Christophe Sand est un archéologue surtout connu pour ses travaux sur la Nouvelle-Calédonie, dans lesquels il a notamment documenté le rôle décisif de la civilisation dite Lapita dans la progression des populations austronésiennes vers l’est du « Grand océan », il y a un peu plus de 3 000 ans. Ce livre n’est cependant pas un livre d’archéologie, mais un essai de démographie historique. C. Sand y démontre que le continent océanien a subi une véritable « hécatombe » dans les décennies qui ont suivi les premiers contacts et les débuts de la colonisation. Une chute démographique variable selon les îles, mais allant jusqu’à 95 % de la population de certaines d’entre elles. D’après les estimations établies à partir des sources rassemblées par l’auteur, la mortalité s’élèverait à un chiffre compris entre 79 et 87 % de la population moyenne des îles du Pacifique, selon la méthode de calcul retenue. Ce constat, qui a des conséquences absolument majeures pour la connaissance de cette région, est resté longtemps ignoré par les chercheurs et chercheuses océanistes, faute d’une synthèse claire sur cette chute démographique massive à l’échelle de tout le Pacifique. C’est désormais chose faite, avec cette somme documentée – et richement illustrée – des connaissances sur la dépopulation qu’a subie le Pacifique insulaire à partir des premières rencontres régulières avec les Européens, à la fin du xviiie siècle, parue chez l’éditeur polynésien Au vent des îles.
Le sujet central de ce livre est donc la mort ; la mort qui s’est abattue partout et d’une manière terriblement efficace dans le Pacifique, n’épargnant aucun archipel, aucune île. Le livre se déploie comme une litanie macabre, passant en revue les sources disponibles sur chacune des trois grandes sous-régions : Polynésie, Mélanésie, Micronésie. Qu’il s’agisse de la Mélanésie ou de la Polynésie (des régions dont les contours ont été tracés à partir des préjugés raciaux des observateurs européensFootnote 1), qu’il s’agisse d’archipels ou de terres isolées en Micronésie, toutes les îles du Pacifique insulaire ont ainsi connu une dépopulation massive, parfois presque totale, principalement du fait des maladies transmises par les Européens. Quiconque entreprend aujourd’hui d’étudier ces îles, en anthropologue ou en historien, peut-il encore ignorer qu’elles ont vu leur population autochtone disparaître dans des proportions qui rejoignent celles des génocides les plus meurtriers du xxe siècle ?
L’ampleur du constat effectué par C. Sand remet profondément en question tout ce que nous pouvions supposer jusqu’ici de la continuité entre le monde océanien avant et après la colonisation. Cette « hécatombe océanienne » s’oppose aussi en tout point à la théorie du biologiste évolutionniste Jared Diamond, selon laquelle la population de l’île de Pâques, par exemple, serait responsable de son propre « effondrement » du fait de l’écocide qu’elle aurait commisFootnote 2 : les maladies survenues après le passage du navigateur hollandais Jakob Roggeveen en 1722, puis les enlèvements et les déportations pour fournir de la main-d’œuvre au Pérou et au Chili au xixe siècle réduisirent la population autochtone à seulement une centaine d’individus en 1875. En nous rappelant que la conquête de l’Océanie s’est fondée sur une quasi-extermination des populations locales (principalement par voie épidémique), C. Sand questionne le silence des archives – et celui des historiens, des historiennes et des anthropologues – face à l’évidence d’un recul aussi massif, aussi systématique et aussi rapide de la population indigèneFootnote 3.
La démographie historique s’est peu penchée sur cette région du monde où les sources administratives sont rares et, généralement, peu disertes sur les populations indigènesFootnote 4. En outre, les sources démographiques ne couvrent généralement qu’une période très récente : le premier recensement de la population effectué aux Nouvelles-Hébrides (le futur Vanuatu) date ainsi de 1967. Il faut également noter que la chute démographique brutale et massive du Pacifique insulaire avait déjà eu lieu lorsque les premières administrations coloniales se sont installées et ont commencé à contrôler les populations indigènes, au cours de la seconde moitié du xixe siècle. Nous avions cependant quelques indices de cette hécatombe océanienne au sujet de certaines îles comme Aneityum au Vanuatu, dont la population aurait réduit, disait-on, de 95 %. Cette disparition rapide et massive des Océaniens était également connue à travers les mots qu’aurait prononcés le maire de Nouméa à l’ethnologue et missionnaire Maurice Leenhardt lors de son arrivée en Nouvelle-Calédonie en 1902 : « Vous venez pour les Kanak ? Dans dix ans, il n’y aura plus de kanak. » Mais une forme de consensus existait jusqu’ici parmi les océanistes pour considérer que ce type de dépopulation massive ne pouvait être que localisé et qu’on ne pouvait en aucun cas étendre le constat à l’ensemble du Pacifique. C. Sand souligne surtout combien les travaux et la stature académique de la démographe Norma McArthur, à l’université nationale australienne (ANU) à Canberra, ont durablement écarté toute discussion ou empêché toute recherche d’ampleur sur la question, en instaurant une sorte de « dogme » évaluant à environ 10 % la baisse générale de population à l’échelle du Pacifique.
