Published online by Cambridge University Press: 25 May 2018
Entre l'époque de Cicéron et le siècle des Antonins, il s'est passé un grand événement ignoré : une métamorphose des relations sexuelles et conjugales ; au sortir de cette métamorphose, la morale sexuelle païenne se retrouve identique à la future morale chrétienne du mariage. Or cette transformation s'est faite indépendamment de toute influence chrétienne ; elle est terminée quand la nouvelle religion se répand et il y a même lieu de croire que les chrétiens n'ont fait que reprendre à leur compte la nouvelle morale de la fin du paganisme. Nous allons esquisser ici quelques traits de cette évolution. Comme on voit, l'histoire que nous allons raconter est très différente de ce à quoi on réduit trop souvent l'histoire de la famille romaine : à un émiettement du système gentilice et à l'affaiblissement de la puissance paternelle. Il faut réserver pour une publication plus ambitieuse le détail des faits et l'appareil des preuves.
Between the age of Cesar and that of Marcus Aurelius, sexual morality and sexual practice underwent a profound transformation. A sexuality in which the essential thing was to be active, was generally replaced by a heterosexual sexuality; a morality of obligatory acts gave way to a morality of conjugal love, in which the couple was the normal unit; and, finally, marriage became an institution adopted throughout the society. More generally, a morality of statutary acts (which differed according to social class) and of interdictions rooted simply in the feeling of shame gave way to a universalist morality of interiorized virtues, in which the forbidden became a matter of morality or of immorality. The causes of this transformation were political (transition from a competitive feudal System to a service nobility) and psychological (capacity of self-affirmation, plebian conservatism and self-repression). Now, this pagan morality of the time of the Antonines is identical to Christian morality; yet it took form before the spread of Christianity. This suggests not that we should reverse the relationship morality-religion but rather that we should split up the aggregate called "religion" into a number of distinct aspects.
1. Les uns en concluront que l'histoire individuelle et familiale est moins déterminante que les éléments constitutionnels, congénitaux ; d'autres, que le père réel et le nom-du-père font deux (M. Safouan, Études sur l'Œdipe, Éditions du Seuil, 1974, pp. 124-129, qui applique cette illustre distinction à une critique du culturalisme) ; d'autres, que les enfants ont plus besoin d'attentions paternelles et maternelles que d'un père et d'une mère. D'autres douteront de tout.
2. Ce thème de la sorcière, de la femme inquiétante et noire qui ronge l'énergie psychique du māle, parce qu'elle l'ébranlé caractériellement et réveille en lui des terreurs surnaturelles, est fréquent dans l'Antiquité ; il correspond certainement à une expérience psychologique authentique : ces misfits de deux inconscients qui se rencontrent et dont l'un sort ébranlé et ruiné ne doivent pas être chose rare ; cet ébranlement se traduit par des terreurs « inquiétantes », que la naïve Antiquité attribuait à des sortilèges. Il est alors curieux de remarquer que les modernes semblent ignorer ce thème, bien qu'il corresponde toujours à une réalité, si j'en crois des confidences qu'on m'a faites ; cela montre que la psychologie littéraire ne traite qu'une faible partie des thèmes possibles (mais, aux différentes époques, elle ne traite pas les mêmes thèmes), cependant que la science psychologique, elle, n'a pas encore pu tout étudier, bien sūr. On ne confondra pas cette peur de la sorcière (avec l'invasion presque névrotique d'Unheimliches qu'elle déclanche) et la banale misogynie, Yhorror feminae, plus ou moins homosexuelle, d'un Sénèque (qui préférait aux femmes les exoleti) ou d'un saint Jérôme dans son Adversus Jovinianum.
3. J'ai trouvé deux textes qui me semblent prouver l'existence d'une contraception du fait de la femme : Tertullien, De virginibus velandis, XIV, 4 (XIV, 6 Borleffs, qui pense à tort y reconnaître une allusion à l'infanticide) ; et ST. Jérôme, Lettre XXII, 13 init. Ce n'est pas le lieu de les discuter.
