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Chine Moderne et Sinologie
Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
Extract
La notion, à première vue si banale, d'« histoire de la Chine moderne » est en réalité grevée d'ambiguïtés. La question qui sera posée ici est la suivante : que peut signifier la notion de modernité aux yeux d'un historien du monde chinois pour qui ce dernier ne saurait être envisagé autrement que dans la longue durée, et dans un dialogue permanent avec les autres cultures ?
L'historique des enseignements du Collège de France —l'institution à laquelle fut d'abord soumis le présent essai — révèle qu'aujourd'hui encore les intitulés des chaires dites d'« orientalisme » sont très rarement contraints dans les limites d'une « époque », ancienne, moderne, ou toute autre.
Summary
This essay, which was first presented as the inaugural lecture of the chair of History of Modern China at the Collège de France, deals with the inadequacies of the tradition/modernity paradigm still prevalent in much of Chinese studies. Recent research on the history of East and South Asian societies and economies suggests that a thorough reconsideration of what is thought of as “modern” and “traditional” is needed for a better understanding of Chinese developments in the late imperial period and in the twentieth century. Particular attention is given to the process of state building in China since the seventeenth century, which reveals more similarities with trends in modern Europe that might perhaps be thought. But a command of traditional sinological skills and an awareness of the specificities of Chinese sources remain indispensable if a comparative approach is to yield reliable conclusions.
- Type
- Modernisation des Sociétés Traditionnelles
- Information
- Copyright
- Copyright © École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 1994
References
1. Ce texte reprend pour l'essentiel celui de la leçon inaugurale de la chaire d'Histoire de la Chine moderne du Collège de France, prononcée le 3 avril 1992.
2. C'est le thème bien connu des « bourgeons de capitalisme » (zibenzhuyi mengya) introduit par Mao Zedong en 1939 et imposé comme « thèse à prouver » aux historiens de Chine populaire. On se reportera, parmi d'autres essais, à l'analyse d'un certain nombre de travaux des années cinquante (au demeurant fort riches en données factuelles) dans Feuerwerker, Albert, « From “ Feudalism ” to “ Capitalism ” in Recent Historical Writing from Mainland China », The Journal of Asian Studies, XVIII/1, 1958, pp. 107–116 Google Scholar. L'approche s'est notablement assouplie après la chute de la « Bande des Quatre » : les auteurs présentés et analysés par Rowe, William T., « Review Article : Recent Writing in the People's Republic on Early Ch'ing Econo- mie History », Ch'ing-shih wen-t'i, IV/7, 1982, pp. 73–90 Google Scholar, admettent plus ou moins explicitement que les possibilités de développement d'un capitalisme endogène avaient été virtuellement épuisées au tournant du XIXe» siècle et que l'intrusion occidentale était devenue « nécessaire ».
3. Concernant l'Inde, on se reportera aux considérations très stimulantes de Washbrook, David, « South Asia, the World System, and World Capitalism », The Journal ofAsian Studies, XLIX/3, 1990, pp. 479-508Google Scholar. Sur le Japon Tokugawa, les spécialistes japonais dont les études ont été récemment publiées sous la direction de Nakane, Chie et Oishi, Shinzaburô, Tokugawa Japan : The Social and Economie Antecedents of Modern Japan, Tokyo, Tokyo University Press, 1990 Google Scholar, bien qu'ils ne veuillent parler que d'« antécédents » avant Meiji, décrivent en fait un monde en pleine modernisation, au sens où je l'entends ici.
4. Voir, sur le thème de l'aliénation et de l'anomie chez les élites chinoises « modenisées », les remarques de Ch'en, Jérome, « Les “ déracinés ” », Études chinoises, IV/2, 1985, pp. 75–89 Google Scholar.
5. Cité ici d'après la traduction de Talcott Parsons, The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism, Londres, Allen and Unwin, « Counterpoint », 1985, pp. 13-31.
6. Voir par exemple Little, Daniel, « Rational-Choice Models and Asian Studies », The Journal ofAsian Studies, L/1, 1991, pp. 35–52 CrossRefGoogle Scholar, qui suggère d'intégrer des facteurs apparemment irrationnels (ou « moraux », pour reprendre les termes d'une controverse fameuse) au sein de ce qu'il appelle une « broadened practical rationality », régissant en l'occurrence les comportements individuels et familiaux des paysans et leurs interactions avec le monde extérieur.
7. A propos de l'Inde, voir David Washbrook, art. cité, notamment pp. 490-491. Le processus de commercialisation intensive de la société chinoise, ou du moins de larges secteurs de cette société, est bien établi sous les Song, dès le XIe siècle ; il reprend massivement au XVIe siècle après la sévère régression des derniers règnes mongols et des premiers règnes Ming.
