduit ici par « les faits rapportés » est le pronom de rappel autd qui reprend « les actes accomplis au cours de la guerre » (érga ton prachthenton en toi polémöi), autrement dit la substance même de l'œuvre.

72. L'adverbe aiei que l'on trouve dans l'expression ktëma es aiei’ est utilisé pour l'activité politique. Mais il s'agit alors de rendre compte des sollicitations toujours renouvelées des circonstances (péri ton aieiparôntôn, I, 22, 1). A la durée ininterrompue du trésor de l'histoire s'oppose les constants changements des événements auxquels doivent répondre tant bien que mal les discours politiques.

73. Ktëma est le nom qui désigne le résultat de l'action d'acquérir kâsthai.

74. Ktêsâmenoi (II, 36, 2) ; ktometha (II, 40, 4) ; ektësâmetha (II, 41, 1).

75. Platon donnera sa réponse à cette aporie, quand, dans La République, il placera le philosophe à la tête de la cité.