Depuis plus d’une dizaine d’années, les prud’homies des pêcheurs en Méditerranée – et plus spécifiquement celle de Marseille dont les archives sont très riches – ont été l’objet de recherches, tant dans le domaine de l’économie, de l’histoire que du droit. L’ouvrage de Florian Grisel, en sociologie du droit, participe de cette attention pour un mode d’organisation – les « communs »Footnote 1 – dont les sciences sociales redécouvrent l’intérêt, la longévité de l’expérience prud’homale étant l’une des explications de son choix comme terrain d’enquête. Les prud’homies de pêche furent fondées au Moyen Âge. Si elles ont perdu de leur vitalité et l’effectivité de leurs pouvoirs, elles existent toujours et restent une référence puissante dans la culture des pêcheurs en Méditerranée, en particulier dans la manière dont ils conçoivent aujourd’hui encore les normes de leur profession.
Les prud’homies sont des organisations professionnelles constituées sur le modèle des « corporations » de l’Ancien Régime. Elles disposent d’un règlement prud’homal, établi par la communauté, qui fixe les conditions d’accès à la ressource halieutique. La prud’homie est gouvernée collectivement par l’assemblée des patrons pêcheurs dont le tribunal prud’homal, composé de 3 à 7 prud’hommes élus, est l’émanation. Celui-ci fait appliquer le règlement et arbitre les conflits entre pêcheurs dans la juridiction de la prud’homie.
L’ouvrage propose de mettre les théories de la « gouvernance privée », dont relève l’organisation de ces pêcheurs, et celle du choix rationnel à laquelle les premières sont généralement adossées à l’épreuve de l’expérience historique de longue durée permise par l’étude des archives de la prud’homie de Marseille. Cette dimension historique est en effet rarement mobilisée dans les approches par la « gouvernance privée » qui privilégient des études de cas sur le court terme. La documentation tirée des archives est complétée par des entretiens avec les acteurs qui gravitent aujourd’hui autour de la prud’homie.
Les théories de « l’ordre privé » ou de la « gouvernance privée » concernent « des systèmes qui favorisent la coopération à long terme entre les individus sur la base des normes sociales » (p. 5), celles-ci permettant de résoudre des conflits sans avoir recours au cadre légal. Du Moyen Âge jusqu’à nos jours, la gouvernance privée des pêcheurs de la prud’homie repose sur deux normes que l’auteur met en tension : d’une part l’égalité, au sens où chaque membre de la communauté doit pouvoir vivre de sa pêche et, d’autre part, la préservation de la pêcherie sur le long terme. Cette dernière est caractérisée comme une « norme prohibitive de conservation », alors que l’égalité est une norme « intrinsèquement individualiste et permissive, car ses objectifs sont d’accommoder les besoins et les préférences de pêcheurs individuels » (p. 20). Nous reviendrons sur cette conception de l’égalité qui nous semble problématique.
Suivant la théorie du choix rationnel, des individus appartenant à une petite communauté, soudée sur le long terme et informée – ce qui correspond aux caractéristiques de la communauté des pêcheurs de Marseille, comme le montre l’auteur –, préfèrent éviter de passer par une structure de gouvernance formelle. Or la gouvernance de la pêcherie ne repose pas uniquement sur des normes sociales, mais s’appuie également sur un dispositif juridique formel, puisque la prud’homie est un tribunal. Selon F. Grisel, l’émergence de cette « formation sociale hiérarchisée » entre par ailleurs « en tension avec l’ethos égalitaire des pêcheurs » (p. 20). Il interroge donc ce qu’il nomme le « paradoxe de la prud’homie » (p. 19) et souligne que, si l’on accepte les conclusions de la littérature consacrée à la « gouvernance privée », il n’existe pas d’explication à l’émergence de la prud’homie au sein de la communauté des pêcheurs, d’où l’importance du recours à l’histoire pour comprendre le passage des normes aux règles.
F. Grisel se penche donc sur le processus qui se cristallise en 1431 autour de la naissance du tribunal prud’homal. Celui-ci est une réponse aux conflits de plus en plus nombreux entre les pêcheurs engendrés par l’émergence de nouvelles techniques de pêche qui posent le problème de l’application des normes de la communauté et nécessitent la création de règles permettant d’en réguler l’usage. F. Grisel souligne à juste titre que l’on ne peut pas comprendre l’idée de prud’homie sans se référer à son origine médiévale et au contexte dans lequel elle émerge. Il rappelle que dans l’Occident médiéval, le terme prud’hommes (probi homines), aux sens multiples, est omniprésent. S’il s’intéresse au contexte marseillais et à la création de la commune – dont le rôle est déterminant pour la prud’homie –, on pourra regretter qu’il n’évoque pas les communautés de métier en général – les jurandes – auxquelles celle des pêcheurs se rattache. En effet, celles-ci partagent non seulement ces prud’hommes, qui sont autorisés à régler les affaires de la « corporation », mais aussi des normes sociales qui permettent la régulation des métiers et qui, en particulier, tendent à maintenir l’égalité en empêchant que certains utilisent des techniques jugées déloyales et s’enrichissent aux dépens des autres. Si aujourd’hui les prud’homies de pêcheurs sont des singularités, il n’en allait pas de même au Moyen Âge. Plus largement, sur le plan de la méthodologie et de la contextualisation historique, l’auteur aurait pu prolonger une réflexion déjà riche en interrogeant la pertinence d’une étude des relations entre choix individuels et normes sociales – l’objet central de l’ouvrage – dans le cadre de l’Ancien Régime où, pour avoir une existence juridique, il fallait appartenir à une communauté, un corps, qui s’impose donc aux organisations professionnelles comme aux individus. Comment dans ce contexte mettre à l’épreuve de l’histoire des théories fondées sur le choix rationnel des individus alors que ce choix est pour le moins contraint ?
