Je tiens tout d’abord à exprimer toute ma gratitude aux Annales, qui m’offrent l’occasion de débattre de mon travail dans le cadre de ce forum. J’ai bien conscience du privilège qui m’est donné qu’un groupe d’historiens aussi éminents aient pris le temps de discuter de mes idées avec autant de soin, de générosité et de finesse. Il en ressort plusieurs idées importantes tout comme des questions plus larges à propos de l’âge des révolutions ou de la méthodologie. Les contributions de Lucy Riall, Juan Luis Simal, Sakis Gekas et Pieter M. Judson s’attachent particulièrement à la relation entre l’Europe méridionale et le contexte révolutionnaire mondial et, plus généralement, à la place qu’occupent, dans la chronologie de l’âge des révolutions, les soulèvements des années 1820 au Portugal, en Espagne, dans la péninsule italienne, en Sicile et en Grèce. Elles interrogent également la pertinence de la notion de « Sud » en tant que catégorie (L. Riall, J. L. Simal), la place de la révolution grecque – à plusieurs égards la plus excentrée – dans cette vague de soulèvements (un point relevé en particulier par S. Gekas) et, enfin, la nature de la politisation populaire dans les pays qui ont traversé une révolution (S. Gekas, à nouveau, P. M. Judson et L. Riall). La plupart de ces commentaires portent donc directement ou indirectement sur l’espace comme catégorie d’analyse et comme problème historique.
Le choix que j’ai fait, dès l’introduction de Southern Europe in the Age of Revolutions Footnote 1, de replacer l’Europe méridionale dans le contexte révolutionnaire mondial et, plus particulièrement, dans le contexte des révolutions « du Sud », avait précisément pour objectif de suggérer qu’il est possible, voire souhaitable, de comprendre ces mouvements au sein d’un espace plus vaste, même si je n’ai pas approfondi cette analyse dans le corps du livre. Comme le fait remarquer J. L. Simal, j’aurais pu développer davantage ces liens et ces enchevêtrements. Ce que je cherchais à souligner, c’est la nature territoriale de ces bouleversements, qui se sont produits dans un espace partagé rapprochant des événements révolutionnaires du monde ibéro-américain, du royaume des Deux-Siciles et de l’Empire ottoman. Dans tous ces empires et États, des territoires ont revendiqué leur autonomie et remis en question les frontières politiques internes et externes. Mais dans les années 1820, il existait de multiples liens entre l’Europe du Sud, la Méditerranée, le monde ibéro-atlantique et l’océan Indien. Ces liens résultaient avant toute chose de la circulation de mercenaires, de volontaires, de diplomates et d’agents impériaux entre la Méditerranée et les mers Noire et Rouge, ainsi qu’entre ces mers et, au-delà, les océans. Des volontaires partirent vers l’Amérique latine depuis l’Espagne, le Portugal, la Grèce et NaplesFootnote 2. Les officiers de l’Empire britannique en Méditerranée évoqués dans le livre faisaient eux aussi partie d’un réseau plus vaste : Thomas Cochrane commandait des flottes révolutionnaires aussi bien au Chili et au Brésil qu’en Grèce ; les agents de l’Empire britannique circulaient entre l’Atlantique, l’océan Indien et la Méditerranée, où ils élaborèrent ou adoptèrent des politiques similaires ; Lord William Bentinck travailla à la fois en Sicile et au Bengale ; Sir Thomas Maitland servit en qualité d’officier impérial à Saint Domingue, Ceylan, Malte et dans les îles Ioniennes ; quant à Leicester Stanhope, il s’impliqua fortement dans la réforme de l’Empire britannique et fut un philhellène influent.
