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Published online by Cambridge University Press: 25 May 2018
Les sciences sociales ne peuvent réussir cet appui mutuel dont nous devons beaucoup attendre qu'au prix d'un minimum de compréhension, par chacune, de ce que sont et font les autres.
Toute science, toute création élaborée de connaissance, a trois aspects : son objet, son intention et sa méthode. Pour la science économique, j'ai déjà parlé, dans cette revue, de son objet et de son intention.
De l'objet, ce qu'il en faut d'abord savoir est qu'il s'étend à vue d'œil. Rappelons quelques tendances importantes de ce développement. Déjà la science politique est à moitié investie, ou, plus exactement, sa partie la plus théorique est devenue une application de concepts, théories et modes d'idées forges par les économistes, dans la lignée de la théorie du bipartisme électoral de Downs (mauvaise application d'une bonne idée), de l'échange politique de Buchanan et Tullock, de la revue Public Choice et de 1’ « École de Virginie », de Arrow et des développements de la « théorie des choix sociaux », de la théorie des jeux, des analyses logiques des procédures de vote, de la proto-théorie — venue, elle, de la science politique — des « ressources politiques » (Dahl), etc.
This article first mentions the increasingly widespread application of economic analysis, and also notes the consequences of the fact that the amelioration of social ills is one of main aims of economics. It then focuses on certain methodological questions relating to this discipline. The nature of the scientific method is analyzed, and possible differences between so-called exact and social sciences are discussed from this point of view (apart from knowledge gained by empathy, the differences are simply a matter of degree on several parameters). The success of economics as a science stems from its having chosen, right at the start, a set of variables which is both quite simple and quite rich: quantities, but of several different kinds (commodities and prices). This led to mathematization, the degree and usefulness of which is discussed, notably using the examples of Walras, Keynes, and Marx. The author then turns to the question of experimentation in economics. Although this is a minor mode of information in the discipline, there does exist by now a large number of cases of experiments in the strict sense, of experimental policies, of experimental data-gathering, and of experiments on models of various types.
* Nous utiliserons une majuscule pour désigner la discipline par opposition à l'ensemble des faits économiques.
1. « A quoi sert la science économique ? », Annales E.S.C., janvier-février 1975.
2. Ces remarques n'épuisent évidemment en rien les relations entre l'Économie et les autres disciplines. La « théorie des choix », née économique, a depuis longtemps suscité et reçu des travaux de psychologues mathématiciens et expérimentalistes (Suppes et bien d'autres). De même pour la « théorie des jeux » et des psycho-sociologues (Kelley et bien d'autres). L'Histoire et l'Économie ont une branche commune, l'histoire économique ; la culture économique de certains historiens est déjà telle que les lire donne l'impression qu'ils ont reçu une éducation en Économie (on peut citer David Landes par exemple) ; par l'Histoire économique, des méthodes inductivesdéductives développées mettent un pied, ou plutôt un orteil, dans l'Histoire (économétrie, modèles simples, et même modèles d'équilibre général et même de déséquilibre général !) ; mais celle-ci est, dans cette voie, soumise aux progrès des autres disciplines qu'elle pourra utiliser. Des géographes s'intéressent évidemment à deux branches de l'Économie : l'Economie de l'espace et la théorie de la localisation. Rappelons enfin que Sigmund Freud a affirmé que « tout ce qu'il a apporté, c'est d'avoir introduit l'Économie dans la psychologie ». Par là il entendait le « principe de plaisir », l'hédonisme. Les économistes ont depuis longtemps abandonné le vocabulaire trop subjectif et imprécis du « calcul des plaisirs et des peines », mais sa descendance, qui est sa réduction à sa structure logique incritiquable, les « ordres de choix » ou « de préférences » ou le « comportement maximisant » qui est plus restreint, restent un de leurs outils les plus solides et les plus utiles. Et cette idée a sans doute des progrès à faire faire à des branches de la psychologie. Par exemple, transmettre ce que l'on veut dire à la fois au mieux et au moindre effort semble pouvoir aller loin dans l'explication des structures profondes du langage.
