Il n’y a pas si longtemps encore, l’historiographie moderne traitait principalement la connaissance de l’islam en Europe comme le reflet de l’horizon culturel idéalisé ou diabolisé transmis à la société occidentale par les intellectuels de l’époque, laïques et religieux. Les contacts entre les mondes chrétien et musulman ont été analysés à travers les rapports de voyage des diplomates ou d’occasionnels aventuriers et les mémoires des captifs, ou selon l’estimation des flux commerciaux entre les rives de la Méditerranée. De cette approche a résulté l’étude des relations sociales ancrées dans ces territoires frontaliers, où musulmans et chrétiens ont coexisté pour des raisons historiques et géopolitiques (voir les cas de la péninsule Ibérique, des Balkans et des régions polono-lituaniennes).
Au cours des deux dernières décennies, cependant, la présence musulmane en Europe a fait l’objet d’analyses plus poussées. Cette présence, qui semblait jusque-là avoir laissé des traces insignifiantes, avait même été rendue invisible à la fois aux yeux de l’histoire et de l’historiographie, comme l’ont bien noté Jocelyne Dakhlia et Bernard VincentFootnote 1. En ce sens, Lucette Valensi a cherché à clarifier la question à travers une synthèse qui peut être considérée comme un excellent point de départFootnote 2.
Le livre de Cesare Santus s’inscrit dans cette veine, apportant d’abondants éléments d’archives à des digressions intelligentes et opportunes relevant de l’histoire culturelle. Il explore les occasions de rencontre entre musulmans et chrétiens dans une ville très singulière : le port franc toscan de Livourne. Petit hameau de quelques centaines d’habitants jusqu’à la fin du xvie siècle, Livourne a été choisie par les grands-ducs à partir de la seconde moitié de ce même siècle comme escale maritime pour servir de « béquille » à l’ancien centre commercial de Pise, invitant marranes et juifs ibériques à s’y installer, y compris ceux qui s’étaient convertis au christianisme mais avaient ensuite apostasié. Située au centre de la Méditerranée, Livourne devait servir de charnière entre les marchés levantins et atlantiques, avec l’ambition de remplacer Ancône et d’égaler Venise. L’objectif était de créer une escale résidentielle réunissant Hollandais, Français et Anglais, d’une part, et Turcs et Maghrébins, Grecs et Levantins, Perses et Arméniens, d’autre part.
La ville bénéficie depuis longtemps d’une attention historiographique italienne et internationale. Les chrétiens qui s’étaient progressivement installés à Livourne étaient habitués à la diversité. En outre, « l’Autre » (les marchands levantins, les Arméniens, les Anglais et les Français) avait enrichi Livourne : « Et pourtant, écrit C. Santus, lorsqu’un avantage économique personnel était en jeu, il devenait facile de raviver l’hostilité à l’égard de ce qui était différent, la suspicion envers ceux qui n’avaient pas une certaine identité ou une position claire sur l’échiquier où s’opposaient deux mondes officiellement en guerre » (p. 118). Livourne était en effet un centre ouvert aux étrangers de par sa constitution, les Livornine, un statut qui accordait la libre immigration aux étrangers non catholiques au moyen d’un sauf-conduit. Ce statut particulier les protégeait des persécutions religieuses ou politiques et leur garantissait l’exercice de leur foi, de leurs coutumes et de leurs rites. Pour rappeler le succès de cet ensemble de mesures, promulgué entre 1591 et 1593, il suffit de mentionner que, pendant deux siècles, la nation juive a représenté environ 10 % de la population de la ville. Les étrangers, en somme, ont forgé le nouveau visage de la ville.
Le port et l’aménagement urbain de Livourne ont été construits à partir de rien. Pour ce faire, le recours à la main-d’œuvre esclave était inévitable et fut obtenue directement grâce à l’activité corsaire des chevaliers toscans de Santo Stefano. Précisons de suite, en effet, que contrairement à d’autres communautés, comme celles des chrétiens d’Orient ou des juifs précités, les musulmans de Livourne étaient presque exclusivement enregistrés comme esclaves pour réapprovisionner la flotte grand-ducale. Un système terrible s’il en est : les captifs enchaînés à la rame servaient à en capturer d’autres. Contrairement aux esclaves domestiques, observe C. Santus, les esclaves rameurs restaient en contact permanent les uns avec les autres, conservant leurs traditions, leur langue et leur foi, « sans se voir imposer une nouvelle identité » (p. 48). Les fers aux pieds étaient la condition initiale des captifs « livournais », qui pouvait toutefois être surmontée par l’obtention d’une autorisation leur accordant la libre circulation dans l’enceinte de la ville.
