Je tiens à remercier la rédaction des Annales HSS de m’avoir invité à apporter ma contribution à la discussion autour du livre important de Maurizio Isabella. S’il est vrai que je ne suis pas à proprement parler un spécialiste de l’Europe du Sud et de la Méditerranée, je travaille néanmoins sur l’Europe centrale au xixe siècle, une région adjacente qu’historiennes et historiens qualifient souvent de « périphérie » de l’Europe, un terme que j’utilise avec des guillemets et non par choix personnel. Cette « périphérie » dont j’ai fait mon objet d’étude fut elle aussi marquée par l’expérience des guerres napoléoniennes et de diverses guérillas, par l’occupation étrangère ainsi que par une certaine créativité en matière de construction étatique, en particulier dans le Tyrol et les Provinces illyriennes, dont Trieste, l’Istrie, la Carniole et la Dalmatie. Bien entendu, l’analyse de M. Isabella inclut également les provinces « grecques » qu’étaient la Moldavie et la Valachie, dont le rôle fut essentiel dans les mouvements révolutionnaires de 1848 en Europe centrale et orientale.
Il est hélas rare que nous autres historiens et historiennes nous trouvions en présence d’un tel livre, qui résulte d’un travail de longue haleine et traite de questions aussi ambitieuses que complexes, d’un livre qui se distingue par la profondeur et la puissance de la réflexion de son auteur et qui, enfin, s’appuie sur des fonds d’archives particulièrement riches et transnationaux. M. Isabella propose une étude d’envergure, très convaincante, sur la politique ordinaire et les cultures politiques de larges pans de l’Europe méditerranéenne napoléonienne et post-napoléonienne. Son livre remet en question notre compréhension fondamentale de la signification même de la révolution pendant la première moitié du xixe siècle. Par ailleurs, bien que ce ne soit pas son objet, il nous oblige à repenser le caractère et la portée des bouleversements politiques qui se produisirent partout en Europe autour de 1848.
Mon admiration pour ce qu’a accompli M. Isabella avec ce livre ne surprendra personne qui connaisse un tant soit peu mon travail ou celui des historiens et historiennes que j’estime. Au fil du temps, nous sommes nombreux à avoir essayé de replacer l’étude de l’Europe centrale et orientale du xixe siècle au sein d’un contexte européen plus large, afin d’intégrer pleinement l’histoire de cette région plutôt que de se contenter d’y voir une périphérie européenne qui ferait presque office d’exception tant elle est problématique et diverse d’un point de vue ethnique. Cette dernière conception, qui fut longtemps promue pour les besoins politiques de la guerre froide, reste solidement ancrée dans l’imaginaire des historiens et historiennes de l’Europe, ce qui est extrêmement problématique.
Je me suis toujours efforcé, dans le cadre de mon propre travail de recherche, de démontrer aux spécialistes de l’Europe et, en particulier, de l’Europe du Nord-Ouest, que, dès la première moitié du xixe siècle, avaient émergé en Europe du Sud-Est une culture et des pratiques politiques importantes qui incarnaient déjà des formes locales de libéralisme. Cet ensemble d’organisations, de discours, d’organes de presse et de pratiques politiques complexes ne constituait en rien une pâle copie de ce que les citoyens et citoyennes d’Europe du Sud-Est avaient appris de la France, de la Grande-Bretagne ou des Pays-Bas. Il s’agissait au contraire de réponses créatives aux défis auxquels étaient confrontés chacun de ces États ou chacune de ces sociétésFootnote 1. Ne serait-ce qu’à ce seul titre, j’admire la manière dont le travail de M. Isabella contribue à détacher les velléités ou les expériences révolutionnaires d’un univers exclusivement francocentré pour montrer pourquoi et comment d’autres régions d’Europe ont engendré leurs propres pratiques révolutionnaires au cours des premières décennies du xixe siècle. Ces pratiques et idéologies furent souvent partagées au-delà des frontières régionales et l’auteur rappelle la conviction passionnée qu’elles inspirèrent aux populations locales. Il va sans dire que l’héritage institutionnel de l’occupation et du règne napoléoniens a contribué de plusieurs manières (parfois impossibles à prévoir) aux mouvements révolutionnaires partout en Europe, qu’il les ait infléchis, façonnés ou provoqués. Cependant, comme l’affirme M. Isabella à plusieurs reprises et avec perspicacité, cette influence ne s’exerça qu’au sein d’un cadre de compréhension local, régional, voire impérial du monde politique, fruit de leur propre action et non d’une importation.
