Qui aurait soupçonné que cette étude d’apparence locale, publiée dans la « Bibliothèque d’histoire de la Corse », allait s’inscrire dans un champ de portée beaucoup plus ample que la seule histoire des douze membres d’une académie provinciale, de surcroît insulaire ? Auteur d’Un siècle de révolutions corses, après avoir précédemment publié sa thèse sur la Corse du xve siècle, puis un ouvrage sur les relations entre « haine et politique » en Corse au temps de la Révolution françaiseFootnote 1, Antoine Franzini interroge l’histoire de l’Académie née à Bastia en 1659 en montrant qu’elle met en jeu non seulement les trois dimensions annoncées dans le sous-titre – « sociale, culturelle et littéraire » –, mais également celles de la politique et des relations internationales en Méditerranée occidentale.
Derrière le modeste affichage d’une note de bas de page qui présente le volume comme « le développement à la taille du livre d’une communication prononcée aux 5e Rencontres historiques internationales d’Île-Rousse » (p. 7), l’auteur offre une enquête minutieuse qui apporte une contribution décisive à l’histoire croisée de la péninsule italienne, du royaume de France et des îles sur lesquelles s’exercent le pouvoir ou la force d’attraction de la République de Gênes, de la France, du grand-duché de Toscane, voire de l’Espagne, du royaume de Naples, des États barbaresques et même de la Grande-Bretagne. En l’occurrence, ce sont les Corses d’abord, mais aussi les Génois et les Français qui sont les plus directement concernés par cette histoire de l’Accademia dei Vagabondi (« Académie des Vagabonds »), même si d’autres lieux sont convoqués tels Rome, Pise, Florence, Venise, Avignon ou Nancy.
L’intelligence de la démarche d’A. Franzini provient de ce qu’il nous fournit de façon pédagogique, tout au long de l’ouvrage, les clefs et les instruments qui nous permettent de réfléchir à une série de problèmes. L’auteur a conscience de la pauvreté de la documentation malgré les études qui ont précédé, judicieusement inventoriées dans l’ordre chronologique depuis 1867 (p. 235-236). Il se plaît à rappeler que l’Accademia dei Vagabondi n’a pas figuré jusqu’ici dans la base de données Italian Academies. C’est comme si la Corse constituait un point aveugle. Si l’on suit l’auteur, on comprend que ce « vide » résulte non seulement de la rareté des sources, mais aussi de l’appartenance de l’Accademia dei Vagabondi à deux histoires : celle, foisonnante, des académies italiennes depuis le xvie siècle et celle des académies de la France des Lumières qui, dans la première moitié du xviiie siècle, connaît le formidable développement qu’a décrit Daniel Roche. Cette situation marginale et à cheval sur deux mondes – et sur deux époques – expliquerait le peu de considération dans laquelle les historiens l’ont tenue, y compris les auteurs des contributions rassemblées par Jean Boutier, Brigitte Marin et Antonella Romano dans Naples, Rome, Florence : une histoire comparée des milieux intellectuels italiens, xviie- xviiie siècle Footnote 2.
Pour compenser une méconnaissance qu’aggrave effectivement la difficulté, indiscutable, de trouver sur l’Accademia des informations consistantes et continues, A. Franzini a recueilli les morceaux d’un puzzle auprès de fonds d’archives variés (situés notamment à Paris, Gênes, Ajaccio, Bastia, Nancy, Corte ou Florence), en organisant ces rares données selon trois lignes directrices. Il égrène d’abord les biographies des douze membres de l’Académie l’année de sa fondation, en 1659, et lors de sa « renaissance », en 1749, de leurs remplaçants attestés ou présumés au fil des années et, pour le xviie siècle, d’une série de lettrés corses qui n’en firent pas partie, qu’ils fussent de Bastia ou de l’ensemble de la péninsule italienne, des bourgs littoraux de l’île ou des villages de l’intérieur de la Corse. Ensuite, du moins pour la période 1749-1752, l’auteur décortique les comptes rendus des séances à l’aide de textes imprimés et, le cas échéant, de correspondances. Enfin, il isole quelques sujets ou « affaires » particulières qui permettent de saisir les enjeux de cette histoire et son insertion dans un contexte italien, français et européen.
Cette méthode, qui entrelace les fiches et les pages de synthèse, provoque une organisation quelque peu heurtée du discours, mais, appuyée par des annexes et un utile index, elle a le mérite de nous faire avancer dans une sorte de théâtre d’ombres qui peu à peu se transforme en une réalité tangible et pleine de surprises. Le premier intérêt tient à la chronologie de l’Académie, qu’A. Franzini reconstitue en opposant clairement deux saisons, même si à la lecture s’en dégagent trois, voire quatre. L’étude court bien sur les xviie et xviiie siècles ; toutefois, en définitive, elle s’étend sur à peine une centaine d’années, éclairant trois périodes d’activité visible de l’Académie. Les deux phases de 1659-1693 et 1716-1724 appartiennent à ce que l’auteur nomme la « première » Accademia dei Vagabondi, aux contours proches et aux liaisons nombreuses avec les académies de la péninsule italienne, à commencer par celles de Gênes. À l’inverse, les années 1749-1752, mieux connues, marquent son retour sous l’égide du marquis Séraphin-Marie de Cursay, commandant des troupes françaises en Corse. Dans les deux cas, c’est à Bastia que se joue sa naissance ou sa relance contre Calvi en 1659 et même si, en 1749, ses promoteurs ont le souci de l’inscrire dans une dynamique insulaire. C’est encore à Bastia qu’apparaît furtivement une Académie concurrente en décembre 1752, l’Accademia dei Bellicosi (« Académie des Belliqueux »), dont les six membres cherchent à opposer la fidélité génoise à l’ascendant de l’influence française.
