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Irus Braverman et Elizabeth R. Johnson (dir.), Blue Legalities: The Life and Laws of the Sea, Durham, Duke University Press, 2020, 352 p.

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Irus Braverman et Elizabeth R. Johnson (dir.), Blue Legalities: The Life and Laws of the Sea, Durham, Duke University Press, 2020, 352 p.

Published online by Cambridge University Press:  13 November 2023

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Abstract

Type
Histoire des pêches (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Si les océans ont longtemps été considérés comme des espaces à part, à la fois impénétrables, inconnus et infinis, ils apparaissent aujourd’hui non seulement comme un objet de convoitises du fait des ressources naturelles qu’ils abritent, mais aussi comme un espace fragile et menacé, dans un contexte de franchissement progressif des limites planétairesFootnote 1. Certains annoncent même, face aux menaces globales que sont les changements climatiques, l’érosion de la biodiversité et les pollutions plastiques ou chimiques, « la fin des océans »Footnote 2, prédisant par exemple qu’il y aura plus de plastique que de poissons en mer en 2050Footnote 3.

C’est de ce constat général que partent Irus Braverman et Elizabeth R. Johnson, coordinateurs de cet ouvrage collectif, pour aborder des questions d’une actualité brûlante : celle des relations ténues entre technologie, droit, gouvernance, environnement, connaissances et pouvoir et de leurs influences respectives en matière de protection des océans, ensemble d’éléments retranscrits par l’expression efficace de « blue legalities ». L’ouvrage se situe dans la lignée des travaux de sciences humaines et sociales qui traitent des grandes transformations et tensions auxquelles l’Océan doit faire face et qui se regroupent sous les courants des « blue humanities » ou « critical ocean studies ». Il met en œuvre une véritable approche multidisciplinaire autour de la question des « légalités bleues », interrogeant les cadres juridiques et politiques qui ont façonné l’appréhension contemporaine des océans et continuent de la renouveler.

Cette approche multidisciplinaire mobilise la géographie, l’histoire, l’anthropologie, le droit, la science politique, les langues ou encore les études environnementales autour d’un même objet : une approche critique du droit ou plutôt des droits ou lois de la mer, la traduction du concept en langue française n’étant pas parfaitement évidente. Il ne s’agit donc pas (uniquement) d’une étude de droit, mais d’une étude sur le droit, l’objectif étant de déconstruire celui-ci et d’en présenter une analyse critique, autrement dit le sortir de sa « boîte noire », pour reprendre l’expression utilisée par les éditeurs (« unblackboxing law », p. 3). Les quinze chapitres illustrent cette approche au travers de la palette des divers usages de la mer, qui sont autant de droits à concilier dans un espace relativement restreint. Le caractère commun de l’Océan et de ses ressources tranche avec l’individualisme et la recherche d’intérêts privés, engendrant des tensions classiques et récurrentes entre conservation et exploitation. Les activités abordées sont par exemple l’exploitation minière des grands fonds marins (contributions de Katherine G. Sammler et de Susan Reid), l’exploitation des énergies marines renouvelables du vent et des vagues (Stefan Helmreich), le dragage du sable (Jennifer L. Gaynor), la culture des biocarburants à base d’algues (Amy Braun) ou encore la géo-ingénierie (Holly Jean Buck), toutes appelées à s’intensifier dans le futur.

L’Océan demeure dans le même temps une « nouvelle frontière », que le développement technologique – qui permet d’explorer et d’exploiter toujours plus loin et plus profond, dans la logique de la promotion d’une « économie bleue » – ne cesse de repousser sans parvenir à la franchir, maintenant celui-ci dans un univers d’espoirs et de promesses de richesse. Les grands fonds marins sont encore relativement peu cartographiés, alors que l’intérêt pour les ressources qu’ils abritent ne cesse de croître et que les activités en mer se diversifient et s’intensifient progressivement grâce à un développement technologique nécessairement stratégique (I. Braverman, « Robotic Life in the Deep Sea » ; E. R. Johnson, « The Hydra and the Leviathan: Unmanned Maritime Vehicles and the Militarized Seaspace »).

