Formée au milieu du xiie siècle par l’union personnelle du comté de Barcelone et du royaume d’Aragon, agrandie durant la première moitié du xiiie siècle par les conquêtes des Baléares et du royaume de Valence, la Couronne d’Aragon constitue depuis cette période et jusqu’à la fin du xve siècle un observatoire d’analyse privilégié des relations et des interactions de tout ordre entre des puissances, des groupes et des personnes ne se reconnaissant pas comme membres d’une même religion. Dans ces terres sous domination chrétienne, juifs et musulmans sont nombreux ; les échanges commerciaux, militaires et diplomatiques avec des puissances chrétiennes ou musulmanes voisines de la péninsule Ibérique comme de la Méditerranée occidentale sont très denses ; et des archives remarquablement riches rendent possibles des enquêtes difficiles à réaliser pour d’autres territoires à la même périodeFootnote 1. Il en a résulté, depuis plusieurs décennies, un véritable boom historiographique. La pertinence de notions longtemps structurantes dans la recherche au xxe siècle, telle la convivencia entre chrétiens, juifs et musulmans, a été remise en cause. Dans le même temps, une place particulièrement importante a été accordée aux figures comme aux rôles des intermédiaires, des passeurs, des transfuges et des convertis.
L’ouvrage d’Hussein Fancy, issu d’une thèse, s’inscrit dans cet ample mouvement, transatlantique et hétérogène. Son objet est d’étudier les jenets, des cavaliers musulmans armés à la légère, recrutés par les rois d’Aragon essentiellement pour lutter contre des ennemis chrétiens, internes ou étrangers, en l’espèce français et castillans. L’enjeu est double : retracer l’histoire d’un groupe de combattants et, surtout, analyser « l’alliance » entre rois et jenets dans le but de « repenser l’étude de la religion de façon plus large » (p. 4). H. Fancy entend en effet se départir d’un « biais séculier » consistant, selon lui, à assimiler de façon réductrice le recours à ces combattants musulmans par des rois chrétiens à un arrangement pragmatique ou à une forme de dépassement des logiques d’appartenance religieuse. Un tel biais conduirait à sous-estimer le rôle de la religion et de la différence religieuse dans cette histoire, alors même que le cas des jenets permet, selon l’auteur, de reconsidérer à nouveaux frais les relations entre la souveraineté, la religion et le recours à la violence armée. De là une double proposition centrale du livre : l’emploi des jenets est une pièce importante de la politique d’affirmation impériale et de souveraineté des rois d’Aragon ; ces derniers suivent ainsi les traces et les modèles de l’empereur Frédéric II et des califes almohades, qui ont eux-mêmes employé à leur service des combattants d’autres religions, respectivement des musulmans et des chrétiens.
La démonstration se fonde sur un vaste corpus combinant des sources narratives arabes, notamment les œuvres d’Ibn Khaldūn (1332-1406) et d’Ibn al-Khaṭīb (1313-1375), des correspondances arabes, latines et en vernaculaires romans ainsi que de nombreuses autres pièces d’archives latines, pour partie publiées, en majorité inédites. La plupart des lettres et des documents utilisés – comptabilités, ordres, actes divers – proviennent des Archives de la Couronne d’Aragon, à Barcelone, soit de la section des cartas árabes, soit, surtout, des registres de la chancellerie royale et du mestre racional, le maître des comptes. La profondeur des dépouillements effectués transparaît nettement dans des notes étoffées comportant de nombreuses transcriptions d’inédits. L’on découvre ainsi le contrat, fort bien analysé, d’un prince mérinide s’engageant à lutter pour le roi d’Aragon contre des chrétiens et les Nasrides de Grenade.