3. Contrairement à ce que l'on entend souvent dire, ce n'est certainement pas le manque de données pour les périodes d'un passé plus ou moins lointain qui empêche d'utiliser pour ces époques les méthodes scientifiques raffinées de l'Économie. Cela dépend, certes, des moments, des lieux et des sujets. Bien sûr, on a du mal à calculer des « agrégats nationaux » anciens, par exemple. Mais si l'on veut étudier sérieusement, avec modèles de comportement, théories précises et tests statistiques, des problèmes concernant par exemple les transformations des techniques et des goûts, les causes et effets des mouvements de prix, les productions, etc., en Europe occidentale depuis le Moyen Age, des masses de données, soit encore éparses, soit déjà rassemblées, attendent les bonnes volontés. Et on peut en faire quelque chose qui soit de la physique et non de la leçon de choses, de la biologie et non de l'histoire naturelle, en bref de la science et pas seulement ses balbutiements que sont la taxonomie (” phases ») ou même la simple description.
4. Cet usage du concept de prévision n'implique pas du tout que l'on privilégie les enchaînements et causalités temporels. La prévision peut simplement être : si les faits a, b, c existent, alors les faits x, y, z existent aussi, et, d'autre part, les faits a, b, c existeront (pour une raison quelconque, éventuellement on les créera) ; d'où prévision, ainsi, des faits x, y, z.
5. Y a-t-il en outre, pour les sciences humaines, la compréhension sans explication, par empathie (l'observateur se « met dans la peau » du sujet), qui permet, le cas échéant, de prévoir sans expliquer ? On ne peut en distinguer l'explication faisant appel à notre connaissance courante des autres êtres humains. Au total, cela ne semble pas permettre de prévoir et d'expliquer avec plus de profondeur et d'efficacité que ne le font, pour les phénomènes physiques et biologiques, notre expérience courante du monde, comme par exemple ce que chacun a appris de sa vie quotidienne sur la chute des corps, la réfraction de la lumière, la naissance ou la mort.
6. Voir par exemple ma monographie Justice et équité, éd. du C.N.R.S., 1972. Ces deux branches devraient plutôt s'appeler, respectivement, la logique du choix collectif et la théorie de l'optimum social. La première, celle dite des « choix sociaux », n'est pas, contrairement à ce qui se croit et se dit souvent, une théorie de l'optimum social. Cela parce qu'elle exige beaucoup plus que cette dernière, à savoir la définition d'un « optimum social » pour tout ensemble de préférences individuelles et de possibilités, alors que dans le problème effectif de l'optimum social — qui existe par le fait même que quiconque veuille « bien agir » — préférences et possibilités sont données (intertemporellement pour tout l'avenir, bien sûr). Un résultat d'impossibilité dans le problème du « choix social » (choix collectif) — c'est ce qu'offrent Arrow et ses épigones — ne conduit donc à aucune conclusion importante dans celui de l'optimum social. Pour ce problème-ci, certaines hypothèses d'Arrow — la « non-dictature » par exemple — n'ont pas de sens, et la structure réelle des préférences et possibles doit certainement participer à la solution.
7. Les motifs pour lesquels les gens qui font de la science veulent prévoir (ou expliquer) ne sont évidemment pas tous banalement « utilitaires ». Ainsi, la première discipline à s'être dégagée comme science fut l'Astronomie de position. Même à supposer que c'était à l'origine pour prévoir les positions des astres, F « utilité » de cette prévision n'est pas très directe.
8. Je pense aux articles méthodologiques de C. Lévi-Strauss dans Anthropologie structurale. L'idée, cartésienne, que pour bien comprendre quelque chose il faut le décomposer par la pensée en éléments constitutifs plus élémentaires que l'on « remonte » ensuite ensemble en analysant bien leurs interactions, est a priori autre chose, sauf si la « structure » ainsi créée par l'esprit — mais certainement selon une structure réelle de l'objet considéré — existe dans nombre d'objets de ce type et est donc aussi un modèle de cette catégorie. Quant à Saussure, l'inspirateur, on sait qu'il disait avoir trouvé son idée d'analyse synchronique — expliquer les éléments d'un langage donné les uns par les autres plutôt que par leur histoire — dans le modèle dit d’ « équilibre général » que Walras, puis Pareto, avaient mis au point de l'autre côté du lac Léman. Pourtant, ce modèle — sans aucun doute le plus beau fleuron des sciences sociales sur le plan de l'élaboration scientifique, et qui a subi d'importants perfectionnements depuis — n'explique pas « les prix par les prix » comme le suggère Saussure, mais l'ensemble des prix et des quantités des biens par les désirs, les savoirs et les avoirs (goûts-préférences, connaissances techniques et ressources).