Deuxièmement, la circulation des nouvelles en provenance d’Europe du Sud vers le reste du monde témoigne d’un élargissement de la sphère publique sur tous les continents. Les événements qui s’y déroulaient étaient connus (et débattus) non seulement en France et en Grande-Bretagne, mais également en Amérique latine, en Amérique du Nord et en Asie, où révolutionnaires et réformateurs les interprétaient à la lumière de leurs propres agendas politiques. Ainsi, la révolution grecque résonna véritablement à l’échelle mondialeFootnote 3. Dans les villes d’Amérique latine ou d’Inde, des journalistes, des ecclésiastiques, des officiers militaires, des réformateurs, des prêtres et des fonctionnaires organisèrent des banquets en l’honneur de l’indépendance de la Grèce et des révolutions napolitaine et portugaise. Les événements d’Europe méridionale furent rapportés non seulement dans les républiques nouvellement indépendantes d’Amérique du Sud comme la Colombie, mais aussi dans la presse réformatrice de l’Inde britannique, y compris dans le Calcutta Journal of Politics and General Literature. En Inde, l’attrait que suscitèrent les événements au Portugal, en Espagne et à Naples venait de « leur absence d’effusions de sang, malgré la nature radicale des réformesFootnote 4 ». Bien que les historiens et les historiennes les examinent rarement dans leur dimension mondiale et impériale, des révolutions surgirent dans les dépendances asiatiques du Portugal et de l’Espagne, à Goa et aux Philippines, où les journaux couvraient à la fois les événements en Europe et aux AmériquesFootnote 5. Ainsi, j’adopte le syntagme « Sud global révolutionnaire » afin de souligner le fait que, dans les années 1820, ce n’est pas dans l’espace nord-atlantique que naquit l’initiative révolutionnaire, mais dans un espace alternatif. Cette expression ahistorique, j’en conviens volontiers, n’a pas pour objet de signaler un positionnement méthodologique explicitement postcolonial, mais simplement de désigner l’espace révolutionnaire du Sud et, au-delà, de l’Atlantique Nord, qui, selon des modalités différentes, entre en dialogue et réagit à un contexte géopolitique influencé par les pouvoirs impériaux exerçant une autorité formelle ou informelle sur le Portugal, l’Espagne, la péninsule italienne et l’Empire ottoman, mais également sur l’Amérique latine et l’AsieFootnote 6.
Toutes les échelles spatiales d’analyse ont des avantages et des inconvénients. S’il est vrai que j’ai voulu dépasser le cadre national, je ne crois aucunement que l’échelle que j’ai choisie était la seule option possible. De fait, plusieurs alternatives auraient pu être adoptées pour chacune de ces révolutions, comme le cadre impérial (qui fit déjà l’objet d’analyses partielles par d’autres spécialistes) pour l’Espagne, le Portugal et la Grèce, par exemple. Il ne serait pas non plus inutile de s’intéresser aux relations bilatérales au sein de binômes révolutionnaires comme le Portugal et l’Espagne, l’Espagne et l’Italie, ou encore l’Italie et la Grèce. Il m’a cependant semblé que l’échelon de l’Europe méridionale offrait des avantages particuliers et que ce choix se justifiait à tout le moins par un élément fondamental : cet espace géographique correspond à la perspective adoptée par les acteurs contemporains eux-mêmes. P. M. Judson, L. Riall et J. L. Simal défendent à juste titre l’idée que le terme de « périphérie européenne », que j’emploie moi-même, constitue une catégorie problématique qui ne résiste pas à l’examen historique des événements révolutionnaires du premier xixe siècle. Comme le fait remarquer P. M. Judson, mon approche et la démonstration que j’essaie de proposer contribuent en vérité à sortir de la périphérie (de-peripheralize) une région clef de l’Europe. Cependant, il ne faut pas douter du fait que les protagonistes et les contemporains de ces mouvements révolutionnaires partaient du principe implicite qu’ils appartenaient à un espace qui, en raison du despotisme de ses institutions, était à la traîne des pays de l’Europe du Nord en termes de progrès. Cette perception d’une faiblesse venait également du fait que le Sud avait été soumis à des conquêtes, des invasions et au contrôle politique de ces mêmes puissances du Nord. Dans le même temps, les révolutionnaires des années 1820 affirmaient fièrement que leurs pays menaient enfin la charge dans la lutte pour la liberté et, ce faisant, se voyaient comme une avant-garde, grâce à leur propre initiative révolutionnaire. Point essentiel, ils opéraient cette requalification en se définissant eux-mêmes comme un Sud opposé à un Nord européen puissant et tyrannique. Je développe dans mon livre leur usage de cette catégorie, analyse renforcée ici par J. L. Simal dans sa contribution riche en références supplémentaires aux écrits de la période.
