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Article contents
Toutes les dettes ne se valent pas
Published online by Cambridge University Press: 30 December 2024
Abstract
Cet article répond aux remarques formulées par Jean-François Chauvard, Luisa Brunori et Jean-Louis Halpérin, Pierre-Cyrille Hautcœur ainsi que Maurice Kriegel sur mon livre The Promise and Peril of Credit, traduit en français sous le titre Juifs et capitalisme. Le livre examine les significations culturelles attachées à la diffusion des instruments de crédit de la finance privée à partir du xviie siècle. Il s’intéresse tout particulièrement à décrire les multiples associations avec les Juifs et l’usure suscitées par ces instruments. Ma réponse s’appuie sur une installation conçue par l’artiste suisse Christoph Büchel, Monte di pietà, présentée à la Fondation Prada au même moment que la 60e Biennale d’Art de Venise en 2024 – une installation qui privilégie les associations libres à une contextualisation analytique ou historique. Par ses allusions ambiguës aux Juifs et à l’État d’Israël en lien avec son thème principal – le rôle de l’endettement dans la guerre et dans la dégradation et l’exploitation humaine –, l’installation renvoie à une question centrale de mon livre, à savoir la persistance et la malléabilité des stéréotypes. Je saisis donc cette occasion pour passer en revue les points saillants de ma recherche sur cette question épineuse et pour parler des formes de contextualisation complémentaires développées par les contributeurs de ce forum.
This article responds to the comments by Jean-François Chauvard, Luisa Brunori and Jean-Louis Halpérin, Pierre-Cyrille Hautcœur, and Maurice Kriegel on my book The Promise and Peril of Credit, translated into French as Juifs et capitalisme. The book examines the cultural meanings attached to the diffusion of paper credit instruments of private finance after the seventeenth century, with particular regard to the manifold associations with Jews and usury that these instruments elicited. My response takes its cues from an exhibition conceived by the Swiss artist Christoph Büchel and titled Monte di pietà, held at the Fondazione Prada in conjunction with the Sixtieth Venice Art Biennale in 2024. The exhibition favors free associations over analytical or historical contextualization. Because of its ambiguous allusions to Jews and the State of Israel in relation to its main theme—the role of indebtedness in war and human degradation and exploitation—the exhibition evokes a central issue in my research, namely, the tenacity of stereotypes but also their malleability. I therefore take this opportunity to review salient features of my approach to this thorny issue and to discuss the complementary approaches to historical contextualization suggested by the contributors to this forum.
- Type
- Forum autour du livre de Francesca Trivellato, Juifs et capitalisme
- Information
- Copyright
- © Éditions de l’EHESS
References
1. Francesca Trivellato, Juifs et capitalisme. Aux origines d’une légende, trad. par J. Delarun, Paris, Éd. du Seuil, [2019] 2023.
2. Je suis reconnaissante à Guillaume Calafat d’avoir encouragé la publication de ce forum et à Luisa Brunori, Jean-François Chauvard, Jean-Louis Halpérin, Pierre-Cyrille Hautcœur et Maurice Kriegel d’avoir pris le temps d’y contribuer. Bien que je ne sois pas en mesure de répondre en détail à toutes leurs nombreuses observations, j’apprends toujours beaucoup de leur travail et j’espère vivement que nous aurons l’occasion de poursuivre ces échanges intellectuels. Je tiens également à remercier toute l’équipe éditoriale des Annales pour son aide et son professionnalisme.
3. Il est possible de trouver images et vidéos sur Internet pour compléter ma description : https://www.fondazioneprada.org/project/monte-di-pieta/?lang=en.
4. Ajoutons une information, non mentionnée dans l’exposition : en 2011, Prada a acheté Ca’ Corner della Regina à la municipalité de Venise pour 40 millions d’euros, alors que le chiffre d’affaires annuel de l’entreprise était de 2,78 milliards de dollars : https://companiesmarketcap.com/prada/revenue/. Ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres – certains sont parfois encore plus flagrants – d’institutions publiques italiennes qui vendent leur patrimoine artistique à des investisseurs privés.
5. Des études récentes se sont penchées sur cet épisode : Damian Clavel, « What’s in a Fraud? The Many Worlds of Gregor MacGregor, 1817-1824 », Enterprise & Society, 22-4, 2021, p. 997-1036 ; id., Créer un pays, le royaume de Poyais. Gregor MacGregor, emprunts d’État et fraude financière 1820-1824, Neuchâtel, Livreo-Alphil, 2022.
6. Un autre franciscain du même nom, saint Bernardin de Feltre (1439-1494), a joué un rôle plus important encore dans la création des monts-de-piété. Dans plusieurs villes, ces institutions de prêt à la consommation régies par les Franciscains coexistaient avec des prêteurs sur gages juifs, mais on y pratiquait des taux d’intérêt beaucoup plus bas. Les monts-de-piété aidaient ainsi les pauvres, tout en contribuant à diaboliser l’usure juive.
7. Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, trad. par M. Aymard et al., revue par M. Rueff, Lagrasse, Verdier, [1989] 2010.
8. David Graeber, Dette. 5 000 ans d’histoire, trad. par F. et P. Chemla, Paris, Les Liens qui libèrent, [2011] 2013. Pour citer deux exemples parmi tant d’autres, voir Gérard de Sienne, The Idea of a Moral Economy: Gerard of Siena on Usury, Restitution, and Prescription, éd. et trad. par L. Armstrong, Toronto, University of Toronto Press, 2016, p. 28-29, et le dialogue entre David Graeber et Thomas Piketty, « Un dialogue Piketty-Graeber : comment sortir de la dette », Mediapart, 6 oct. 2013.
