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Anne Lafont, L’art et la race. L’Africain (tout) contre l’œil des Lumières, Dijon, Les presses du réel, 2019, 476 p.

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Anne Lafont, L’art et la race. L’Africain (tout) contre l’œil des Lumières, Dijon, Les presses du réel, 2019, 476 p.

Published online by Cambridge University Press:  25 April 2024

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Abstract

Type
Race et esclavage (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

La représentation des Noirs dans les arts visuels reste un « chantier » peu investi par la recherche française, comme l’affirmait Anne Lafont en 2013 Footnote 1 . L’étude de la culture visuelle, en particulier atlantique, est plutôt l’affaire de travaux nord-américains et britanniques. L’explication de cet état de fait est peut-être à trouver dans la documentation monumentale issue du projet « The Image of the Black in Western Art » (L’image du Noir dans l’art occidental) Footnote 2 . La documentation européenne (Archive Menil), suite au refus du musée du Louvre de l’accueillir, se trouve à l’Institut Warburg de l’université de Londres. Quant à la documentation américaine, c’est l’Institut W. E. B. Dubois du centre des études africaines et afro-américaines de l’université de Harvard qui la conserve. Ce sont d’ailleurs les presses de cette université qui rééditent les volumes présentant ces archives visuelles et en publient de nouveaux, conçus dans la première phase du projet.

Ce renouvellement des travaux portant sur les représentations des Noirs s’intensifie. À titre d’exemple, la culture visuelle, les postcolonial et colonial studies se sont emparées du sujet, suscitant de nouvelles approches et proposant des affinités inédites autour de ces images Footnote 3 . L’ouvrage d’A. Lafont constitue en ce sens une contribution majeure de l’histoire de l’art français dans ce domaine. L’autrice enrichit ce dernier en proposant l’analyse d’un corpus hétéroclite, peu visible dans la masse considérable d’images du Noir dans l’axe euro-atlantique. En choisissant de faire porter son analyse sur la culture visuelle française avant l’imaginaire abolitionniste du xix e  siècle, A. Lafont fait le lien entre un corpus densément travaillé, celui du xix e  siècle, et un autre moins investi. Le résultat est une étude minutieuse et convaincante qui offre des fondements solides pour toute recherche sur le sujet de la représentation du Noir dans la vaste et très diversifiée culture visuelle atlantique.

Cette étude constitue aussi un marqueur symbolique dans l’histoire de l’art français du xviii e  siècle, qui aborde rarement les questions développées par A. Lafont dans son essai. Celle de la représentation du Noir dans les arts visuels dépasse l’étude du thème et les travaux traitant du sujet. Il en va ici de l’urgence de proposer de nouvelles méthodologies analytiques s’affranchissant des catégories essentialisantes et totalisantes d’Africain et de Noir, d’art, de race et d’Occident, dans une démarche qui questionne « l’ unicum (l’artiste, le chef-d’œuvre, l’isolement muséal) […], c’est-à-dire [la] décontextualisation [des objets] ou leur recontextualisation neutralisante par le musée ou le catalogue raisonné, processus contribuant à nier leur inscription dans le champ social » (p. 39-40). Au contraire, dans l’étude d’A. Lafont, les œuvres s’y trouvent entièrement inscrites. Le pouvoir énonciatif des arts visuels est mis en avant à travers la capacité politique que possèdent les images d’intervenir et d’agir sur les imaginaires et sur les perceptions du réel.

Le titre de l’ouvrage réitère la volonté de reformuler cette démarche méthodologique. L’art et la race sont deux des catégories au cœur de celle-ci, auxquelles s’ajoutent trois autres : l’Africain, l’œil et les Lumières. La manière dont le livre met en avant la construction de l’identité raciale, fondée sur la couleur de peau et une nouvelle esthétique de la couleur, est remarquable. Un terme polysémique, la couleur, revêt des connotations sociales, politiques et artistiques. À ce titre, le modèle du page noir et de l’aristocrate blanche est particulièrement symbolique d’une telle convergence : il est le signe d’une réalité socio-politique dès 1700 comme d’un projet d’équilibre artistique entre les pigments clairs et obscurs. Par contraste, ce même modèle met aussi en évidence que la blancheur, dans la spécificité de l’œuvre d’art, est également une couleur. La blancheur sort ainsi de sa neutralité imaginaire, ressortant comme une construction sociale et raciale d’une identité européenne idéalisée.