Les révolutionnaires du Portugal, d’Espagne, du Piémont, de Naples et de Sicile voyaient ainsi précisément l’espace qui s’étendait du Portugal à la Grèce comme un Sud, tout comme un grand nombre de ceux qui célébraient ces événements en France et en Grande-Bretagne. Certes, les limites exactes de cet espace pouvaient s’avérer fluctuantes. Ainsi, les Grecs rejetaient cette étiquette et cherchaient, pour des raisons politiques et diplomatiques, à s’en distancer et à gagner le soutien de puissances hostiles aux événements qui se déroulaient en parallèle à l’ouest de leur propre révolution. L’insurrection décembriste de 1825 à Saint-Pétersbourg y était indubitablement liée, même si la plupart des révolutionnaires du Sud ne la considéraient pas comme faisant partie de leur propre vague de soulèvements. En termes d’imaginaire révolutionnaire, cependant, la Russie (sur laquelle je reviendrai plus en détail) faisait pleinement partie du même espace, et elle était invoquée, crainte ou sollicitée pour intervenir en faveur de ces mouvements ou contre eux, tout à la fois par des révolutionnaires et des contre-révolutionnaires. Elle dominait également l’espace des rumeurs et des fausses informations qui circulaient depuis le Portugal jusqu’à la Méditerranée orientale.
C’est avant toute chose la conscience de la quasi-simultanéité de ces événements révolutionnaires (en particulier dans leurs phases initiales) qui permit aux contemporains de développer le concept de régénération du Sud. Cela ne signifie cependant pas qu’ils pensaient répliquer un seul modèle révolutionnaire grâce à la reproduction en série de textes et d’événementsFootnote 7. Chaque mouvement développa plutôt, comme je le montre dans le livre, son propre « scénario révolutionnaire » de manière indépendante mais en relation avec les autres. Selon le modèle convaincant établi par Keith Baker et Dan Edelstein, un scénario révolutionnaire consiste en une série de pratiques et de récits employés pour justifier, déclencher et mener à terme une révolution en rapport avec d’autres précédents révolutionnaires. Si K. Baker et D. Edelstein mettent en avant la nature diachronique de ces scenarii et affirment qu’une révolution se définit toujours par rapport aux mouvements antérieurs, j’affirme pour ma part que, dans les années 1820, la dimension synchronique était tout aussi importante. Les officiers insurgés de l’armée au Portugal, en Espagne, au Piémont, à Naples et dans les provinces ottomanes ne se contentèrent pas, pour décréter la révolution en public, de rejeter la Révolution française ou de rappeler leur combat national contre Napoléon ; ils justifiaient également leur action par des références à d’autres officiers, tel Rafael del Riego en Espagne, ou par des citations aux faits d’armes d’officiers militaires dans d’autres pays du Sud au même moment. Tous concevaient leur révolution comme une insurrection nationale, fondamentalement pacifiste et sans danger pour l’ordre international. Parmi les insurgés portugais, espagnols et italiens, ce scénario révolutionnaire, plus ou moins partagé, émergea par le biais de la circulation de rumeurs, de manifestes et de nouvellesFootnote 8.
La compréhension relationnelle, par les principaux intéressés, de leurs propres insurrections ne représente qu’un type de connexion entre ces événements. Les routes commerciales, les schémas migratoires entre communautés diasporiques ainsi que la circulation de textes constitutionnels, d’informations, de réfugiés et d’engagés volontaires créaient un réseau très dense, dont certaines connexions précédaient la révolution et participaient de formes de mobilités remontant parfois au début de la période moderneFootnote 9, peu modifiées par les soulèvements, tandis que d’autres s’avéraient entièrement nouvelles. Un ensemble de cercles concentriques qui se recoupent constitue à ce titre une métaphore parlante des connexions et des échanges qui se développèrent du Portugal à la Méditerranée orientale. Certaines zones comptent davantage de cercles concentriques, qui se superposent partiellement mais pas complètement avec l’ensemble de ceux qui constituent l’Europe du Sud. Citons par exemple les relations très peu développées entre l’est de la Méditerranée et le Portugal. La zone géographique où le plus grand nombre de cercles concentriques se recoupent recouvre la péninsule Ibérique (avec les échanges multiples entre l’Espagne et le Portugal par leur frontière terrestre et par voie maritime), l’espace sis entre la péninsule italienne et l’Espagne, ainsi qu’entre la péninsule italienne et l’est de la Méditerranée. J’ai choisi Palerme comme point de départ pour reconstituer les mobilités méditerranéennes précisément parce que la Sicile faisait figure de trait d’union entre les révolutions de l’est et de l’ouest de la Méditerranée. Ce faisant, comme l’a justement fait remarquer L. Riall, je n’adopte pas toujours une approche micro-globale, qui insiste sur les petits espaces et les longues distances. Je ne l’ai trouvée utile que dans quelques cas, notamment pour l’analyse de la manière dont la musique et les pamphlets furent diffusés et reçus par différents publics dans différents contextes et lieux, des églises aux théâtres.
