Published online by Cambridge University Press: 04 May 2017
Marquée par le paradigme de la singularité, l’histoire de l’art européen a longtemps été le fruit d’une alliance entre le modèle vasarien, associé à l’écriture biographique, et le connoisseurship, comme méthode d’attribution. Mais ce modèle est en tension avec la complexité des formes de la production artistique à l’âge renaissant et classique. Des travaux récents, issus de l’histoire sociale, de la philosophie de l’art et d’un « nouveau connoisseurship » proche du monde des musées, explorent ainsi la tension entre autographie et réalisation à plusieurs mains, entre attribution et collaboration artistique, exemplaire dans l’œuvre de Rembrandt. La conception autographique de la peinture n’est pas universelle: elle a une histoire qui se cristallise au XVIIe siècle dans la littérature du connoisseurship et les discours nouveaux sur la touche. Ces travaux révèlent aussi l’importance des répétitions et des multiples dans l’histoire de l’art moderne, jusqu’alors marginalisés dans une écriture historique de la singularité. Attentifs à l’histoire matérielle des œuvres, comme à l’histoire sociale et intellectuelle de l’art, ils mettent au jour le rôle du collectif et des « originaux multiples » dans la fabrication de la singularité artistique, au cœur même de la toile. Ils remettent ainsi en cause certaines conceptions fondamentales de la peinture en Occident, tels le culte de l’original et le statut de l’autographie, et ouvrent la voie à une histoire culturelle de l’art renouvelée.
European art history has long been the result of an alliance between the Vasarian model of artists’ lives and connoisseurship as a method of attribution. However, this regime of singularity is apparently in contradiction with the finer understanding we have now of forms of artistic production in Renaissance and early modern Europe. Recent approaches, in social history, art philosophy and in the field of “new connoisseurship”, explore this tension between autography and artistic collaboration, between attribution and artistic enterprise, Rembrandt being a case in point. They show that the conception of a painting as autograph has a history, which was shaped in the seventeenth-century literature of connoisseurship, through discourses on the master’s touch. They also reveal the importance of multiples and repetitions in art history, although these are often marginalized in the writing of art history which has been dominated by the cult of singularity. Therefore, they offer new avenues to understand how artistic singularity was shaped and articulated to collective practices and the production of “multiple originals”. Based on material, social and intellectual history, these books challenge some fundamental conceptions on paintings in Europe, such as the cult of the original, or the status of autography, and offer new perspectives for a cultural art history.
Note de lecture à propos de Ernst van de Wetering (dir.), A corpus of Rembrandt paintings, IV. The self-portraits, Dordrecht, Rembrandt Research Project Foundation, 2005; Maria Loh, Titian remade: Repetition and the transformation of early modern Italian art, Los Angeles, Getty Research Institute, 2007; Eik Kahng (dir.), The repeating image: Multiples in French painting from David to Matisse, Baltimore, Walters Art Museum, 2007; Anna Tummers et Koenraad Jonckheere (dir.), Art market and connoisseurship: A closer look at paintings by Rembrandt, Rubens and their contemporaries, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2008.
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19 - Ibid.: « It became increasingly clear that workshop practice in the production of paintings in Rembrandt’s studio was even more complicated than we had thought. In particular, there is the possibility that conception and execution might have been in different hands, or that more than one hand might have been involved in the painting of a single work. » Voir aussi Id., « The question of authenticity: An anachronism? (A summary)», Rembrandt and his pupils, Stockholm, Nationalmuseum, 1993, p. 9-13: «The idea at the basis of the Rembrandt Research Project, namely that there is a need to isolate works of Rembrandt’s hand from that of his pupils and assistants, would be a complete anachronism, a wrongly applied projection of the 19th century cult of genius to everyday 17th century workshop practice. »
20 - Jaap van der Veen, « By his own hand: The valuation of autograph paintings in the seventeenth-century», in E.|van de Wetering (dir.), A corpus of Rembrandt paintings, op. cit., p. 1-41.
21 - Ernest van de Wetering, « Rembrandt’s self-portraits: Problems of authenticity and function», ibid., p. 89-317.
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