L’Africain et les Lumières apparaissent tous les deux liés à travers le fil rouge de ce très long xviii e  siècle. Le Code noir (1684) marque le début d’un processus où l’image de l’Africain est scrutée par la culture visuelle européenne. Les années 1830 clôturent cette phase en quelque sorte préparatoire de cette altérisation. La notion de race est alors soumise à une redéfinition ; c’est l’apogée des sciences racialistes, quand le xix e  siècle est le siècle de la « clarification visuelle ». Entre ces deux repères chronologiques, l’imagerie raciale des Lumières constitue un espace d’indéfinition foisonnant de positions idéologiques. Ce manque de clarté est également fondé par la complexité des genres, des médias et des savoirs du visuel. Si l’imagerie du Noir et de l’Africain au xviii e  siècle est, dans l’axe euro-américain, une étape fondatrice d’un imaginaire visuel persistant, les incrustations sémantiques l’occultent souvent sous les strates de l’hypervisibilité de l’imagerie abolitionniste, coloniale (Afrique) et postcoloniale (Amériques) du xix e  siècle.

Cet ouvrage, très riche dans la mise en lumière des circulations atlantiques, confirme la place de l’interdisciplinarité dans l’approche de la représentation des Noirs dans les arts visuels. Le processus visuel d’élaboration de l’altérité africaine et noire accompagne, tout en la traversant, la construction des nouveaux savoirs dont, notamment l’histoire naturelle et l’anthropologie. Les travaux sur la représentation des Noirs envisagent également la persistance de cet imaginaire ainsi que la survivance de ces images, ce qui ajoute d’autres enjeux disciplinaires à l’analyse. A. Lafont construit, à travers une étude savante de l’imagerie raciale, de textes philosophiques et d’autres naturalistes, un modèle théorique pour toute étude de cette imagerie du Noir dans les premières étapes des colonialismes européens.

L’essai conclut que « [l’]art des Lumières, à l’aune de la figure africaine, en est un de processus, de tentative, d’expérimentation, de crise féconde, nullement d’un échec mais bien le reflet d’une complexification tendue du rapport à un monde traversé de violences extrêmes, qui ne se résoudront d’ailleurs pas vraiment par la suite, même si Géricault ouvrit une voie artistique qui prépara peut-être l’événement politique majeur de la seconde abolition de 1848, mais n’empêcha pas la colonisation de l’Afrique entamée par la prise d’Alger en 1830 » (p. 413). Ce constat apparaît plutôt comme l’amorce d’un nouveau chantier, d’un appel à l’histoire de l’art français de s’emparer de l’étude de la représentation des Noirs dans les arts visuels. La démarche met en œuvre un détachement par rapport à une perspective trop élitiste et nationale au profit d’une autre plus connectée et renouvelée. Une approche motivée par une mise en lumière(s) des enjeux politiques de cette imagerie raciale dans le passé, encore opérante dans les imaginaires raciaux du présent.

References

1. Anne Lafont, « La représentation des Noirs : quel chantier pour l’histoire de l’art ? », Perspective , 1, 2013, p. 67-73.

2. Dont les résultats ont été publiés : David Bindman et Henry Louis Gates Jr. (dir.), The Image of the Black in Western Art , Cambridge, Harvard University Press, 11 vol., 2010-2024.

3. Voir, par exemple, Alejandro de la Fuente, « Afro-Latin American Art », in  A. de la Fuente et G. Reid Andrews (dir.), Afro-Latin American Studies: An Introduction , Cambridge, Cambridge University Press, 2018, p. 348-405 ; David Bindman, Alejandro de la Fuente et Henry Louis Gates Jr. (dir.), The Image of the Black in Latin American and Caribbean Art , Cambridge, Harvard University Press, 2 vol., à paraître en 2024.