4. Comparer ce que Denys d'Halicarnasse écrit du ver sacrum : « Lorsqu'une cité ne pouvait nourrir tous ses habitants,† on consacrait à un dieu tous les rejetons d'une certaine classe d'āge et on les envoyait dans une autre contrée† Ce fut suivant cette coutume que quelques cités des Aborigènes, voyant que leur contrée était trop peuplée, consacrèrent à un dieu tous les enfants qui vinrent au monde dans l'intervalle d'une année. Car ils ne pouvaient se résoudre à les faire mourir, ce qu'ils considéraient comme tout à fait inhumain. »
5. On sait que Freud n'est pas parvenu à une doctrine définitive sur la bisexualité : une note du Malaise dans la civilisation exprime ses incertitudes. Un historien sera peut-être porté à préférer la version qu'il donnait de ses idées en 1920 : « L'homosexualité est chose multiforme, d'une part ; de l'autre, la sexualité dite normale repose sur une restriction du choix d'objet, sur une restriction de la fonction bisexuelle complète ; l'homosexualité aussi — si bien que la seule manière de « guérir » un homosexuel est de rétablir en lui la bisexualité complète » (Freud, Psychose, névrose et perversion, p. 249). Dans Pour introduire le narcissisme (Freud, La vie sexuelle, p. 94), on lisait des choses bien différentes ; on en lira d'autres encore dans Analyse avec ou sans point final.
6. Pour trouver dans l'Antiquité un sentiment d'horreur devant l'homophilie, il faut se tourner vers les textes juifs (Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, IV, 9, 562, à propos du siège de Jérusalem par Titus) et les textes chrétiens (Salvien De Marseille, De gubernatione Dei, vu, 17, 164 s., Migne, P.L., LUI, 145-148, à propos du siège de Carthage par les Vandales : Salvien aurait-il lu Josèphe ?). Le même Salvien nous apprend ailleurs que, dans les armées romaines, les goujats rendaient aux troupiers le service que les mousses rendent aux matelots dans les marines militaires des nations policées. Le grand texte chrétien sur la sexualité est Lactance, Institutions divines, VI, 23. Ce texte est encore très proche de la vieille morale : la prostitution est un péché, la pédérastie est un péché encore plus grave, mais le plus grave de tous les péchés demeure la fellatio ; les païens n'en jugeaient pas autrement : fellatio et cunnilingue étaient honteux à leurs yeux parce qu'au lieu de sabrer le fellateur se met au service du partenaire sexuel.
7. Deleuze et Guattari, Rhizome, p. 26, n. 1 : « Méthode : on ne cherchera pas un genre commun dont les fascismes et même les totalitarismes seraient les espèces. On ne cherchera pas non plus une espèce propre aux fascismes, ou bien au fascisme allemand, et qui serait différente de toutes les autres† La signification prise par le fascisme à tel moment, de même que son attribution, dépendent des dimensions qui l'emportent sur les autres, des lignes qui se développent au détriment des autres. Les questions de signification et d'attribution sont toujours secondes par rapport à un concept quelconque d'abord considéré comme multiplicité† Il n'y a pas de forme de concept dont le contenu s'attribuerait exclusivement (ou d'abord) soit à des individus, soit à des collectivités. Si le concept désigne vraiment une multiplicité, il s'attribue à des sociétés selon telle de ses lignes, à des groupes suivant telles autres, à des individus suivant telles autres encore ; et chaque chose à laquelle il s'attribue est à son tour une multiplicité. Sinon, c'est un mauvais concept. » — Il est donc absurde de dire qu'un régime ou un individu est fasciste ou est chrétien : ni cet individu ni le fascisme ne sont un. On sait depuis longtemps que la foi du charbonnier n'est justement pas celle du théologien (c'est du « christianisme populaire ») et que le charbonnier lui-même n'est pas tout entier chrétien, ne souhaite pas tout entier la vie éternelle (il veut « le Paradis, mais le plus tard possible »). Autrement dit, le christianisme est un agrégat et le charbonnier aussi ; la question est donc celle-ci : « Quoi d'abstrait, dans le charbonnier, par exemple la peur de la mort, croit à quoi d'abstrait dans le christianisme, par exemple à la sécurisation ? » D'un individu à l'autre, d'une collectivité à l'autre, le point abstrait en question n'est pas le même, et le point abstrait de l'attribut change aussi. Tout historien le sait ; le difficile est de passer aux actes, d'en tirer les conséquences historiques. — L'occasion me semble bonne de