Un second intérêt de cette étude réside dans l’articulation qu’elle souligne constamment entre l’ancrage social des membres de l’Académie, leurs productions littéraires, dont de nombreux extraits sont donnés, et les enjeux politiques et géopolitiques qui sous-tendent leur activité. Les figures dominantes de l’Académie de 1659 sont des juristes comme Giovanni Banchero, Francesco Cànari et Girolamo Biguglia, alors plutôt proches de Gênes dont ils justifient la domination. Cette coloration professionnelle contraste avec la majorité de clercs lettrés des villages de l’intérieur de la Corse ou dispersés à travers l’Italie. L’activité est cependant fragile : la mort en 1693 de Sebastiano Carbuccia, premier « prince », c’est-à-dire directeur de l’Académie (qu’il avait appelée à ne pas s’endormir dans la préface d’un recueil de poésies en 1675), suffit à faire disparaître toute trace de cette dernière jusqu’en 1716. Puis, en 1722, avec le début des révoltes de Corse, l’implication de son « prince » d’alors, le chanoine Brandi, et de son secrétaire, Pier Simone Ginestra, tous deux exilés à Livourne entre 1722 et 1730, entraîne très probablement une nouvelle cessation des activités académiques.
Dans la « nouvelle » Académie de 1749, il y a davantage de membres du clergé que dans celle de 1659, soit six dont Astolfo Astolfi, Giacomo Semidei et Antonio Matteo Bozio ; elle compte en outre deux Français, le militaire Louis d’Herbain et l’auteur « polygraphe et polémique » (p. 86) François-Antoine Chevrier, d’origine lorraine et secrétaire du marquis de Cursay. Cette composition traduit le poids des religieux sensibles à la cause corse, ainsi que la force de l’attraction française et le fossé croissant face à la puissance génoise. Celle-ci perçoit les risques qui s’ensuivent du point de vue politique. Entre 1749 et 1752, les discours de louange s’adressent au protecteur (Cursay) et au roi de France (Louis XV) en n’oubliant jamais d’honorer la puissance souveraine de Gênes. Mais les nouveaux membres sont au cœur des confits qui, dans l’île, opposent partisans de Gênes et patriotes oscillant entre la France et le futur soutien à l’action de Pascal Paoli. Ce qui se publie au milieu du xviiie siècle est lourd d’enjeux politiques.
Chevrier devient le porte-étendard d’une histoire patriotique de la Corse et la cible des Génois, même si l’Histoire du royaume de Corse partiellement lue à l’Académie en décembre 1749, et qui offense directement Gênes, serait d’un certain Goury de Champgrand et si l’Almanacco reale di Corsica dell’anno 1750, qui affirme que les troupes françaises ont été envoyées en Corse « à l’instance des peuples », est de la plume de Giovanni Luca Poggi, secrétaire et directeur de l’Académie, et non de Chevrier. La crise est à son comble en mars 1751, lorsque le marquis de Cursay dote la ville de Bastia d’une imprimerie chargée de diffuser les travaux de l’Académie. Un accord est finalement trouvé en août 1751 pour le maintien de cette entreprise de Jean-Marc Artaud, sous réserve que les ouvrages soient soumis à une permission de Gênes. Mais Cursay paie sa politique favorable aux Corses et insuffisamment équilibrée aux yeux de Versailles par son arrestation avec renvoi en France en décembre 1752, qui entraîne de facto la fin de l’Accademia dei Vagabondi.
L’histoire en dents de scie de l’Académie ne permet pas de cueillir une régularité de ses séances, par exemple tous les deux mois. Si les productions des académiciens et des lettrés corses sont plus riches au xviie qu’au siècle suivant, la forme des sonnets poétiques et la lecture de morceaux de leurs ouvrages demeurent une constante. L’Académie s’ouvre aussi au théâtre, et ses compositions dramatiques et musicales jouées à Bastia introduisent un pont avec la production florentine du milieu du xviiie siècle. Les concours qu’elle propose attirent jusqu’à Jean-Jacques Rousseau, qui cependant ne lui enverra pas son Discours sur la vertu du héros. Malgré les difficultés qu’elle ne cessa de rencontrer, l’Académie de Bastia a donc joué un rôle qui méritait d’être tiré de l’ombre grâce à ce travail patient, méthodique et informé.