Published online by Cambridge University Press: 25 May 2018
Le titre de cet article dévoile un projet d'une ambition si vaste, pour ne pas dire démesurée, que je me sens obligé, dès l'abord, de présenter un certain nombre de justifications et d'avertissements. Je n'ai pas la prétention d'exposer intégralement, dans l'espace dont je dispose, tous les aspects et toutes les interactions complexes de ces deux phénomènes « politiques » que sont la royauté et l'aristocratie, non plus que de réfuter toutes les objections, pertinentes ou non, que peut soulever l'utilisation pour un tel projet de théories et de techniques extra-historiques et transdisciplinaires. Tout au plus défendrai-je d'entrée l'architecture théorique de mon étude — le concept de « théorie unifiée » — de la façon suivante : le roi et le noble représentent deux modes primaires d'expression de l'énergie, de la puissance, de la force vitale qui marquent la conduite des hommes. Ils s'enracinent tous deux dans une zone où domine le pouvoir sacré, et, par « pouvoir sacré », j'entends ici un agglomérat de concepts attachés à cette aura de puissance extra-personnelle qui entoure l'homme en société.
The study attempts to bring together the "typological" phenomena of kingship and aristocracy, emphasizing the expression of both forms in the areas of liminality, the interstitial and the mediatory, as well as the area of the totally forbidden. Thus the king must violate primary taboos against the sources of power and its exercice in order to rule; and he must himself express "doubled" (and therefore anomalous) powers as part of his essential stance. The Hero-Noble expresses other values; those of the liminar realm, such as rebellion and animality, but he also appears in such "reversed" manifestations as the Amazon and the Trickster. The two forms are morphologically related in that both arise from the abyss of chaotic or potential power and manage to reach a balanced pattern: the king balances magic and magistracy; the aristocrat balances style against animal energy. Yet both express that urge to power which is "beyond the safe limits defined by society".
La première version de cet article a été lue à la réunion de l'American historical association, décembre 1975.
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79. Neumann, Origins and history of consciousness, op. cit., pp. 319-320.
80. Parmi les types d'immortalité attribués aux monarques, il y a, rencontré pour quelquesuns, le thème du « roi dans la montagne », du roi qui dort jusqu'à ce qu'on ait besoin de lui. Là semble-t-il, le roi se confond avec certains aspects du héros qui, comme dormeur, défie l'autorité plutôt qu'il ne la définit. Le mythologème du Roi Dormant s'associe apparemment à une certaine nostalgie d'un ordre envolé ; voir, par exemple, Arthur, Charlemagne ou Frédéric II.
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87. De Heusch, Pouvoir, op. cit., pp. 20-39 ; voir aussi C. Préaux, « La légende de Pélops et la royauté sacrée », même volume, pp. 83-86.
88. Voir plus haut pp. 7-8 et note 36.
89. Dumézil, From myth to fiction, op. cit., pp. 39-40, 49-51.
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