Si les travaux de N. McArthurFootnote 5 ne cherchent pas à minimiser la dépopulation du Pacifique pour des raisons idéologiques, comme ceux de la plupart des démographes de la région selon C. Sand, ils tendent à minimiser le chiffre de la population insulaire avant l’arrivée des Européens. En effet, N. McArthur estimait, comme nombre de ses collègues, que les attroupements causés par l’arrivée impromptue des premiers navires européens avaient sans doute contribué à donner l’illusion d’une population très abondante. Sur ces îles, dont la plupart sont aujourd’hui assez peu densément peuplées, comment imaginer qu’une population dix ou vingt fois supérieure a pu coexister ? Pour contester ces estimations trop prudentes, C. Sand a rassemblé à la fois toutes les sources écrites qu’il pouvait trouver – comme les journaux de bord des navires marchands ainsi que les journaux et la correspondance des missionnaires – et les sources orales qui conservent la mémoire de ce coup fatal. À propos d’Aneityum justement, une petite île de 160 km2 située dans le sud du Vanuatu, les sources européennes permettent d’évaluer la population autochtone à plusieurs époques. Entre la première épidémie connue d’influenza (1857), observée par les missionnaires protestants, jusqu’au dénombrement de la population à 186 habitants en 1941, la dépopulation pourrait atteindre 96 % – à condition cependant de ne pas sous-estimer la population initiale. Ici, C. Sand s’appuie sur les travaux d’un autre archéologue, Matthew Spriggs, qui montre que N. McArthur, en prenant pour point de départ l’année 1857, a laissé de côté deux autres épidémies survenues en 1836 (choléra) et en 1842-1843 (dysenterie probablement) au cours desquelles les habitants « tombaient comme les feuilles des arbres » (selon les termes du missionnaire John Inglis, 1890, cité par C. Sand, p. 274).
Le cheminement original qui a conduit un archéologue à écrire un livre de démographie historique mérite d’être évoqué. Originaire de Nouvelle-Calédonie, C. Sand mène depuis une trentaine d’années un travail avec les archéologues kanak Jacques Bolé et André-John Ouetcho qui l’a conduit à observer et à fouiller à maintes reprises des sites d’habitat, des terrassements et des aménagements de cultures horticoles très importants sur des terres pourtant abandonnées depuis longtemps par les Kanak. Visibles un peu partout sur la Grande Terre de Nouvelle-Calédonie, ces paysages travaillés par l’être humain mais désertés par lui laissent imaginer une présence pré-contact beaucoup plus importante que les estimations qui en ont été données jusqu’ici. La plupart des travaux d’histoire sur le « Caillou » calédonien sont unanimes : la population autochtone ne devait pas dépasser quelques dizaines de milliers d’habitants, allant tout au plus jusqu’à 100 000 personnes. À partir de ces estimations de la population pré-contact et de deux estimations effectuées à l’échelle de la Nouvelle-Calédonie en 1862 (43 000 Kanak) et en 1921 (27 100), les démographes ont pu établir le constat d’une dépopulation relativement faible.
Pourtant, certains observateurs précoces parlent de véritables hécatombes, de villages entiers décimés, de puanteur régnant partout autour des villages et des habitations. Frappé par les récits oraux, mais aussi par les nombreuses références aux maladies et à la chute démographique dans les écrits européens, C. Sand s’est mis en quête de sources et a entrepris de comparer celles-ci (rares et lacunaires) avec les principaux travaux sur la démographie océanienne. Certains écarts sont vertigineux, des estimations parlant d’une population kanak pré-contact d’environ 650 000 personnes (selon l’anthropologue suisse Felix Speiser en 1911), ce qui rapprocherait la chute démographique subie par la population kanak du chiffre de 90 %, comme dans le reste du Pacifique.