En réalité, la plupart des micro-espaces que j’étudie n’étaient pas reliés les uns aux autres. Ce que permet l’échelle micro que j’ai adoptée dans mon livre, c’est avant tout l’examen des réactions locales face à des pratiques (élections, pétitions, manifestations, etc.) et des expériences (la guerre, la violence, la guerre civile, les invasions étrangères, etc.) partagées. Comme le fait observer P. M. Judson, c’est ce niveau d’analyse qui me permet d’envisager la construction étatique comme un processus qui se produisit avant tout sur le terrain. L’attention spécifique que j’ai choisi de consacrer à la participation et à la politisation permet également de rapprocher et de comparer la révolution grecque avec d’autres mouvements contemporains. S. Gekas s’attache particulièrement à mon interprétation des divergences ou des convergences entre les schémas grecs et ceux que firent émerger d’autres révolutions. Si je ne nie pas que les caractéristiques d’un contexte grec à la fois impérial, diasporique, pluriconfessionnel et multilingue le distinguent des autres, j’ai voulu l’examiner selon un angle différent des points de vue plus conventionnels qui tiennent sa singularité pour acquise. En règle générale, l’historiographie (notamment celle héritée de la tradition grecque) continue d’établir une distinction très nette entre cette révolution, décrite comme un mouvement national qui aboutit à l’indépendance, et les autres révolutions, constitutionnelles et monarchiques. On a ainsi tendance à considérer la révolution grecque en fonction de son issue, l’émancipation, qui est célébrée comme une réussite ou perçue comme un processus de modernisation raté ou, au mieux, inachevé. Cette dernière interprétation semble indiquer la faiblesse et la nature illibérale du tout jeune État grec (qui trahirait les valeurs des Lumières), mais elle se fonde ici sur des critères ahistoriquesFootnote 10. En me détachant de cette approche, j’ai pu aborder le cas de la Grèce selon un point de vue différent, à partir des formes de participation populaire. Ce qui en ressort est non pas l’exceptionnalisme grec, mais bien l’intensité particulière que peuvent revêtir différents types d’apprentissage politique et les pratiques qui y sont attachées par rapport aux autres révolutions en Europe du Sud. La guerre et les conflits civils furent certes vécus avec plus d’intensité en Grèce qu’à Naples (mais pas qu’au Portugal, en revanche) ; toutefois, les pétitions et les élections, pourtant rarement intégrées aux récits conventionnels de la révolution grecque, y eurent presque autant de place que partout ailleurs en Europe. Comme dans d’autres contextes, différents acteurs sociaux avaient des conceptions différentes de la constitution et de l’État grecs, mais des interprétations comparables émergèrent simultanément à plusieurs endroits en Europe, amalgamant la défense des privilèges corporatistes avec la défense des droits individuelsFootnote 11. J’aurais évidemment pu explorer plus avant ce processus de politisation en Grèce et ailleurs.
En outre, si je pouvais réécrire mon livre aujourd’hui, j’approfondirais la comparaison et le commentaire sur les dimensions liées au genre et à la violence dans les différents conflits, thème encore insuffisamment traité dans les histoires mondiales et transnationales, et j’insisterais sur la part prépondérante de femmes parmi les réfugiés et les déplacésFootnote 12. J’analyserais également de manière plus poussée et dans une optique comparatiste la pratique généralisée de la prestation de serment, qui mérite plus d’attention que ce que je lui ai consacré.
