« [L]ire ce que des ouvrières et des ouvriers ont écrit sur leur vie » (p. 9) : voilà le point de départ des recherches d’Éliane Le Port. Dans cet ouvrage issu de sa thèse soutenue en 2017, l’historienne rend visible un corpus peu connu, dont l’ampleur et la diversité révèlent que « l’acte d’écriture » en milieu ouvrier « n’est ni isolé, ni ponctuel » (p. 14). Elle propose une approche originale, résolument interdisciplinaire de l’écriture ouvrière, qu’elle étudie à la fois comme corpus et comme pratique, en ce sens que « [l]es témoins témoignent non seulement d’une expérience de travail et de la condition ouvrière, mais également d’une pratique scripturaire aussi riche que délicate à recomposer » (p. 169).
C’est pourquoi il ne s’agit pas ici d’évaluer ce que les textes font voir (ou ne font pas voir) des mondes du travail du second xxe siècle, mais d’enquêter sur l’activité même de l’écriture, dans ses spécificités, ses contextes – ici la « recomposition des mondes ouvriers » de plus en plus marqués par le processus de désindustrialisation (p. 26) – et ses différenciations (genrées, générationnelles ou de métier). De plus, et c’est là une autre originalité de l’ouvrage, les écrits sont fermement situés dans l’histoire du témoignage, ce qui permet de mettre en valeur la manière dont les auteurs et les autrices de la classe ouvrière, en inscrivant dans leurs textes une réflexion sur la construction et la transmission de la vérité, élaborent leur propre « théorisation » du témoignage et de la place de celui-ci dans la constitution des savoirs historiens (p. 167).
Convaincue que « l’écriture n’est pas la simple restitution d’une expérience », ainsi qu’elle le dit déjà dans sa thèse, É. Le Port observe les processus à l’œuvre dans l’écriture ouvrière, en se posant, par exemple, les questions suivantes : « Pourquoi un ouvrier se met-il à écrire ? Dans quel contexte et dans quel environnement matériel ? Comment ces travailleurs parviennent-ils à faire publier leur manuscrit ? » (p. 14). Dans le même temps, elle s’intéresse aux formes « textuelles » choisies (p. 114) et investies par les scripteurs ainsi qu’aux différentes fonctions des procédés d’écriture. Cet ouvrage documente ainsi « à la loupe » (p. 10) une « expérience globale d’écriture » (p. 14).
À partir d’un corpus de cent cinquante-sept témoignages, majoritairement individuels mais parfois collectifs, relatant des expériences d’ouvrières et d’ouvriers, des établis (intellectuelles et intellectuels établis en usine) ou de prêtres-ouvriers dans différents secteurs professionnels, et par le biais d’une enquête orale menée auprès de « vingt acteurs de l’écriture ouvrière » (p. 29) (ouvriers et ouvrières, éditeurs, journalistes et un sociologue), É. Le Port livre l’histoire détaillée et attentive d’une « pratique culturelle et sociale en milieu ouvrier » (p. 16) rarement analysée comme telle. Si certains écrits ouvriers sont régulièrement mobilisés par l’histoire sociale et la sociologie du travail, et s’ils font parfois l’objet de travaux d’études littéraires, ce fut respectivement longtemps dans un « usage » principalement documentaire ou dans une tendance à opérer des classements afin de juger de ce qui, dans ces textes, relevait ou non du littéraire.
Aux côtés du livre que Xavier Vigna consacre, en 2016, à l’analyse des multiples « écrits du monde ouvrier » qui traversent le xxe siècle (p. 50) et dans la lignée des travaux des historiens et historiennes du Grihl pour qui l’écriture, notamment littéraire, doit faire l’objet d’une analyse historiqueFootnote 1, l’ouvrage d’É. Le Port ouvre une nouvelle voie pour la recherche sur les écrits ouvriers. En outre, l’attention portée par l’historienne (dans les chapitres 4 et 6 principalement) aux singularités des écrits, à leurs dispositifs narratifs, énonciatifs ou poétiques ainsi que la forte présence des textes eux-mêmes dans l’ouvrage permettent de faire dialoguer ce travail avec certaines analyses littéraires de l’écriture ouvrière, notamment celles de Paul Aron ou de Corinne GrenouilletFootnote 2.
Après un préambule portant sur l’histoire du témoignage, l’ouvrage est composé de six chapitres qui, ensemble, dessinent un parcours dans la pratique de l’écriture ouvrière de 1945 à nos jours. Une importante bibliographie associant travaux d’histoire sociale, de sociologie des pratiques culturelles, d’anthropologie de l’écriture et de critique littéraire suivie par des annexes donnant à voir certains manuscrits des textes clôturent l’ouvrage. Les trois premiers chapitres retracent les expériences d’écriture, allant des « trajectoires » sociales et professionnelles des scripteurs jusqu’aux conditions matérielles dans lesquelles ils et elles ont écrit. Le premier chapitre montre ainsi que les actrices et les acteurs étudiés ont en commun une forte mobilité professionnelle ainsi qu’une « socialisation secondaire » (p. 115) importante : l’expérience laborieuse, les rencontres et les interactions au travail ou dans le cadre du militantisme suscitent ou prolongent des pratiques autodidactes, le plus souvent autour de lectures intensives et diversifiées.