Néanmoins, l’absence, en introduction comme in fine, d’une présentation systématique des fonds dépouillés voile des choix, tout à fait légitimes au regard de l’ampleur de la documentation, mais qu’il aurait été utile d’expliciter. De la lecture des notes, il ressort que les citations proviennent pour l’essentiel des registres de chancellerie produits durant les règnes de Jacques Ier d’Aragon (1213-1276), de Pierre III (1276-1285), d’Alphonse III (1285-1291) et de Jacques II (1291-1327) dans la première partie de son règne. Est-ce à dire que les jenets n’apparaissent plus ensuite, ce qu’infirment quelques citations plus éparses, ou, plus probablement, que ce choix, à quelques études de cas près, résulte d’un arrêt de l’étude en 1309, comme l’indiquait d’ailleurs le titre de la thèse ? Cette précision aurait été utile pour estimer dans quelle mesure disparaissent et s’effacent – ou pas – les jenets au cours du xive siècle dans la Couronne d’Aragon. Quelques approximations sur les fonds d’archives eux-mêmes méritent d’être corrigées. Le règne d’Alphonse IV (1327-1336) n’a pas, à la différence de son successeur Pierre IV (1336-1387), laissé 1 240 registres de chancellerie (p. 9 et 22), mais seulement 157. Chaque registre ne comporte pas plusieurs milliers de documents, mais ordinairement plusieurs centaines, ce qui, là encore, est déjà beaucoup !
L’abondant dossier ainsi réuni permet en tout cas à H. Fancy de composer une histoire raffinée des jenets. L’auteur multiplie habilement les échelles et les points de vue, adoptant tour à tour la perspective des rois d’Aragon et des jenets, celle des princes musulmans du Maghreb ou encore des autorités locales chrétiennes en zones frontalières. Relativement bref (155 pages de texte), porté par une langue vive et un ton souvent incisif, d’une forme soignée (sauf pour les références bibliographiques en français, souvent malmenées), cet ouvrage fait la part belle aux récits de micro-histoire, aux développements théoriques et à la mise en scène de rapprochements inattendus facilités par l’examen d’une ample bibliographie. L’analyse sérielle et les bilans chiffrés restent en revanche à l’arrière-plan, mais il est vrai que la documentation ne s’y prête guère.
La genèse des jenets est retracée de façon très stimulante, avec un soin particulier prêté au mot, à ses variations de forme et de sens, depuis ses origines berbères jusqu’à ses occurrences modernes, sans oublier les nombreux échanges de cadeaux (armes, brides, selles, etc.) suivant la mode des jenets (a la jineta). H. Fancy montre en particulier comment, alors que les sources latines n’en soufflent mot, les combattants zénètes constituent, selon les sources arabes, un groupe de guerriers religieux, les al-Ghuzāh al-Mujāhidūn, employés le plus souvent au Maghreb par les Mérinides, avant de passer pour partie au service des Nasrides, dans l’émirat de Grenade, et, pour certains, à celui des rois d’Aragon.
Les premières traces de leur emploi par la dynastie de Barcelone apparaissent en 1265, puis en 1284, avec des références, pour ce deuxième cas, à des services antérieurs. Si l’auteur en déduit peut-être un peu rapidement un usage continu des jenets entre ces deux dates, le recours à leurs services devient ensuite assurément plus régulier. Leur capacité à harceler la cavalerie lourde les rend particulièrement précieux. Des raisons circonstancielles, la dernière croisade, la lutte contre les Français, les Angevins et des ennemis intérieurs, expliquent en partie l’appel à ces combattants, qui s’avèrent vite efficaces, redoutables. Les conditions de leur travail sont stipulées dans des accords passés avec des souverains musulmans où figure souvent en contrepartie l’interdiction de combattre des coreligionnaires.
Les contingents peuvent être imposants. Le sultan promet ainsi en 1286 à Alphonse III d’Aragon 2 000 jenets en échange de navires. Les combattants ne forment pas un groupe homogène. Ils viennent en famille, et leur insertion s’avère délicate dans une Couronne d’Aragon où ils restent par ailleurs distingués des mudejares. Les dons et les faveurs dont ils bénéficient, par exemple l’octroi de la quinta, un cinquième du butin de leurs prises, suscitent de fortes tensions. Mahomet Abenadalil, un jenet devenu vassal du roi Alphonse III d’Aragon, se heurte violemment aux autorités et aux habitants de Calatayud, qui se jugent lésés par les privilèges lui ayant été accordés. Sa trajectoire et celles d’autres jenets éclairent de façon convaincante les difficultés du roi à imposer son autorité souveraine à ses propres sujets, mais aussi le caractère fragile, complexe et sinueux de la loyauté de combattants qui peuvent tour à tour servir le roi d’Aragon et l’émir de Grenade. Plus encore, lorsqu’ils sont au service des rois d’Aragon, leur extranéité, loin d’être effacée, est mise en exergue par leurs vêtements colorés, des aljubas. Ils demeurent musulmans, et même, estime H. Fancy, des guerriers saints inscrivant par contrat leur action dans une forme de jihād.
