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Published online by Cambridge University Press: 25 May 2018
A considérer le film comme couverture symbolique du pouvoir, l'historien se trouve parfois confronté à des œuvres d'un rare intérêt. La présente étude établit l'inventaire des modes d'apparition de l'idéologie nazie dans le Juif Süss, film allemand réalisé en 1940 qui porte à l'écran une oeuvre maîtresse de l'imagerie antisémite : l'ascension puis la déroute de Joseph Süss Oppenheimer, Juif né à Heidelberg en 1692, devenu ministre des Finances de Charles-Alexandre, duc de Wurtemberg ( 1684-1737) ; arrêté le 19 mars 1737, jugé et condamné à mort, Süss fut pendu le 4 février 1738.
What form did Nazi antisemitism take in the early 1940s as evidenced in the film “The Jew Süss”, which Goebbels supervised throughout its production, and which was seen by 20,000,000 people ?
The words put into the mouths of the Jewish characters, as well as their physical appearance, manner and language, are ail the product of systematic antisemitism. Paradoxically, though, this does not build up to an incitement to the audience to go out and murder the Jews themselves, but rather to a justification of the elimination of the Jewish elites by the State exclusively. Analysis of antisemitism leads in addition to the discovery of a methodical antifeminism, as well-argued and cogent as the foregoing. Beneath thèse attacks, overt or otherwise, one can distinguish in this film a call for the domestication of Aryan youth and its authors genuine horror of the masses when these intervene directly in the course of history.
It is these obsessions and phobias, as revealed both by examination of the way in which 18th century historical facts were adapted and by analysis of specifically cinematographic factors such as montage, the scale of views, the duration of sequences or dialogues, which make “The Jew Süss” a document of interest for what it teaches us of officiai ideology and Nazi sensibility.
Ce texte est le produit d'un travail collectif effectué dans le cadre du séminaire de Marc Ferro à l'EHESS ; il a été permis grâce à la collaboration de Christine Giraud, de Daniel Jean Jay et de Michel Pierre. Je les remercie avec une vive reconnaissance. Je remercie aussi Annie Goldmann et Pierre Sorlin pour leurs remarques aussi pertinentes qu'amicales.
1. L'Assaut, 26 sept. 1942.
2. Je Suis Partout, 21 févr. 1941.
3. Variety, 16 déc. 1959.
4. Voir à ce propos les informations fournies par Hull, David S., Film in the Third Reich, Univ. of California Press, Berkeley, 1969, pp. 160–172.Google Scholar
5. Dans un article de cinq colonnes consacré aux Musées du cinéma, Jacques Siclier, dans Le Monde du 18 mars 1976, titrait sur une colonne : « Le ‘Juif Süss’ se trouve au Fort d'Ivry ».
6. The Daily Telegraph, 21 janv. 1967.
7. Nous faisons référence aux difficultés rencontrées par Maria-A. Macciocchi lors de sa tentative de visionner le film dans le cadre de son séminaire à l'Université de Paris VIII (les faits sont rapportés dans Éléments pour une analyse du fascisme, Paris, U.G.E., 1976, t. 2, p. 369 ss.) ; en janvier 1976, à la faculté de droit de Nantes, Marc Ferro se heurtait à des perturbations identiques ; et tout dernièrement, en avril 1978, le film était retiré du programme des Rencontres cinéma/histoire de Valence (Le Monde, 8 et 12 avril 1978).
8. Reimann, Viktor, Dr. Joseph Goebbels, Vienne, Vorlag Fritz Molden, 1971, p. 208.Google Scholar
9. Selon l'indication de Marc Ferro, avant-propos de la Révolution de 1917, vol. 2, Octobre naissance d'une société, Paris, Aubier-Montaigne, 1976.
10. Le film de Lothar Mendes tourné en 1932 est inspiré du livre Jew Süss, Martin Secker, éd. Londres, 1926, traduction par Willa et Edwin MUIR du roman de Feuchtwanger, Lion, Jud Süss, Munich, 1925.Google Scholar
11. Veit Harlan, Im Schatten meiner Filme, Gütersloh, 1966, trad. fse : Le cinéma allemand selon Goebbels, Paris, France-Empire, 1974, 382 p., citation p. 132.
