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Jacques Cantier, Lire sous l’Occupation. Livres, lecteurs, lectures, 1939-1944, Paris, CNRS Éditions, 2019, 381 p.

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Jacques Cantier, Lire sous l’Occupation. Livres, lecteurs, lectures, 1939-1944, Paris, CNRS Éditions, 2019, 381 p.

Published online by Cambridge University Press:  12 January 2023

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Abstract

Type
Livres et circulation des savoirs (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Livres, lecteurs, lectures : ces trois thématiques, fortement liées malgré la diversité des approches méthodologiques auxquelles elles donnent lieu, ont fait depuis longtemps, pour la période française de la Seconde Guerre mondiale, l’objet de travaux variés. Au moment de dresser un tableau renouvelé de ce sujet, Jacques Cantier rappelle la dette qu’il doit à ses devanciers. L’ouvrage synthétise avec profit les études des années 1990-2010 sur la littérature, le monde de l’édition, les revues ou encore les bibliothèques, ainsi que les travaux plus larges sur la vie culturelle sous l’Occupation, ceux plus généraux sur l’histoire de l’édition et de la lecture, en même temps que ceux sur la France et les Français durant cette période.

S’inscrivant à la croisée de ces différentes approches, J. Cantier en propose une synthèse riche bien que ramassée en un peu moins de 300 pages et, à certains points de vue, inédite. Ne se contentant pas de reprendre les travaux existants, l’auteur a effectué un remarquable travail de dépouillement d’archives diverses. On notera ainsi, car c’est l’un des points forts de l’ouvrage, que plus d’une centaine de journaux personnels, correspondances, récits autobiographiques et Mémoires, dont certains inédits, ont été mobilisés, pour corriger, par des témoignages individuels, le regard forcément biaisé des sources administratives, des rapports officiels et des enquêtes journalistiques, eux aussi largement sollicités.

Puisant à des sources nombreuses et variées, généralement utilisées par des spécialistes de disciplines parallèles, J. Cantier réunit donc des perspectives qui n’ont pas toujours été confrontées, rassemblées ici autour d’une problématique qui, sous le prétexte d’une étude du « lire », propose de dépasser le simple tableau d’une pratique culturelle et de dresser celui, plus large, de tout ce qui en détermine les dynamiques propres, dans un contexte de perturbation de l’écosystème culturel traditionnel. Si l’auteur ne s’en revendique pas expressément, c’est bien à une histoire culturelle du livre et de la lecture des années 1939-1944 qu’il se livre ici, appréhendée tout à la fois dans ses dynamiques de production, de diffusion et de réception, fortement connectées à l’évolution des représentations comme aux mutations du champ politico-économique.

Par la production donnée à lire comme par l’environnement de la pratique de la lecture, cette période 1939-1944 présente en effet des caractéristiques spécifiques, qui justifient d’ailleurs pleinement le choix de ce bornage chronologique classique. La guerre perturbe ou empêche les pratiques traditionnelles et en crée de nouvelles : tandis que la vie littéraire se ressent de la mobilisation voire de la captivité de nombreux écrivains, la « drôle de guerre » fait de la lecture aux armées un enjeu presque national, alors que l’exode semble faire passer la lecture à l’arrière-plan des priorités du moment. Le nouveau cadre politique et institutionnel détermine aussi grandement les pratiques de lecture. Les censures diverses orientent la production et l’offre de livres : celle de la IIIe République en guerre d’abord, puis celle de l’occupant, avec ses listes de livres interdits, et enfin celle de Vichy, dont l’étude de l’action est rendue compliquée par l’enchevêtrement des juridictions. Les politiques de lecture s’en ressentent, qui poussent à l’épuration des manuels et à une réorientation de l’éducation populaire.

Le nouvel environnement économique a aussi de puissants effets, et pas seulement indirects. Le système éditorial se trouve recomposé sous l’action conjointe de la réorganisation corporative imposée par l’État français et des tentatives nazies, plus ou moins abouties, de prise de contrôle du secteur, puis par l’épuration. Les stratégies d’adaptation du secteur au nouveau contexte et les recompositions du monde de l’édition sont déjà bien connues, mais l’ouvrage apporte au dossier quelques éléments originaux : la pénurie de papier est ainsi appréhendée à travers le cas pratique des éditions Fernand Nathan, grâce au dépouillement de ses archives conservées à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), où ont également été consultées celles du Cercle de la Librairie ou encore de la société Hachette. L’auteur propose en outre une originale « tentative de géographie commerciale et culturelle » (p. 131) dans une France dont la fragmentation territoriale imposée par l’armistice vient perturber les réseaux traditionnels de la circulation de l’imprimé, ce que montre bien l’analyse originale du registre des correspondances commerciales de la librairie Privat, qui vient compléter d’autres cas déjà connus comme celui des Éditions du Sagittaire à Marseille. In fine, J. Cantier confirme qu’on ne constate, malgré les difficultés de tous ordres, aucun effondrement du secteur, et parle au contraire d’un « retour au livre » (p. 146), visible à la fois dans la résistance des chiffres de ventes, dans le dynamisme du marché noir de la librairie et dans l’essor de l’activité des bibliothèques.