signaler à qui de droit que nous sommes par conséquent aux antipodes de Linné, qui classait les êtres concrets : « tel végétal tout entier est liliacée dans tout le sens du mot ». Si quelqu'un fait du Linné, ce n'est pas moi. En outre, pour que le nom de Linné et le mot même de classification aient la moindre pertinence, il faudrait que genres, espèces et variétés s'emboîtent : que tout mammifère soit vertébré. Sinon, les mots les plus simples, à un étage (” la monarchie d'Ancien Régime », « une religion monothéiste », « une société à ordres », « le despotisme oriental ») seraient linnéens ; quand on parle du monarcho-fascisme de la Grèce avant les colonels de triste mémoire, que fait-on, sinon raisonner par espèce et différence spécifique ? A ce compte, M. Jourdain serait linnéen. Il faudrait tout de même savoir distinguer classification et simple spécification. Au surplus, il ne s'agit ni de l'une, ni de l'autre, mais bien de modèle ; plutôt que d'aller chercher midi à quatorze heures, on aurait mieux fait de s'instruire en lisant le livre d'un professionnel de la philosophie, J. Pariente, dont je n'ai fait que reprendre les conclusions dans mon Inventaire des différences. — Certes, la différence pose un problème, mais pas celui-là ; ce problème, que j'aurais dū creuser davantage (que ceux dont les opinions philosophiques sont toutes faites me pardonnent), est celuici : si l'histoire est inventaire des différences, il faut alors se demander quelles différences seront tenues pour pertinentes. Le programme d'expliquer l'histoire ne permet pas de dire quoi dans l'histoire sera à expliquer, de quoi on devra faire l'inventaire complet. Il semble alors dificile de ne pas déboucher sur une philosophie des valeurs, sur un nietzschéisme. Pourquoi pas ? Ce qui ne cessera jamais d'intéresser les hommes, dans leur passé, sera les valorisations qu'ils auront faites au temps jadis. Un jour viendra où nations, peuples et civilisations seront pris en bloc, comme nous prenons en bloc « la cité grecque » et « les paysans sous Louis XIV » ; les différences survivantes coïncideront alors avec les valorisations différentes (le « discours » de tel régime politique n'était pas celui de tel autre) ; et peut-être les sciences humaines se confondrontelles alors avec l'histoire.
8. Sur les abandons d'enfants au XVIIIe siècle et sur les infanticides sans le nom, au moyen de négligences calculées par mauvaise foi, on relira avec plaisir les pages subtiles de François Lebrun, La vie conjugale sous l'Ancien Régime, p. 147 s. ; elles peuvent être illustrées et confirmées par le chapitre I, 3 de Tom Jones, où la gouvernante, qui vient de trouver un bébé abandonné à sa porte, proclame : «'Quant à moi, il me répugne de toucher ces misérables créatures, nées au mépris des lois et des bonnes moeurs. Fi ! Comme il sent mauvais ! Ce n'est pas là l'odeur d'un chrétien. Si j'osais dire mon avis, je le ferais déposer à la porte du marguillier ; la nuit est belle, il ne fait qu'un peu de pluie et de vent et, s'il était bien enveloppé et placé chaudement dans un panier, il y a deux à parier contre un qu'il vivrait jusqu'au matin ; dans le cas contraire, nous aurons fait notre devoir en prenant de lui le soin convenable ; il vaut peut-être mieux, pour de telles créatures, mourir dans un état d'innocence que de grandir pour imiter leur mère, car on ne peut en attendre rien de mieux. » — Sur les abandons d'enfants sur le tas de fumier (c'est-à-dire sur le dépôt d'ordures, au pied des remparts), voir les chapitres 41 et 107 du Gnomon de l'idiologue, avec le commentaire d'Uxkull-Gyllenband. — Je profite de l'occasion pour faire une question, relative à notre Ancien Régime. On sait l'énormité de la population des domestiques (environ 5 % de la population totale, me dit-on) ; on sait aussi que les domestiques ne se mariaient pas ; on sait enfin que la servante qui se trouvait enceinte était chassée. Or, à lire Tom Jones, qui point ne ment, on constate sans étonnement qu'il n'était garçon d'écurie qui ne couchāt avec une des filles de cuisine ; conclusion : on a toujours su les « funestes secrets » et les domestiques en faisaient usage. La nouveauté, au XVIIe siècle, est que l'on en fait usage aussi en état de mariage. Probablement parce que le mariage est considéré désormais avec des yeux différents. Madame empruntait déjà la Bibliothèque Bleue de Troyes à sa cuisinière : maintenant, elle apprend d'elle les « funestes secrets ».