12. Né à Berlin en 1889, mort à Capri en 1964 ; travailla en tant qu'acteur avec Jessner, Piscator, Friedrich Kayssler ; en 1935, débute dans la réalisation cinématographique ; en 1940, à la veille d'entreprendre le Juif Süss, Veit Harlan a réalisé 14 films.
13. Veit Harlan, ibid.
14. Albrecht, Gerd, Nationalsozialistische Filmpolitik, Stuttgart, Ferdinand Enke Verlag, 1969, p. 326 ssGoogle Scholar ; voir également l'important ouvrage de Cadars, Francis, Courtade, Francis, Histoire du cinéma nazi, Paris, Eric Losfeld, 1972, 402 p.Google Scholar
15. « Sans aucun doute, ce film est le meilleur film de propagande du IIIe Reich, dû à son extrême qualité technique », Blobner, Helmut, Holba, Herbert, « Jacboot Cinema, The political propaganda in the Third Reich », dans Film and filmings, déc. 1962, p. 16.Google Scholar
16. Harlan, Veit, op. cit., p. 137.Google Scholar
17. Sur l'intérêt de Joseph Goebbels pour le cinéma, voir entre autres Riess, Curt, Joseph Goebbels, Eine Biographie, Zurich, Europa Verlag, 1949, 508 p.Google Scholar, qui rappelle que pour Goebbels le film fut le vecteur privilégié pour atteindre les masses populaires.
18. Harlan, Veit, op. cit., p. 137.Google Scholar
19. Note sur la réception du film. Au vrai, quelque contrôlée que fût la fabrication du film, cela ne répondait nullement de son succès commercial. L'observation de la façon dont le film fut reçu fournit un indice précieux sur la demande sociale d'antisémitisme en ce début 1940, et informe sur le degré d'adéquation existant conjoncturellement entre l'idéologie raciste répandue par l'État et la sensibilité commune. Après tout, le Juif Süss aurait pu bénéficier de la meilleure distribution mais se jouer dans des salles vides ! Tel ne fut pas le cas. Le 24 octobre, après une présentation à Venise le mois précédent, le film sort à Berlin. La première est un succès ( Harlan, Veit, op. cit., p. 176 Google Scholar) et le film est immédiatement promu : une ordonnance d'Himmler en recommande la distribution dans l'appareil SS ( Wulf, Joseph, Theater und Film im dritten Reich, Gütersloh, Sigbert Mohn Verlag, 1964, p. 405 Google Scholar) et, rien qu'à Berlin, lors des fêtes de fin d'année, il est à l'affiche de 66 salles (pour la seule Allemagne, Pem dans «The Nazis Return », Film and filming, avr. 1966, estime à 20,3 millions le nombre de spectateurs ayant vu le film).