Quelle administration coloniale, cependant, accepterait de ternir l’image de sa mission civilisatrice en révélant que la quasi-totalité de la population autochtone a été décimée par l’arrivée des Européens ? Mieux vaut blâmer la population elle-même. Ainsi, en Mélanésie notamment, le morcellement politique et linguistique des sociétés locales, considéré comme la principale source de conflits dits « tribaux », a également servi à expliquer la dispersion des populations autochtones et leur faible démographie. Pourtant, on sait désormais que le choc épidémique y a sans aucun doute été aussi important qu’en Polynésie par exemple, où l’on considère que la verticalité des structures sociales et politiques a joué un rôle majeur dans la désorganisation rapide de la société à la suite des premiers contacts (entraînant la soumission des royautés de Tahiti, ou d’Hawaiʻi, aux nouvelles autorités coloniales).
Ce livre est un plaidoyer pour l’archéologie, dont la dimension empirique et la tangibilité des preuves permettent de nuancer certaines descriptions du monde océanien « pré-contact » formulées par les anthropologuesFootnote 6. Les mondes océaniens que l’anthropologie s’est employée à décrire depuis le début du xxe siècle – notamment les enquêtes conduites par Bronisław Malinowski en Nouvelle-Guinée – n’avaient sans doute pas grand-chose à voir avec ceux que les premiers européens découvrirent quelques décennies plus tôt. Or, l’anthropologie a longtemps ignoré l’historicité propre aux sociétés océaniennesFootnote 7 et s’est employée à décrire leurs structures sociales en les considérant comme plus ou moins immuables ; « hors du temps », pour reprendre l’expression d’un grand historien du Pacifique, Nicholas Thomas. L’anthropologie a décrit les sociétés océaniennes, dans la mouvance intellectuelle du fonctionnalisme et du structuro-fonctionnalisme, comme des sociétés « équilibrées », stables et tournant en quelque sorte sur elles-mêmes dans un temps cyclique qui rappelle celui des Nuer de E. E. Evans-PritchardFootnote 8, omettant au passage de préciser que ces populations étaient alors assignées à résidence et privées de leurs droits politiques. La violence extrême des relations entre Océaniens et Européens au cours du « long » xixe siècleFootnote 9, la quasi-disparition des populations insulaires et la désorganisation des sociétés locales qui s’ensuivirent ne devraient-elles pas figurer au cœur des interrogations et des tentatives de description des structures sociales auxquelles se livrent les anthropologues ?
L’ouvrage de C. Sand se termine donc sur des réflexions peu indulgentes à l’égard des anthropologues. Ceux-ci aiment à croire que leur travail consiste à étudier des sociétés humaines relativement peu affectées par la colonisation et le monde occidental. L’idée que des communautés en apparence isolées, vivant loin des villes et en marge de l’État soient moins, voire peu touchées par la colonisation, et conséquemment aujourd’hui par la globalisation, constitue encore aujourd’hui un argument pour les anthropologues, dont le travail consiste en fin de compte peut-être autant à décrire ce qu’ils voient de « traditionnel » qu’à taire tout ce qui ne l’est pas. Attentif à l’évolution des sociétés sur la longue durée que révèle l’archéologie, C. Sand appelle à « diachroniser la culture traditionnelle » (p. 342) et à considérer les changements culturels et politiques introduits par les vagues de migration océaniennes pré-contact. Il tranche également sans hésiter dans le débat stérile qui a opposé anthropologues occidentaux et intellectuels océaniens au sujet de l’authenticité, dans les années 1980-1990. On ne peut malheureusement que lui donner raison et tout juste souligner que certains anthropologues, tel Arthur Bernard Deacon (1903-1927) dans son ouvrage posthume Malekula: A Vanishing People in the New Hebrides (1934)Footnote 10, avaient alerté sur l’état désastreux de certaines sociétés océaniennes dans l’entre-deux-guerres, à l’époque où l’anthropologie fonctionnaliste acquérait ses lettres de noblesse, selon une explication à moitié assumée : décrivant la déliquescence de cette société, A. B. Deacon l’attribuait non seulement aux différentes maladies introduites par les Européens, « mais aussi à la désorganisation sociale profonde qu’ont subie les Mélanésiens (notamment la disparition des rituels de fécondité Nogharo)Footnote 11 ». « Il y a des livres qu’on aimerait ne pas avoir eu à écrire » (p. 10), écrit l’auteur en préambule. La lecture d’Hécatombe océanienne s’avère également dérangeante, malaisante même parfois ; elle n’en est pas moins décisive pour notre connaissance de l’Océanie.