Cette conception instrumentale des océans, promue par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM, 1982, 168 parties), pourrait ainsi permettre l’exploitation minière offshore. La contribution de S. Reid, « Solwara 1 and the Sessiles Ones », porte sur le premier projet d’exploitation minière du plateau continental, au large de la Papouasie-Nouvelle-Guinée – projet d’ailleurs non abouti –, et témoigne bien du fait que le droit tel qu’il a été construit rend possible les aspirations des industries extractives et les espérances de profits élevés malgré les dommages écologiques inévitables qui, eux, auront potentiellement une dimension planétaire. Ces questions sont d’une grande actualité. L’autrice met en évidence l’opposition entre le manque d’informations scientifiques sur les écosystèmes qui seront forcément affectés et le mouvement lancé au sein de l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) dès les années 1990 visant à concrétiser cette exploitation, y compris au profit des pays en développement, mouvement aujourd’hui remis en cause par certains États au nom du principe de précaution. Le droit, résolument tourné vers l’exploitation des ressources, rend délicate une approche de long terme. De la même manière, K. G. Sammler, dans sa contribution intitulée « Kauri and the Whale: Oceanic Matter and Meaning in New Zealand », évoque le projet d’exploitation minière offshore « Trans-Tasman » qui n’a pas non plus pu aboutir après de nombreux rebondissements.

La question de la tension entre l’ignorance persistante et le développement des connaissances au travers de l’acquisition des données, permettant une référence à la co-construction entre le droit et les connaissances scientifiques théorisées par Sheila JasanoffFootnote 4, ressort de la contribution de Jessica Lehman, « The Technopolitics of Ocean Sensing ». Les auteurs montrent, néanmoins, que les « légalités bleues » sont non seulement co-façonnées par la technologie ou les jeux de pouvoirs, mais aussi par ce que Robert Proctor et Londa Schiebinger appellent l’« agnotologie » (« agnotology », p. 6)Footnote 5, à savoir la production de l’ignorance. En étudiant la manière dont les cadres scientifiques et juridiques sont imbriqués, ils soulignent comment les déterminations et les indéterminations sont coproduites, voire exacerbées, pour rendre les espaces océaniques plus faciles à gérer. Par exemple, H. J. Buck démontre dans son texte (« ‘Climate Engineering Doesn’t Stop Ocean Acidification’: Addressing Harms to Ocean Life in Geoengineering Imaginaries ») que c’est précisément le manque d’attention portée à l’acidification des océans – souvent présentée comme le « jumeau maléfique du changement climatique » – dans la législation sur le climat qui a permis la montée en puissance de l’inquiétant, mais de plus en plus concret, « imaginaire scientifique d’une géo-ingénierie planétaire » (p. 6). La complexité et la relative invisibilité du phénomène d’acidification auraient en effet rendu ce processus presque anecdotique par rapport aux autres changements anthropogéniques massifs qui affectent les océans.

L’instrumentalisation du droit ou de la connaissance dans le but de satisfaire certains objectifs stratégiques n’est, certes, pas nouvelle : Alison Rieser, dans son chapitre « Clupea liberum: Hugo Grotius, Free Seas, and the Political Biology of Herring », expose que les théories fondatrices du droit international de la mer actuel, mare closum et mare liberum, ont été développées pour répondre à des objectifs stratégiques par les autorités hollandaises, anglaises et portugaises. Les conceptions de la souveraineté qui commençaient à s’affirmer alors continuent de s’affronter, comme le montre la situation en mer de Chine méridionale abordée par J. L. Gaynor dans « Liquid Territory, Shifting Sands: Property, Sovereignty, and Space in Southeast Asia’s Tristate Maritime Boundary Zone ». Les auteurs montrent ainsi comment le droit international est utilisé pour tenter de légitimer des situations, comme le fait la Chine en artificialisant des îlots composés de récifs coralliens pour s’approprier les espaces maritimes alentours et les ressources qu’ils abritent. Cet exemple est mis en lien avec les réclamations de terres pratiquées notamment par l’État de Singapour, en quête de plus d’espace. Une telle pratique soulève des questions qui font pourtant l’objet de peu d’attention sur la scène internationale, tout comme celle du commerce du sable et de ses effets sur le territoire d’autres États insulaires comme la Malaisie.