Trois éléments principaux abordés dans ce livre me semblent particulièrement utiles pour repenser les histoires européennes des révolutions du xixe siècle en Europe du Sud-Est. Je pourrais les résumer à grands traits en évoquant les notions « d’échelles », de « fédéralismes » et la question de l’influence de cet ouvrage pour l’étude des mouvements révolutionnaires de cette période. Le premier de ces termes, « échelle », renvoie à la façon admirable qu’a M. Isabella de tisser des liens entre des échelles d’analyse radicalement différentes pour formuler des arguments plus globaux. Des événements qui ont une signification particulière au niveau des États peuvent revêtir un autre aspect et avoir une portée différente à l’échelle d’un village, d’une ville ou d’une région. Il faut, d’une manière ou d’une autre, prendre en compte l’ensemble de ces niveaux d’échelle si l’on veut tirer des conclusions pertinentes sur la place prise par la révolution pour chacun et chacune, ainsi que sur la manière dont il ou elle en a fait l’expérience, et quelle signification il ou elle y a attachée. Les historiennes et les historiens, notamment les spécialistes d’histoire globale, qui cherchent à envisager simultanément plusieurs échelles d’analyse, ne manqueront pas d’être impressionnés par le travail accompli ici par M. Isabella. Celui-ci guide le lecteur avec une extraordinaire fluidité d’une échelle d’analyse à l’autre, d’un endroit à l’autre, sans jamais perdre de vue la spécificité de chaque contexte ni de ses différents acteurs, avant de tirer des conclusions lumineuses qui modifient notre regard sur les événements en question ou sur les intentions de leurs acteurs. Parfois, il suit certains acteurs spécifiques d’un site à l’autre, détaillant les significations que prennent leurs discours et leurs actions en fonction des contextes.
Le deuxième élément clef de ce livre est un point fondamental – pourtant trop fréquemment absent des histoires générales de l’Europe – pour tout spécialiste d’Europe centrale qui cherche à comprendre la politique du xixe siècle : la centralité à la fois pour les élites et la population de constitutions et de modes de gouvernance qui appartiennent à un spectre que nous appellerons « les fédéralismes », voire les fédéralismes imbriqués. L’importation simultanée de divers types d’autonomie, aux niveaux de l’individu, du corps de métier, de la commune ou de la région, dans les différentes interprétations populaires du constitutionnalisme libéral explique cette énergie révolutionnaire. Ces interprétations, comme l’explique M. Isabella, ne doivent pas être lues comme les vestiges de traditions remontant au début de l’époque moderne, ni même comme des indices de sous-développement rural. Il faut au contraire analyser la manière dont ces revendications d’autonomie collective sous-tendent des procédés critiques de négociation qui participent de l’élaboration d’une idéologie libérale capable de captiver localement l’imagination d’un large éventail d’individus, à tous les niveaux de la société. M. Isabella étudie un grand nombre de revendications fédéralistes portées par des paysans, des artisans, des aristocrates, des jeunes gens issus de la classe moyenne éduquée, des commerçants et des bureaucrates, dans des termes extrêmement familiers pour les spécialistes de l’Europe centrale des Habsbourg à la même période. Dans ce dernier cas, un des grands écueils a été de rattacher ces revendications à la logique ethno-nationaliste du xxe siècle plutôt que de les comprendre comme des déclinaisons régionales de revendications de droits communautaires dont le but était de renégocier la gouvernance impériale.