Dernier point de ces remarques rétrospectives : je souhaiterais revenir sur la manière dont les années 1820 nous aident à repenser la chronologie de l’âge des révolutions. Si mon travail prend ses distances avec l’espace révolutionnaire nord-atlantique, je ne veux en aucun cas ignorer ou minimiser l’héritage des révolutions américaine et française en Europe du Sud. Je vois d’ailleurs l’expansion des armées napoléoniennes vers la péninsule Ibérique et la Méditerranée, et les guerres qui s’ensuivirent dans les Balkans comme une étape de déclenchement des conflits qui menèrent aux révolutions des années 1820. La culture révolutionnaire des années 1820 doit énormément aux révolutions française et états-unienne, même si cette influence fut souvent souterraine et implicite. Les révolutionnaires des années 1820 ancraient la légitimité de leurs actions dans la résistance aux armées napoléoniennes et la défense de l’autorité monarchique, définissant ainsi leurs propres insurrections comme l’antithèse de la Révolution française. Ils n’avaient d’ailleurs guère d’autre choix : célébrer la Révolution française leur aurait aliéné leurs propres souverains, l’adhésion populaire et les puissances étrangères dont ils espéraient obtenir l’approbation. Cependant, les Grecs trouvèrent dans les exemples états-unien et français une source d’inspiration pour leur propre constitution. Dans le sud de l’Italie, les partisans de Joachim Murat pour le trône de Naples continuaient d’invoquer l’héritage des réformes napoléoniennes durant les événements de 1820-1821, défendant la centralisation administrative française contre la délégation des pouvoirs au niveau local. Les exaltados espagnols soutenaient quant à eux une réforme foncière et la redistribution des terres, mobilisant là aussi le spectre de la Révolution française, dont l’influence se faisait également sentir dans la culture populaire. Au Piémont et à Gênes, les villageois célébraient la nouvelle constitution en dansant la « farandole », populaire dans le sud de la France trois décennies plus tôt. Les membres de la Carboneria dans les provinces napolitaines plantaient des arbres de la liberté, coutume empruntée à la France révolutionnaire. L’Amérique du Nord fut également un pôle d’inspiration important pour les révolutionnaires grecs, en particulier au regard de la culture constitutionnelle états-unienne, George Washington étant considéré comme un modèle de commandant militaire respectueux de l’ordre constitutionnel et une alternative positive à Napoléon. La constitution états-unienne fut également très discutée à NaplesFootnote 13.
Néanmoins, comme L. Riall le fait observer, mon choix d’étudier ces révolutions méridionales au sein d’un espace géographique commun complique et interroge la chronologie de l’âge des révolutions, en nous obligeant à regarder au-delà de 1776 et 1789. D’autres références culturelles, d’autres expériences eurent également de l’importance (et parfois même plus d’importance) : l’héritage des cultures de la contestation et les événements révolutionnaires antérieurs à la Révolution française sont ainsi cruciaux pour les acteurs des années 1820. Ils nous obligent, une fois de plus, à nous détourner de la France pour explorer d’autres territoires. En effet, les événements révolutionnaires des années 1820 ne sauraient être compris sans lien avec ce que Franco Venturi décrit comme la « première crise » de l’Ancien Régime, qui eut lieu entre la fin des années 1760 et le milieu des années 1770. Comme le dit F. Venturi, les origines de cette crise ne doivent « pas être cherchées dans les grandes capitales de l’Occident… mais aux marges du continent, à des endroits périphériques et inattendus Footnote 14 ».
Citons à ce titre les révoltes en Méditerranée orientale qui coïncidèrent avec l’Orlofika, expédition menée par l’Amiral Orlov contre les Ottomans en 1770. Cette insurrection ne saurait être réduite à un soulèvement mené à l’instigation des Russes dans le cadre de leur conflit avec les Ottomans. Comme la révolution grecque de 1821, l’Orlofika avait des racines profondes dans le Péloponnèse, mais également des ramifications dans les îles de la mer Égée, au cœur de la Roumélie et tout autour du bassin méditerranéen. Elle mobilisa des agents de l’armée, des artisans, des membres du clergé orthodoxe, des groupes de klephtes et des mercenaires, et conduisit à la création de nouvelles institutions inspirées par les Russes et les formes temporaires de gouvernance autonome. Comme l’a bien montré F. Venturi, ces événements eurent, dès leur déclenchement, un retentissement considérable sur l’opinion publique européenne.