Le film circule ensuite dans les pays vassalisés. La Hollande, le Danemark, la Hongrie le reçoivent et, le 14 février 1941, il sort en France, à Paris, en version originale au cinéma le Colisée. Le film connaît un indéniable succès commercial : selon le périodique spécialisé Le Film du 10 mai 1941, il draine, lors d'exclusivités maintes fois reconduites, « une foule considérable ». Il circule bientôt en zone occupée où il remporte « un véritable triomphe (…) Applaudissements frénétiques à Marseille et à Lyon (…) et, poursuivait le journal, à Marseille jamais un film n'a été applaudi avec tant de chaleur. Le 24 avril, jour de la sortie, l'affluence a été énorme et le public a ovationné le film à plusieurs reprises ». Pareil rapport, émanant d'un organe de presse à la fois très proche du ministère de l'Information et de la Propagande ainsi que de la Corporation du cinéma, incline à la méfiance. Ces renseignements suspects sont néanmoins corroborés par les critiques élogieuses de Paris-Soir, du Petit-Parisien, de la France au travail, de l'Œuvre, de l'Auto, etc. Ils sont par ailleurs crédités de la respectabilité des statistiques relatives aux recettes des salles accueillant le film : 24 000 francs le premier jour à Marseille, 42 000 le samedi et 64 000 le dimanche, selon Le Film, op. cit. Succès certifié encore, comme l'observe Daniel, Joseph, Guerre et cinéma, Paris, Armand Colin, 1972, p. 184 Google Scholar, par les très nombreuses photographies de files de spectateurs attendant devant les salles l'ouverture des guichets. Si le 5 mai, à Lyon, la projection est prétexte, selon le témoignage de J.-P. Lévy, ancien membre du C.N.R. et fondateur de Franc-Tireur, à la première manifestation dans cette ville contre l'occupant (témoignage télévisé du 9 août 1976), le film n'en poursuit pas moins une brillante carrière commerciale, ruinant par là les dires de Georges Sadoui. qui dans son ouvrage Le cinéma pendant la guerre, Paris, Éd. Denoël, 1954, p. 21, affirmait : « Le Juif Süss se donnait dans des salles presque vides, hors des séances réservées aux fascistes français. » Distribué dans des villes de seconde importance telles que Cannes, Toulon, Nice, le film suscita un attentat contre la salle le projetant à Toulouse, en mars 1944 (Archives de la Propaganda-Abteilung Frankreich, Filmpruefstelle, Taetigeitsbericht N°110 du 26/2/1944 au 4/3/1944, Archives nationales, fonds AJ 40.1005). Sur ces entrefaites, en France, le Juif Süss se dérobait au tumulte.
20. Pour ce qui concerne le fait historique, les principaux ouvrages sont la nouvelle de Hauff, Wilhem, Jud Süss, Leipzig, 1889 Google Scholar ; le livre de Stern, Selma, Ein Beitrag zur deutschen jüdischen Geschichte, Berlin, Akademie-Verlag, 1929 Google Scholar ; quelques indications sont données par ailleurs dans l'Allgemeine Deutsche Biographie, Berlin, Duncker und Humblot, 1971, vol. 37, pp. 180-183.
21. Fait rapporté par Lafue, Pierre, La vie quotidienne des cours allemandes au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1963, p. 59.Google Scholar
22. Nous avons travaillé sur la copie 16 mm en version originale non sous-titrée appartenant à l'Université de Paris VIII : Jud Süss, production Terra, scénario Veit Harlan, Ludwig Metzger, Eberhard W. Moller ; chef-opérateur Bruno Mondi, musicien Wolfgang Zeller, interprètes Ferdinand Marian (Süss), Kristina Sonderbaum (Dorothéa), Werner Krauss (Lévy et Loew), Heinrich George (Charles-Alexandre), Eugen Klopfer (Sturm), Malte Jaeger (Faber). Pour la distribution la plus complète, nous renvoyons à Bauer, Alfred, Deutsche Spielfilm Almanach, 1929-1950, Berlin, Filmblätter Verlag, 1950, p. 508.Google Scholar
23. Pour le découpage, nous nous en sommes tenu à celui proposé par l'auteur lui-même.
24. Ferro, Marc, Analyse de film, analyse de sociétés, Paris, Hachette, 1975, p. 39 ss.Google Scholar
25. Voir à ce propos l'intéressante étude de Lilly Scherr, le Juif Süss, dans Yod, Revue des études hébraïques et juives modernes et contemporaines, vol. 1, janv. 1976, pp. 53-73.
26. Selon leur cadrage, les plans portent des appellations qui diffèrent. On distingue, d'une part, les plans dont l'échelle se rapporte au personnage : PM (plan moyen) le sujet est présenté en pied, le PA (plan américain) prend le sujet à mi-cuisse, le PRT (plan rapproché taille), le PRP (plan rapproché poitrine), enfin le GP (gros plan) qui prend le personnage au ras du cou ; on distingue d'autre part les plans dont l'échelle se rapporte au décor : PE (plan d'ensemble) prend tout le décor, le PDE (plan demi-ensemble) qui ne prend qu'une partie du décor.