Plus récemment, Jana Osterkamp a exploré un grand nombre de ces questions et idées au sujet de la monarchie des Habsbourg dans son livre novateur Vielfalt ordnen, qui signifie, littéralement, « Ordonner la diversité », et dont une traduction anglaise devrait bientôt paraître chez Oxford University PressFootnote 2. Mais il n’est pas seulement question de considérer l’autodéfinition communautaire au xixe siècle au-delà du prisme de l’ethno-nationalisme. Il est tout aussi important, à l’exemple de M. Isabella, de ne plus penser la construction de l’État impérial ou national uniquement comme une centralisation bureaucratique systématique imposée d’en haut, mais bien comme une manière de faire fonctionner et d’administrer, à tous les niveaux de la société, des formes étatiques composites. En d’autres termes, l’effort de construction de l’État s’effectue autant par le bas, ou au niveau régional, que par le haut. Dès lors qu’historiens et historiennes infléchissent dans ce sens leur approche de la construction étatique, ils et elles peuvent faire émerger une compréhension bien plus riche du constitutionnalisme libéral, jusque-là imperceptible. C’est ce que fait brillamment M. Isabella, notamment en montrant comment les factions libérales locales, engagées par exemple dans des processus de négociation très intenses sur les limites des droits de propriété des individus et des corporations, ont façonné des idéologies libérales régionales ou nationales convaincantes. Les idées, stratégies, symboliques, valeurs ou approches politiques libérales, traditionnellement vues comme importées du Nord-Ouest vers le Sud et l’Est, seraient en vérité la résultante de cultures politiques locales auxquelles elles auraient puisé leurs racines ; non plus de purs produits d’importation qui ne sauraient porter leurs fruits dans les sols inamicaux de l’Europe non occidentale, mais bien des formes vivaces de pratiques politiques du consensus, qui s’appuieraient sur une compréhension profonde des contextes locaux. C’est également pour cette raison que le libéralisme gagna des partisans à tous les niveaux de la société, pas seulement en tant qu’ensemble d’idées pour réguler la société, mais en tant qu’ensemble de pratiques quotidiennes reposant sur le bon sens.
Le troisième point que je souhaite aborder ici tient à la manière dont M. Isabella modifie notre perception des révolutions européennes du xixe siècle. En tant qu’historien des décennies révolutionnaires plus tardives (1848-1880), je suis convaincu que cette analyse d’un âge antérieur des révolutions ouvre des pistes pour repenser les révolutions qui éclatèrent deux ou trois décennies plus tard. Il ne s’agit plus seulement de considérer que les idées et pratiques révolutionnaires sont transnationales par essence et dans leurs tentatives de mise en œuvre ; il faut également penser l’importance des contextes locaux pour interpréter ces pratiques, pour mesurer leurs implications, pour comprendre ce que les révolutionnaires estimaient possible, et la manière dont les diverses conceptions locales engendrèrent de multiples significations possibles de la révolution. Si le contexte local est fondamental, pourquoi, est-on en droit de se demander, l’élan de 1848 commencerait-il à Paris avant de se développer hors de France ? Le travail de M. Isabella nous demande implicitement d’envisager des récits de la révolution européenne qui se focalisent à parts égales sur la Galice, l’Espagne, Naples et la Hongrie. On peut légitimement se demander ce qui se passerait si l’on attribuait les principales pulsions révolutionnaires à un ensemble d’acteurs et de revendications qui ne se limite pas aux quelques révolutionnaires français qui renversèrent la monarchie de Juillet en février 1848.
Southern Europe in the Age of Revolution œuvre magistralement à remettre une région clef de l’Europe en son cœur et à la sortir de la périphérie (de-peripheralizing) où elle fut trop souvent assignée. Ne serait-ce que pour cette réussite, tous ceux et celles qui s’intéressent à l’histoire européenne devraient se pencher sur le travail remarquable de M. Isabella. Dans le même temps, le livre nous invite à repenser les significations que l’on attribue au libéralisme politique et à la manière dont les hommes et les femmes d’Europe ont façonné leurs propres idées et programmes libéraux.