Instrument de puissance, marque de prestige, et sans doute objet d’effroi, ces jenets ambivalents participent-ils pour autant à une politique d’affirmation impériale et de souveraineté des rois d’Aragon ? Les preuves avancées en ce sens par H. Fancy sont solides et convaincantes. Les similitudes sont éclatantes entre le statut des jenets et celui de la garde musulmane frédéricienne ; les rois aragonais revendiquent effectivement l’héritage Staufen, en Sicile notamment, à la suite du mariage de Pierre III d’Aragon avec Constance, fille de Frédéric II ; et nombreux sont les exilés et les offices de la cour Staufen à avoir circulé dans la deuxième moitié du xiiie siècle depuis la Sicile vers la péninsule Ibérique.
Cette interprétation « transimpériale » particulièrement séduisante semble néanmoins devoir être précisée, car l’impérialité même de la Couronne d’Aragon fait l’objet de discussions parmi les historiensFootnote 2. Quelques détails tout d’abord : la Catalogne n’est pas un royaume ; à la fin du xiiie siècle, l’autorité aragonaise sur la Corse demeure théorique ; l’opposition entre un Jacques Ier d’Aragon « négociateur », qui a tout de même conquis Majorque et Valence, et un Pierre III plus violent est sans doute à relativiser. Deux cartes (p. 5 et 7) distinguent en outre la « Couronne d’Aragon » de l’« Empire d’Aragon » autour de 1300, dans le premier cas avec les seuls territoires ibériques, dans le second (en indiquant néanmoins en légende « Couronne d’Aragon ») en y ajoutant les Baléares, les royaumes de Sicile, de Sardaigne et de Corse. Il y a là un peu de confusion.
Plus profondément, l’adoption du modèle impérial frédéricien par les rois d’Aragon est envisagée de manière assez univoque (« la cour aragonaise prit l’apparence de celle de Frédéric [II], en adaptant ses institutions, ses usages et ses rituels de façon à élever l’image du roi », p. 71), sans tenir compte des traditions autochtones aragonaises ni d’éventuelles autres influences, venues de Castille ou de France par exemple. Il est en outre imprécis d’affirmer que les rois d’Aragon ambitionnaient d’agir comme des empereurs romains. Ils ne revendiquaient pas le titre d’empereur, à la différence notable d’un Alphonse X de Castille, qui porta sa candidature pendant un quart de siècle, dans « l’affaire de l’Empire » (fecho del imperio). Corrélativement, l’emploi de la formule rex imperator in regno suo (« le roi est empereur dans son propre royaume ») par les légistes du roi de France ne prouve pas non plus une aspiration au titre impérial, mais la volonté d’être indépendant d’une autorité impériale par ailleurs reconnue. Enfin, l’absence des nombreux travaux consacrés aux textes prophétiques et à l’imaginaire apocalyptique dans la Couronne d’Aragon à la suite des Vêpres siciliennes est sans doute dommageable. Il y aurait eu là un argument supplémentaire en faveur de la thèse d’un transfert des références impériales – eschatologiques notamment – de la Sicile vers la Couronne d’Aragon. Cela aurait permis d’étayer encore la démonstration de l’ouvrage tout en affinant la vision de cette Couronne comme un empire qui y est présentée.
Ces quelques remarques, on l’aura compris, ne remettent pas en cause le cœur de la thèse, mais visent à prolonger les discussions d’ores et déjà nombreuses qu’elle a suscitées. L’ouvrage s’achève sur un long épilogue intitulé « médiévalisme et sécularisme », dans lequel l’auteur reprend l’argument conducteur et ses conclusions, critique à nouveau l’oubli de la religion et des approches trop dichotomiques du rapport entre religion et politique, dénonce ces catégories comme anachroniques et rappelle l’imbrication de la théologie et du droit dans les aspirations souveraines impériales.