Dans le même ordre d’idées, dans son chapitre intitulé « Whales and the Colonization of the Pacific Ocean », Zsofia Korosy étudie comment les représentations cartographiques de la mer et de la terre au xviiie siècle ont légitimé les fantasmes d’exploitation coloniale d’espaces maritimes et terrestres à peine connus et engendré une violence et une autorité assumées et légitimées par le droit. Le rôle de la cartographie dans l’affirmation de droits ressort également de la contribution de Philip E. Steinberg, Berit Kristoffersen et Kristen L. Shake intitulée « Edges and Flows: Exploring Legal Materialities and Biophysical Politics of Sea Ice ». Le classement dans la catégorie du fluide ou du solide engendre des conséquences différentes quant au régime juridique applicable, qui découle de la possibilité théorique d’exploiter ou non ces éléments. À défaut de réalisme voire de cohérence scientifique ou biologique, le droit s’appuie en effet sur des fictions qui sont censées permettre, par une simplification de l’existant, stabilité et sécurité juridique. La confrontation entre ces constructions instrumentales et la vision unitaire, continue ou encore connectée de la nature de certains peuples autochtones de la Nouvelle-Zélande est en outre abordée par K. G. Sammler.

Cet ensemble, d’une richesse dont il est difficile de rendre compte en quelques lignes, témoigne finalement du véritable effacement des frontières à l’œuvre aujourd’hui, par l’effet combiné de l’interconnexion entre les catégories traditionnelles : les interfaces terre/mer, atmosphère/vagues (S. Helmreich, « Wave Law »), eau/glace, nature/culture (notamment au travers de l’héritage polluant irréversible des deux guerres mondiales qui demeure au fond des mers et notamment en mer Baltique, étudié par Astrida Neimanis dans « Held in Suspense: Mustard Gas Legalities in the Gotland Deep ») invitent à reconsidérer toute approche dichotomique et fragmentée des espaces et activités maritimes, traits caractérisant pourtant rigoureusement le domaine. L’approche multidisciplinaire s’inscrit également dans cette nécessité de dépasser le périmètre et les standards de chaque domaine pour aborder l’Océan et les problématiques qui le concernent comme un tout indivisible.

Bien que la CNUDM, qui alimente cette approche fragmentée, ait eu le mérite d’apaiser les relations entre États par l’établissement de frontières maritimes et de clarifier les règles applicables, l’Océan apparaît en définitive, dans cet ouvrage, comme le dernier Far West, cristallisant les tensions issues de la recherche de pouvoir et de richesses, forme d’extension de la logique terrestre d’appropriation de la mer. Or les auteurs considèrent que l’anthropocène oblige à repenser la gouvernance de l’Océan, qui doit désormais s’inspirer plus explicitement des imaginaires collectifs de durabilité et de bien commun.

References

1 Johan Rockström et al., « A Safe Operating Space for Humanity », Nature, 461, 2009, p. 472-475.

2 James Bradley, « The End of the Oceans », The Monthly, août 2018. Cité par les auteurs de l’introduction, p. 10.

3 World Economic Forum, Ellen MacArthur Foundation et McKinsey & Company, « The New Plastics Economy: Rethinking the Future of Plastics », 2016, https://emf.thirdlight.com/file/24/_A-BkCs_skP18I_Am1g_JWxFrX/The%20New%20Plastics%20Economy%3A%20Rethinking%20the%20future%20of%20plastics.pdf, p. 7.

4 Sheila Jasanoff, « Making Order: Law and Science in Action », in E. J. Hackett et al. (dir.), The Handbook of Science and Technology Studies: Third Edition, Cambridge, MIT Press, 2007, p. 761-786.

5 Robert N. Proctor et Londa Schiebinger, Agnotology: The Making and Unmaking of Ignorance, Redwood, Stanford University Press, 2008.