Dans un certain sens, le port franc toscan est un cas exceptionnel dans le panorama européen : des centaines, souvent des milliers d’esclaves étaient convoyés vers une structure appelée Bagno, ensuite imitée par Alger et Constantinople. L’Ordre de Santo Stefano réussit à constituer environ 15 000 captifs en quelque 150 ans (entre le milieu du xvie siècle et la fin du xviie siècle). Tous ne se sont pas retrouvés au Bagno de Livourne ; certains furent rançonnés, d’autres vendus sur différents marchés tyrrhéniens ou à des particuliers. À l’apogée de l’esclavage à Livourne (les vingt premières années du xviie siècle), le Bagno enregistra la présence d’environ 2 000 esclaves, soit 20 à 25 % de la population livournaise, pour ensuite progressivement diminuer.
L’édification d’une telle structure (1598-1604) fut considérée comme une mesure de magnanimité de la part du grand-duc Ferdinand Ier : au lieu de laisser les captifs passer l’hiver dans le froid sur les galères, le zèle du grand-duc leur aurait permis de s’abriter dans un bâtiment couvert, sur la terre ferme, en compagnie d’autres détenus grecs orthodoxes, anglais protestants et chrétiens renégats. À l’intérieur du Bagno, les musulmans pouvaient prier dans une pièce dédiée au culte, appelée gemme, souvent située dans des endroits isolés ou secrets. Son existence est également attestée dans d’autres villes de la mer Tyrrhénienne telles que Gênes, Civitavecchia et Naples, ou encore Marseille. À Livourne, au sein du Bagno, un trésor communal, gardé par l’imam (le coggia), avait été fondé, destiné à couvrir les frais d’enterrement, d’asile et de retour au pays des musulmans qui y vivaient.
Ces concessions confessionnelles reflètent celles faites, de l’autre côté, dans des centres islamiques comme Tunis, Alger ou Istanbul – des concessions nécessaires accordées par les autorités (tant musulmanes que chrétiennes) pour éviter le mauvais traitement de leurs coreligionnaires sur l’autre rive. Cela concernait les inquisiteurs pisans et leurs vicaires livournais. Dans le Bagno, la liberté de culte était en réalité largement respectée : musulmans, juifs et protestants côtoyaient non sans danger d’autres prisonniers, les buonavoglia Footnote 3 ou des officiels catholiques.
Le livre révèle que les esclaves « turcs », en plus d’avoir une hiérarchie interne particulière, sont parvenus à trouver des occupations en dehors du Bagno. Certains ouvraient de petites boutiques ou tenaient des tavernes à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment. D’autres étaient barbiers, détaillants, porteurs ou vendeurs ambulants de nourriture. Des métiers qui, en hiver ou pendant leur temps libre, leur permettaient d’économiser dans le but de leur futur rachat. Les captifs « livournais » n’étaient cependant pas que des gens humbles ; l’on pouvait aussi rencontrer des personnes d’un rang social élevé. Ainsi, on découvre qu’au Bagno, un çavuş d’Égypte (un messager ottoman désormais contraint à l’esclavage) a défié un joueur napolitain chevronné dans de nombreuses parties d’échecs.
La présence d’un nombre si important d’esclaves, à la fois en tant qu’accusés et comme témoins, amène l’auteur à s’interroger sur leur statut juridique. Il est important de noter que leurs dépositions avaient une capacité juridique réelle. On s’éloigne ainsi de l’idée d’une chosification totale de l’esclave, dont les responsabilités pénales auraient incombé aux seuls maîtres. De façon assez surprenante, les musulmans pouvaient jurer par Allah selon un rituel de forme classique associant référence au dieu de l’islam et attouchement du front. De plus, dans le cadre des relations commerciales entre chrétiens et musulmans, ce serment était considéré comme valable par le droit commercial et civil. Selon l’auteur, « la possibilité pour les Turcs de jurer secundum legem suam montre quels compromis pouvaient être faits pour assurer le bon fonctionnement d’une société où la présence islamique était loin d’être insignifiante » (p. 138).