27. Pour les dialogues nous avons utilisé le découpage du film qui se trouve dans l'ouvrage de Hollstein, Dorothéa, Antisemitische Filmpropaganda, Berlin, Verlag Dokumentation, 1971, pp. 270–314 Google Scholar ; l'auteur omet toutefois des cris de foule et certains propos tenus par des personnages secondaires au Conseil des États.
28. « L'usurier juif, lui, a survécu et a été promu à la dignité d'un archétype », Poliakov, Léon, Histoire de l'antisémitisme, vol. 1, Paris, Calmann-Lévy, 1955, p. 94.Google Scholar
29. Pour reprendre la métaphore de Bonitzer, Pascal, Le regard et la voix, Paris, U.G.E., 1976, p. 117.Google Scholar
30. « Mit scharfen völkischen Konturen », telle était l'exigence formulée par Goebbels en matière de « typage » des personnages de fiction ; rapporté par Eisner, Lotte, L'écran démoniaque, Paris, Éric Losfeld, 1965, p. 232.Google Scholar
31. Harlan, Veit, op. cit., p. 172 Google Scholar ; de son côté F. Marian (Süss) reçut de très nombreuses lettres chaleureuses d'admiratrices. Voir à ce propos Furhammar, Leif et Isaksson, Folke, Politics and Film, New York, Praeger Publishers, 1971, p. 157.Google Scholar
32. Sur ce point nous renvoyons à Bataille, Georges, « La pléthore sexuelle et la mort », L'érotisme, Éd. de Minuit, 1957, rééd. Paris, U.G.E., 1975, p. 103 ss.Google Scholar
33. La version française du film, postsynchronisée aux Studios de Neuilly, a pour auteur R. L. Migeon ; elle nous est sommairement apparue à la fois moins antiféministe que la version originale allemande, et plus antisémite : ainsi « Judenhure » se voit traduit par « punaise à youtre » ; d'autres aspects viennent confirmer cette impression.
34. Entre autres voir l'étude de Robert Minder, « Le père et l'image de l'autorité dans la vie et la littérature allemandes (contribution à une psychanalyse nationale) », Revue des lettres modernes, n°2, 1954, pp. 1-16.
35. Freud, Sigmund, « Psychologie collective et analyse du moi », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1972, p. 112.Google Scholar
36. Rasséréner ce public sensibilisé par exemple par des romans à succès comme ceux d'Arthur Dinter, qui composent sa trilogie Die Sünden der Zeit, et plus particulièrement Die Sünden wider das Blut, qui se vendit à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires ; cité par Friedlander, Saul, L'antisémitisme nazi. Histoire d'une psychose collective, Paris, Seuil, 1971, p. 34.Google Scholar
37. Grosclaude, Pierre, Alfred Rosenberg et le mythe du XXe siècle, Paris, Éd. Sorlot, 1938, p. 69.Google Scholar
38. Georges Courcy, Au Pilori, 7 mars 1941.
39. Ferro, Marc, Cinéma et histoire, Paris, Denoël/Gonthier, 1977, pp. 49–51.Google Scholar
40. Trevor-Roper, H. R., Comment on Hilberg in mass society in crisis, social problems and social pathology, New York, The Macmillan Company, 1964, p. 312.Google Scholar
41. Dr.Jackisch, C. F., « Le cinéma allemand et la collaboration européenne », Cahiers francoallemands, Berlin, mai 1942, p. 160.Google Scholar
42. Harlan, Veit, op. cit., p. 136.Google Scholar
43. A titre indicatif nous renvoyons à l'étude de Horn, Daniel, « Youth Resistance in the Third Reich : a social portrait », Journal of social history, vol. 7, n° 1, 1973, pp. 26–50.CrossRefGoogle Scholar
44. Pour reprendre le titre de chapitre de Manvell, Roger et Fraenkel, Heinrich, Goebbels, sa vie, sa mort, Paris, Éd. Laffont, 1960, p. 228.Google Scholar