Cette évolution favorable témoigne de nouveaux horizons intellectuels et culturels, autre élément déterminant des pratiques de lecture bien décrit par l’auteur. Ces nouveaux horizons sont d’abord fixés par les prescripteurs : les propagandes nazie et vichyste se rejoignent ici largement, à commencer par la dénonciation des responsables de la guerre et de la défaite, traqués dans le monde des lettres, les librairies et les bibliothèques. Tandis que se rejoue la diabolisation traditionnelle des mauvaises lectures, une réinterprétation de l’histoire de la littérature française est proposée, au prisme des obsessions des uns et des autres – à l’instar d’un Céline soucieux de prouver l’ascendance juive de Racine. Les nouvelles attentes émergent aussi du côté du lectorat. Les bouleversements des années noires donnent l’envie de se réfugier dans des lectures distrayantes et suscitent une quête de sens. Un « besoin de réassurance morale ou spirituelle face à un quotidien bouleversé et menaçant » (p. 63) se fait sentir chez certains, là où d’autres se tournent vers des « lectures de réarmement moral » (p. 187) : en témoignent le succès des ouvrages d’histoire immédiate ou encore l’intérêt renouvelé pour l’Apocalypse selon saint Jean.

Ayant mis en parallèle ces divers éléments de contexte relevant de l’histoire de l’édition, des politiques du livre et de la lecture ou de l’histoire des idées et des représentations, J. Cantier propose de partir « à la recherche du lecteur des années noires » (p. 139) et de décrire en détail ce que signifie vraiment Lire sous l’Occupation. Il faut bien distinguer cependant deux niveaux d’acception de cette expression, qui correspondent à deux approches différentes et quelque peu déséquilibrées. Il s’agit d’abord de décrire la lecture comme une activité confinée à un cercle restreint, élitaire, ce qui s’apparente grosso modo à une histoire relativement classique de la vie littéraire durant la période. L’auteur décrit ici comment les pratiques traditionnelles de cette « communauté des lecteurs professionnels » (p. 191) s’adapte au nouveau contexte ; il étudie ainsi les recompositions du monde de la critique, le paysage des revues, l’activité des académies et des jurys, ou encore les débats qui animent cette communauté spécifique.

À un second niveau, J. Cantier tente d’appréhender la lecture commune et quotidienne, partagée par tous les groupes sociaux, replacée dans le temps long d’une histoire de la culture de masse dont elle fut l’une des formes premières. C’est là peut-être le défi le plus important de l’ouvrage. « S’il est possible, interroge l’auteur, de reconstituer les usages des grands lecteurs, soucieux de laisser une trace de cette pratique volatile, qu’en est-il des lecteurs occasionnels ? » (p. 65). Les traces, ici, sont encore plus ténues. La centaine de témoignages mobilisés est surtout due à des membres des élites sociales et culturelles ; les enquêtes sur la lecture, parues dans la presse, n’offrent qu’une approche biaisée des pratiques de lecture, passées au filtre d’un regard élitaire, celui des éditeurs notamment.

La difficulté est plus grande encore à appréhender les « lectures à l’instant du danger » (p. 173), celles des prisonniers de guerre, des déportés, des clandestins. « L’expérience de la captivité en Allemagne est un continent dont l’histoire culturelle reste à préciser » (p. 173), explique J. Cantier, qui ajoute qu’il « reste sans doute à écrire une histoire culturelle de la Résistance » (p. 256). Quelques traces lui permettent cependant d’entrevoir la réalité de ces pratiques, au sein par exemple des camps français accueillant les républicains espagnols, ou grâce au témoignage de Daniel Cordier sur ses échanges littéraires avec Jean Moulin. Quant aux camps de la mort, il y note la « présence ténue » du livre et de la lecture, le plus souvent sous la forme du « souvenir des lectures passées » (p. 183).

On touche là aux limites de l’ouvrage, mais, à la décharge de son auteur, elles sont celles de toute entreprise visant à retracer l’histoire de la lecture, même à l’époque contemporaine. De cette pratique, sous l’Occupation comme à d’autres périodes, on connaît bien, et surtout, celle d’une élite culturelle parisienne ; hors d’elle, plus on s’éloigne des grandes villes et des élites, moins le terrain sur lequel nous nous avançons est assuré. Les traces de lecture n’y sont pas inexistantes : registres d’emprunts des bibliothèques scolaires ou populaires, rapports de bibliothécaires municipaux, inventaires après décès indiquant la présence de livres dans les intérieurs, correspondances et Mémoires inédits issus des classes moyennes et populaires, etc.

Mais trouver ces traces nécessite un travail long et ingrat de collecte, qui ne doit du reste permettre que d’amasser des éléments épars, insuffisants peut-être à atteindre un seuil critique garantissant une représentativité suffisante. À l’échelle d’un homme ou d’une femme et dans le cadre (temporel et matériel) forcément restreint d’un ouvrage, un tel défi méthodologique peut sembler impossible à relever. Gageons toutefois que les possibilités offertes par les nouvelles configurations institutionnelles et techniques de la recherche, et dont se sont d’ailleurs déjà emparées certaines équipes, permettront d’envisager avec plus d’optimisme ce genre d’enquêtes à l’avenir.