À ce stade, il est légitime de se demander pourquoi les musulmans libres ne se sont pas installés à Livourne, puisqu’ils auraient été explicitement couverts par les Livornine. Plus généralement, leur absence de l’Europe chrétienne a souvent suscité des réponses insatisfaisantes, depuis celles de Bernard Lewis mettant en avant un manque de curiosité ou un sentiment de supériorité islamiqueFootnote 4, jusqu’à celles rappelant les avertissements de la loi malikite dans le but de limiter les contacts avec les chrétiens et éviter les voyages non nécessaires vers Dar al-Harb. C. Santus soutient au contraire que, d’une part, les musulmans étaient plus en danger sur mer que les chrétiens et, d’autre part, que ces derniers s’opposaient eux-mêmes à la présence islamique sur leurs territoires et faisaient preuve d’un mépris constant à leur égard. Ajoutons que, dans le cas toscan, le soutien officiel du grand-duc à la pratique corsaire de la fabrication d’esclaves ne risquait certainement pas d’encourager d’autres « Turcs » à émigrer à Livourne.
Quoi qu’il en soit, Livourne est rapidement devenue une ville où « la rencontre avec l’altérité islamique était une expérience beaucoup plus accessible et quotidienne qu’on aurait pu le supposer » (p. 20). Ce n’est que dans des circonstances bien particulières que le « Turc » lato sensu redevient le chien rustre et sodomite de l’imaginaire européen ; en effet, il est aussi un voisin, un visage familier, un simple ouvrier ou un sorcier vers lequel le chrétien peut se tourner pour résoudre ses problèmes de santé ou d’amour. C’est ce transfert mutuel de connaissances qui a permis aux « mahométans » de laisser leur empreinte à Livourne : circulation des idées, transmission des coutumes, curiosité pour les pratiques rituelles, médicales et magiques de l’Autre. « Si ailleurs le ‘turc’ était avant tout une figure imaginaire, redoutée comme un croque-mitaine ou évoquée comme un symbole d’exotisme, Livourne offre au contraire le cas d’une société où la coexistence et même le mélange étaient réels et quotidiens » (p. 152). Il convient toutefois de ne pas idéaliser la triste réalité immuable d’une grande masse de malheureux arrachés de force à leurs foyers ou à la mer et réduits à des conditions inhumaines, limités dans leurs droits et leur dignité. En outre, d’autres espaces de médiation et de petites libertés existaient aussi ailleurs – encore peu connus, voire inconnus dans l’état actuel de la recherche.
Pour étudier les implications sociales et culturelles de la présence islamique à Livourne, C. Santus a opté pour les sources judiciaires, qui donnent souvent aux historiens des aperçus inédits de la vie quotidienne que d’autres types de documentation, tels que les registres de chancellerie ou paroissiaux, ne permettent pas. L’auteur a consulté principalement les procès inquisitoriaux instruits à la cour pisane. Les mahométans soumis à la question étaient, bien sûr, ceux qui s’étaient convertis au christianisme. Les musulmans non convertis apparaissent au contraire comme témoins dans des procès pour hérésie contre des chrétiens qui avaient recours à leurs pratiques médico-magiques. C. Santus a le mérite de disséquer les dépositions d’accusés et de témoins peu crédibles en ce qu’elles révèlent des situations similaires aux leurs, dont ils ont été les observateurs ou dont ils ont entendu parler, exposant ainsi les imbrications socioculturelles entre différents groupes ethniques en contact quotidien.
Certains des micro-récits rapportés renvoient à une réalité des liens entre chrétiens et musulmans comme fondée sur la mise en scène de lieux communs : parfois, par exemple, les chrétiens disent être devenus les clients des « Turcs » parce qu’ils croyaient que ceux-ci pouvaient traiter avec le diable et prédire l’avenir. Selon C. Santus, c’est là le résultat d’une assimilation du discours sur le musulman en tant qu’homme du diable, une perception répandue dans la culture populaire. À d’autres moments, les autochtones cherchaient à satisfaire leurs caprices sexuels en recourant aux services de prostitution des jeunes Turcs du Bagno. Cet indice suggestif confirme combien, dans l’imaginaire chrétien, le « Turc » était naturellement habitué à ces pratiques ; les chrétiens homosexuels pouvaient même s’épargner un voyage à Istanbul et donner libre cours à leurs penchants près de chez eux. En définitive, pour les habitants de Pise et de Livourne, les esclaves musulmans étaient des personnes avec lesquelles il était possible d’interagir : leurs relations « allaient au-delà de la peur, prenant souvent la forme d’une fascination, d’une attraction et parfois d’un sujet de réflexion » (p. 91).