Ainsi que l’ont récemment fait remarquer Mark Mazower, Vasilis Molos et Ada Dialla, le souvenir de ces événements continua de façonner les aspirations des Grecs cinquante ans plus tard. Des membres de la Filikí Etería, la société secrète qui avait planifié l’insurrection de 1821, produisirent de nombreux textes traitant des deux insurrections en même temps, à la fin de la révolution grecque. Certains des protagonistes de l’insurrection de 1770 étaient toujours actifs en 1821, tandis que d’autres révolutionnaires étaient les enfants d’acteurs du soulèvement contre les Ottomans soutenu par les Russes. Le souvenir de cet engagement en 1770 permit à la Filikí Etería de propager une rumeur d’expédition russe crédible aux yeux des populations insurgées et d’offrir l’espoir que, cette fois-ci, la victoire était à leur portée. Il raviva également le lien de l’Empire russe avec les Grecs, fondé sur l’orthodoxie Footnote 15.
Cette première crise de l’Ancien Régime avait coïncidé avec les grandes famines de la fin des années 1760 et des années 1770, sources de violentes révoltes urbaines à Madrid en 1766 (la révolte contre Esquilache) et à Palerme en 1773 Footnote 16. Comme je l’ai souligné, le schéma de mobilisation populaire observé dans ces villes à cette époque réémergea dans des termes similaires durant les années 1820. Pendant le Triennat libéral espagnol de 1820-1823, les foules madrilènes considérèrent que la présence physique du monarque dans la capitale était essentielle pour protéger le régime constitutionnel contre ses ennemis et obtenir le respect des revendications par le gouvernement, comme en 1766, quand ces mêmes foules avaient exigé le retour de Charles IV du palais excentré d’Aranjuez pour lui soumettre une liste de doléances précises. À Palerme, la révolution de 1820 suivit le même scénario que les événements de 1773 : ces deux révoltes débutèrent pendant les processions religieuses organisées pour les célébrations annuelles du saint patron de la ville. Les protagonistes des révoltes de Madrid et de Palerme, au xviiie siècle et au cours des années 1820, furent, à chaque fois, les corporations d’artisans Footnote 17.
Il est nécessaire de revoir la chronologie pour mesurer non seulement ces événements à l’aune de leurs racines au xviiie siècle, mais aussi pour saisir leurs implications postérieures. Comme le fait remarquer P. M. Judson, les années 1820 nous incitent à porter un regard différent sur la vague de révolutions de 1848. J’ajouterais que l’étude des années 1820 nous rappelle l’existence et l’influence d’une riche culture révolutionnaire avant 1848, tout en attirant notre attention sur un autre ensemble de moments révolutionnaires après les années 1820 qui sont tout aussi importants que 1848, si ce n’est plus, dans les pays d’Europe du Sud. Les révolutions qui éclatèrent en 1836-1837 au Portugal, en Espagne et en Sicile, puis de nouveau en Espagne en 1840, en Grèce en 1843 et au Portugal en 1846-1847 répondaient à des dynamiques locales et s’appuyaient sur des cultures révolutionnaires antérieures, mais elles interagissaient également avec des mouvements politiques paneuropéens et des conjonctures globales. Il reste encore à procéder à une étude approfondie de ces événements, à explorer l’imbrication de diverses cultures révolutionnaires (libérales, démocratiques, fédérales), tout en les reliant aux révolutions antérieures et successives. C’est une tâche absolument nécessaire si l’on veut continuer – pour reprendre, une nouvelle fois, l’expression de P. M. Judson – à replacer au cœur de l’histoire de l’Europe des événements qui se déroulèrent dans des décennies et des pays encore trop souvent relégués aux marges, à la « périphérie » de l’âge des révolutions Footnote 18.