8. La notion de croissance smithienne a été introduite par Parker, William N., « Opportunity Séquences in European History », dans Parker, William N. éd., Europe, America and the Wider World : Essays on the Economic History of Western Capitalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, pp. 191–213 Google Scholar, voir notamment pp. 194-200. Également Weir, David R., « Les crises économiques et les origines de la Révolution française », Annales ESC, n° 4, 1991, pp. 917–947 Google Scholar, passim et notamment p. 919. La même notion a été récemment évoquée dans un essai sur les incertitudes de l'histoire économique chinoise : Feuerwerker, Albert, « Presidential Address : Questions about China's Early Modern Economie History that I wish I could Answer », The Journal of Asian Studies, LI/4, 1992, pp. 757–769, en particulier pp. 764-765.Google Scholar
9. Cf. Tilly, Charles, Coercion, Capital, and European States, AD 990-1990, Oxford, Basil Blackwell, 1990 Google Scholar, chap. 1. (Mais je ne pense pas qu'on puisse, comme Ch. Tilly, se contenter de ranger l'État chinois dans la catégorie des « tribute-taking empires » : voir en particulier, p. 21.)
10. Biot, Edouard trad., Le Tcheou-li ou Rites des Tcheou, Paris, Imprimerie nationale, 1851, p. iv Google Scholar.
11. Ibid., « Avertissement », pp. 27-28.
12. Notons au passage qu'Amartya Sen, un économiste et un spécialiste éminent des problèmes de la famine dans le monde actuel, fait dans son dernier livre sur ce thème une série de recommandations où l'on retrouve maintes pratiques de l'État chinois au XVIIIe siècle : cf. Dreze, Jean et Sen, Amartya, Hunger and Public Action, Oxford, Clarendon Press, 1989 Google Scholar, passim et en particulier p. 99, n. 40 pour une référence détaillée à mon ouvrage Bureaucratie et famine en Chine au 18’ siècle, Paris, Éditions de l'EHESS, 1980.
13. Voir en particulier les travaux de Fu-mei Chen, Chang, par exemple « Provincial Documents of Laws and Régulations in the Ch'ing Period », Ch'ing-shih wen-t'i, III/6, 1976, pp. 28–48 Google Scholar, ou encore « Editions of the Ch'ing Code », communication non publiée, 40e congrès de l'Association for Asian Studies, San Francisco, mars 1988.
14. Rosanvallon, Pierre, L'État en France de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1990, pp. 96, 125-127.Google Scholar
15. Le premier à formuler l'idée a été Skinner, William G., The City in Late Imperial China, Stanford, Stanford University Press, 1977, pp. 17–26 Google Scholar, mettant en regard le nombre plus ou moins constant des unités administratives et des fonctionnaires titulaires et la croissance des habitats et de la population, et concluant à une réduction systématique du champ d'intervention de l'État, même pour les fonctions administratives de base. A sa suite, d'autres auteurs ont évoqué un processus de « privatisation » : par exemple Rowe, William T., Hankow : Commerce and Society in a Chinese City, 1796-1889, Stanford, Stanford University Press, 1984 Google Scholar. La notion d'un retrait de l'État pendant les derniers siècles de l'empire informe de même les travaux des auteurs (essentiellement américains) qui ont récemment défendu l'idée du développement d'une « sphère publique » à la fin de l'empire : voir en particulier Rankin, Mary, « The Origins of a Chinese Public Sphère : Local Elites and Community Affairs in the Late Impérial Period », Études chinoises, IX/2, 1990, pp. 13–60.Google Scholar
16. Zhen, Tang, Écrits d'un sage encore inconnu, Paris, Gallimard, 1991 Google Scholar ; voir aussi Gernet, Jacques, « L'homme ou la paperasse : aperçu sur les conceptions politiques de T'ang Chen (1630-1704) », dans Eikemeier, Dieter et Franke, Herbert éds, State and Law in East Asia. Festchrift Karl Biinger, Wiesbaden, Harrassowitz, 1981, pp. 112–125.Google Scholar
17. Pierre ROSANVALLON, op. cit., par exemple pp. 58-59. Voir aussi Krygier, Martin, « State and Bureaucracy in Europe : The Growth of a Concept », dans Kamenka, Eugène et Krygier, Martin éds, Bureaucracy :The Career of a Concept, Londres, Edward Arnold, 1979, pp. 1–33 Google Scholar, ici pp. 21-31.
18. J'en ai proposé une étude préliminaire dans « Bureaucratie officielle et bureaucratie réelle : sur quelques dilemmes de l'administration impériale à l'époque des Qing », Études chinoises, VIII/1, 1989, pp. 69-142, passim et en particulier pp. 134-138.
19. Dans lesquels je ne compte pas la période des Song (960-1279), où les nécessités du financement des armées stationnées face aux régimes qui menaçaient le territoire national depuis le nord (les Khitan, les Tangut, les Jurchen, les Mongols) ont effectivement conduit à de profondes transformations du système fiscal, et notamment à l'adoption d'une fiscalité en expansion où la part des impôts sur le commerce l'a progressivement emporté sur celle de l'impôt foncier : en cela, les Song offrent une configuration unique avant l'extrême fin de la période impériale.
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