Certaines des raisons suscitant « l’entrée en écriture », et, plus précisément, la décision d’écrire un « récit de vie », sont analysées dans le deuxième chapitre. Souvent, cette résolution est liée à une activité scripturaire autre (épistolaire, poétique, militante) préalable à l’écriture testimoniale, ce qui montre « la capacité » des acteurs et des actrices « à produire d’autres écrits que ceux d’un récit de vie » (p. 117). L’écriture peut également advenir à la suite d’une expérience traumatique (accident de travail), d’une crise personnelle, professionnelle ou bien naître de la volonté, clairement énoncée et théorisée, de se faire l’authentique témoin de son groupe social.
On retrouve dans le chapitre 3 – véritable laboratoire de l’écriture ouvrière qui fait en cela écho aux travaux de l’anthropologie de l’écriture, en particulier ceux de Daniel Fabre, plusieurs fois cité dans l’ouvrage – certains de ces écrits antérieurs au témoignage. En effet, É. Le Port montre ici, grâce à l’enquête orale, la manière dont ces écrits – un journal de grève, un texte militant, des notes prises au jour le jour – sont réutilisés par les scripteurs comme « matériau » pour construire leur témoignage (p. 169). Sont observés, également, les « environnements matériels » (p. 187) de l’écriture : ses supports (carnets, feuilles volantes), ses outils (stylo, machine à écrire), ses lieux (au travail, chez soi) et ses moments (avant ou après le travail, pendant un congé).
Le chapitre 4 est celui qui situe l’analyse au plus proche des textes du corpus, mobilisant pour cela des outils de l’analyse littéraire, particulièrement au sujet de l’écriture de soi et de l’autofiction. Par ailleurs, cette section du livre souligne avec force l’existence d’une réflexion littéraire sous-tendant l’écriture du témoignage et qui se manifeste en premier lieu dans le choix de la forme : « quand les ouvrières et les ouvriers écrivent, ils choisissent ce qu’ils veulent transmettre de leur expérience comme la forme d’écriture qui en rend compte » (p. 213). Ainsi, au-delà de la simple typologie des différents genres littéraires présents dans le corpus (autobiographie, roman autobiographique, journal, poème), ce chapitre démontre que le propos énoncé, les identités figurées et les postures auctoriales varient en fonction des formes textuelles, qui reposent sur différents modèles narratifs, énonciatifs et/ou stylistiques. Par exemple, le choix du « journal en prose poétique » (p. 236) chez Thierry Metz permet un acte littéraire particulier, consistant à faire émerger ensemble, dans la densité de la langue poétique, la figure du travailleur et celle du poète et, surtout, de « faire cohabiter » le geste d’écriture et celui du labeur (p. 238).
Le chapitre suivant est consacré aux modalités d’édition des témoignages. Les maisons d’édition qui s’intéressent aux écrits ouvriers varient selon les contextes sociaux et politiques. Par ailleurs, les éditeurs et les « publicateurs » (celles et ceux qui font parfois l’intermédiaire entre les ouvriers et les ouvrières et la maison d’édition) peuvent « intervenir » sur l’écriture elle-même (sur les modalités d’énonciation, sur le choix de la fiction ou de l’autobiographie) en fonction des « attentes », généralement politiques, qu’ils ont vis-à-vis des témoignages (p. 385-395). Les entretiens avec les autrices et les auteurs montrent par ailleurs que ceux-ci ont recours à différentes stratégies pour accéder à la publication – choix de la maison d’édition, prise de contact avec une personne liée au monde de l’écrit – et donc qu’ils participent au processus d’entrée dans les mondes de l’écrit.
C’est l’épineuse question, fondatrice de l’écriture ouvrière, de la tension entre l’individuel – la construction d’une singularité dans et par l’écriture – et le collectif – sous-entendu dans la pratique du témoignage au nom d’une classe sociale – qui est traitée dans le dernier chapitre. S’il est pertinent que le traitement de ce thème fasse suite au travail sur les maisons d’édition, dans la mesure où les attentes des éditeurs concernent souvent ces problèmes d’identification, il peut également être mis en lien avec le chapitre 4, en ce sens que l’analyse des modalités d’énonciation, des nouages complexes entre le « je » et le « nous », peut aussi se faire au plus proche du texte.
Contre la tendance essentialisante de nombreux travaux, qui ne perçoivent qu’une seule fonction de l’écriture ouvrière – produire des identifications collectives –, É. Le Port fait voir, par le biais d’exemples très parlants, la manière dont les auteurs et les autrices construisent des modes d’identification plus complexes. Elle évoque ainsi des textes qui, s’ils tendent à effacer le « je » pour donner toute la place au groupe, font émerger leur singularité dans les choix stylistiques ; des écrits d’ouvrières dans lesquels le « je » et l’intime deviennent des questions politiques ; ou, dans le cas des établis et des prêtres-ouvriers, la manière dont la rencontre avec les travailleurs et les travailleuses peut donner accès au « ‘nous’ pluriel des ouvriers et des ouvrières » (p. 323).
Ainsi, É. Le Port déconstruit les stéréotypes de l’écriture ouvrière en partant à la rencontre des textes et des auteurs et autrices. Cette méthode alliant corpus textuel et enquête orale correspond à l’approche défendue dans l’ouvrage : prêter attention à l’écrit, comme contenu textuel, et documenter l’écriture, comme pratique culturelle historiquement et socialement située. Les apports de ce travail sont donc multiples, et concernent plusieurs disciplines, ce qui aurait pu être revendiqué davantage : histoire et sociologie de l’écriture ouvrière et histoire du travail ; anthropologie de l’écriture et études littéraires, principalement celles qui s’intéressent aux écritures du travail et à l’imbrication du littéraire et du politique.