9. L’ouvrage de Graeber a l’indéniable mérite de battre en brèche les histoires évolutionnistes qui continuent de faire du troc l’origine de l’argent et de la monnaie. Marc Bloch avait cependant déjà récusé cette idée préconçue. Voir Marc Bloch, Esquisse d’une histoire monétaire de l’Europe, Paris, Armand Colin, 1954, p. 27-33 ; id., « Économie-Nature ou Économie-Argent : un pseudo-dilemme », Annales d’histoire sociale, 1-1, 1939, p. 7-16.
10. Giacomo Todeschini, La banca e il ghetto. Una storia italiana, secoli xiv-xvi, Rome/Bari, Laterza, 2016.
11. Aucune des critiques de l’exposition que j’avais eu l’occasion de lire à l’été 2024 ne faisait allusion à la question du judaïsme dans l’exposition. Voir, par exemple, Scott Reyburn, « This Enormous Artwork Turns a Palace Into a Pawnshop », New York Times, 14 août 2024. Après avoir terminé la rédaction de ce texte, en septembre 2024, l’European Jewish Association (EJA) jugea l’installation « extrêmement dangereuse et irresponsable étant donné l’accroissement considérable de l’antisémitisme à la suite du massacre du 7 octobre et de la guerre en cours à Gaza » et demanda à la Fondation Prada de retirer « de l’exposition les stéréotypes clairement antisémites », https://ejassociation.eu/eja/fondazione-prada-called-on-to-remove-artful-antisemitism-on-display-in-venice-by-european-jewish-association/. D’après Gregorio Botta (dans « Non per soldi ma per denaro », La Repubblica. Robinson, dimanche 13 oct. 2024, p. 41), la Fondation Prada n’a pas répondu. D’un côté, Büchel et ses mécènes n’ont pas réussi à faire la différence entre la critique légitime de la politique de l’État d’Israël et l’antisémitisme pur et simple, de l’autre certaines voix juives invoquent l’antisémitisme pour étouffer les critiques à l’égard d’Israël.
12. Umberto Eco, Vertige de la liste, trad. de M. Bouzaher, Paris, Flammarion, [2009] 2009. Je remercie Tommaso Munari d’avoir évoqué cette référence lors de notre discussion au sujet de l’exposition de Büchel.
13. Francesca Trivellato, The Promise and Peril of Credit: What a Forgotten Legend about Jews and Finance Tells Us about the Making of European Commercial Society, Princeton, Princeton University Press, 2019, p. 295, n. 4.
14. Ead., Juifs et capitalisme, op. cit ; ead., Ebrei e capitalismo. Storia di una leggenda dimenticata, trad. par F. Benfante et F. Trivellato, Rome/Bari, Laterza, [2019] 2022.
15. L’ouvrage de W. Sombart publié en 1911 s’intitulait littéralement « Les Juifs et la vie économique » : Werner Sombart, Die Juden und das Wirtschaftsleben, Leipzig, Duncker & Humblot, 1911. On le connaît davantage sous le titre de sa traduction anglaise (et de sa version légèrement modifiée) : id., The Jews and Modern Capitalism, trad. par M. Epstein, Londres, T. F. Unwin, [1911] 1913. La traduction française a conservé le titre original : Werner Sombart, Les Juifs et la vie économique, trad. par S. Jankélévitch, Paris, Payot, [1911] 1923. Elle a été rééditée en France en 2012 par les éditions Saint-Rémi qui œuvrent « pour la sauvegarde de la littérature catholique ». En italien, le livre a été traduit beaucoup plus tard par un éditeur néonazi : id., Gli ebrei e la vita economica, trad. par R. Licandro [F. G. Freda], Padoue, Edizioni di Ar, 3 vols., [1911] 1980. Voir F. Trivellato, Juifs et capitalisme, op. cit., p. 394-395, n. 6 ; ead., Ebrei e capitalismo, op. cit., p. 337, n. 6.
16. Sur les avantages de l’imprécision du terme « capitalisme » dans cette littérature, voir Seth Rockman, « What Makes the History of Capitalism Newsworthy? », Journal of the Early Republic, 34-3, 2014, p. 439-466. Sur les frictions que cette historiographie a générées avec les économistes, voir Francesca Trivellato, « Rivoluzione industriale, capitalismo e crescita economica tra storia globale, schiavitù atlantica e quantificazione », Archivio storico italiano, 681-3, 2024, p. 593-606.
17. David Sorkin, Jewish Emancipation: A History across Five Centuries, Princeton, Princeton University Press, 2019, en particulier p. 17-33.
18. Victor Le Breton-Blon, L’évolution de la lettre de change pendant la seconde modernité. Étude conjointe des pratiques, des réglementations royales et des discours à travers le port de Bordeaux, 1673-1789, à paraître aux Presses de l’université Toulouse Capitole.
19. Sabina Loriga et Jacques Revel, Une histoire inquiète. Les historiens et le tournant linguistique, Paris, Éd. de l’EHESS/Gallimard/Éd. du Seuil, 2022.
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Translation available: There’s More to Debt Than Meets the Eye