L’auteur décrit avec précision la manière dont la pêche est organisée (la répartition des postes), les techniques validées (la taille des hameçons, le maillage et la longueur des filets, etc.) et les conflits arbitrés par la prud’homie en fonction des principes d’égalité entre pêcheurs et de protection de la ressource, dont il repère la persistance dans le temps. À partir du xviiie siècle, ce fonctionnement est perturbé par la « première mondialisation », qui se manifeste dans l’univers des pêcheurs marseillais par l’importation d’une nouvelle technique de pêche (la madrague) et l’arrivée de pêcheurs catalans qui s’installent à Marseille au cours des années 1720. Les Catalans ne reconnaissent ni les normes ni l’autorité de la prud’homie et utilisent des techniques jugées prédatrices par celle-ci, ce qui engendre de nombreux conflits. Les archives permettent « d’explorer la manière dont le système de gouvernance privée répond aux changements induits par la mondialisation » (p. 58). Elles montrent les difficultés que rencontre la prud’homie pour y faire face et adapter son règlement, celle-ci étant entravée par les normes sociales de la communauté qui favorisent « l’inertie » (p. 71). Nous retrouvons là une critique classique – qui aurait pu être évoquée – faite aux corporations, vues comme des freins au progrès, à l’esprit d’entreprise et à la production. Dans cette perspective, l’épisode des Catalans aurait mérité d’être approfondi puisque ces pêcheurs incarnent une production découplée des contraintes sociales et régulée par le marché. À cette émergence au xviiie siècle de la liberté en matière économique et du productivisme qui la justifie – en d’autres termes, celle du capitalisme – la prud’homie oppose des normes qui correspondent à ce que Edward Palmer Thompson a qualifié d’« économie morale », c’est-à-dire des normes traditionnelles de sens commun – les normes sociales dont parle F. Grisel, qui aurait eu là matière à développer sa thèse – selon lesquelles le droit à l’existence constitue une limite à l’accumulation, la communauté étant garante de leur respect. L’égalité qui est mise en avant dans les archives de la prud’homie au xviiie siècle (celles que nous connaissons) se réfère au droit à l’existence, cette norme d’égalité consistant dans le fait que le plus pauvre des pêcheurs doit pouvoir vivre de sa pêche. La réglementation découle du droit à l’existence du plus démuni, qui limite la prédation des plus aisés et, dès lors, encadre l’exploitation de la ressource. La mise en œuvre du droit à l’existence (la norme d’égalité) permet de préserver la ressource (la norme de conservation). Les normes d’égalité et de conservation ne sont donc pas ici en concurrence, comme le considère l’auteur. L’égalité définit alors un rapport social, elle n’est pas « intrinsèquement individualiste et permissive » (p. 20), tel que nous pourrions l’entendre aujourd’hui. Le contexte n’est plus le même au xixe siècle. Si au xviiie siècle le productivisme des Catalans met en danger la norme communautaire fondée sur le droit à l’existence, aux xixe et xxe siècles, la logique productiviste est devenue la norme. Comme le montre très bien l’auteur dans la troisième partie de l’ouvrage, la prud’homie privilégie alors « le droit individuel d’utiliser une technique de pêche à la nécessité de préserver les ressources halieutiques à long terme » (p. 83). La suite raconte de manière précise et documentée la « bataille des normes » et les adaptations et réponses successives aux nouvelles techniques de pêche, qu’il s’agisse du recours à différents types de filets, à la dynamite, au lamparo ou d’aborder les effets considérables des bateaux à moteurs. Un chapitre est consacré à la relation entre l’État et « l’ordre privé », celui-ci ne pouvant fonctionner efficacement sans le soutien du premier. Les deux, dans le cas de la prud’homie, sont longtemps liés par des intérêts réciproques et fonctionnent en bonne entente jusqu’au décret de 1852 qui vide la prud’homie de ses pouvoirs, celui de 1859, également contraignant, lui étant davantage favorable. Cette prise en main résulte non seulement de l’incapacité de la prud’homie à réguler la pêche, mais aussi de sa participation à l’épuisement de la ressource en privilégiant les gains à court terme. Les pêcheurs, conclut F. Grisel, se réfèrent fréquemment à des normes qu’ils enfreignent constamment, ce qui s’explique par l’écart croissant entre des techniques émergentes et leurs représentations du métier, de sa tradition, un écart qui a longtemps engendré ce qu’il nomme une « schizophrénie institutionnelle » (p. 138). Les prud’homies semblent aujourd’hui être sorties de cette logique et remobilisent leurs normes dans une perspective écologique critique du productivisme.