9. Personne au monde n'a une connaissance suffisante de tous ces sujets pour procéder directement à cette comparaison.
10. L'apologie du capitalisme à l'aide du modèle de concurrence parfaite est due à Pareto. Cela, qui repose sur une idée assez profonde (valeur sociale de l'unanimité) mais faussement interprétée (injustice de la distribution, effets sociaux du marché), choquait profondément Walras. Celui-ci était socialiste. De cette espèce qui voulait nationaliser pour commencer toute la terre. Il est plus intéressant encore qu'il ait été militant et théoricien de l'autogestion. Son ouvrage Les associations populaires (1865) est la meilleure analyse des problèmes de l'autogestion existant à ce jour, et elle foisonne en propositions concrètes très importantes. Il fonda le journal des coopératives et le dirigea pendant les deux années de son existence. Certes, il n'utilisait pas le mot autogestion, tout récent en français où il est traduit du serbo-croate, mais disait, outre mutualisme, etc., auto-administration (on disait aussi, en anglais, self-administration, dans l'enthousiasme soulevé par les « équitables pionniers de Rochdale »). Méfiant à l'égard d'un « Plan » central politique, il envisage plutôt que les coopératives, dans un premier temps, échangent entre elles, de sorte que sa vision est plutôt ce que réalise la Yougoslavie (avec cependant un « coût du capital » pour l'économie, et sans mention des questions de « politique pure »). Rappelons à ce propos que les socialistes ont toujours été très nombreux parmi les créateurs de science économique (Wicksell, Lange, Kalecki, les Soviétiques des années vingt, Léontief, Frisch, Tinbergen, Johansen, Myrdal, Robinson, et maints autres) — nous parlons de Marx plus loin —, ce qui montre l'absurdité de ce qu'en disent les média en France.
11. Le même raisonnement montre que la théorie de la valeur-travail est compatible avec bien d'autres théories de la formation des prix que la concurrence parfaite. Autrement dit, en nous laissant aller à un usage courant, bien que bête et ignorant, des termes « néo-classique » et « marxiste », sur la théorie de la valeur, un néo-classique est marxiste (s'il connaît sa théorie, les définitions et les chiffres) ; un marxiste pourrait n'être pas néo-classique, par exemple s'il pense que la concurrence parfaite ne représente pas la réalité actuelle et si on définit néo-classique comme impliquant cette croyance, mais le partage ne se fait pas sur la « théorie de la valeur » ; et Marx luimême est néo-classique en ce sens (de même qu'il est marginaliste, verrons-nous, et quelques autres choses aussi vilaines), en même temps que sa théorie de la valeur est vraie. La démonstration indiquée est donnée dans l'ouvrage à paraître La crise, Marx et le taux de profit. Elle est valable si les travaux hétérogènes sont pondérés par leurs taux de salaire, ou quelque chose qui ne s'en écarte pas trop (peut-être le travail incorporé directement ou indirectement dans la formation du travailleur). Elle l'est d'autant plus que, pour la théorie d'ensemble de Marx, il suffit que la « théorie de la valeur-travail » soit vérifiée non pour chaque bien mais pour deux agrégats : le produit et la consommation des travailleurs. La solution du « problème de transformation » avec les variables mêmes de Marx a été écrite en 1907 par celui que Walras appelait « mon jeune disciple slave », Ladislaus von Bortkievicz (précédé par Dmitriev en 1904).
12. Keynes dit ailleurs : « Dire que la production nette est plus considérable, mais le niveau des prix plus bas aujourd'hui qu'il y a un ou dix ans, c'est énoncer une proposition analogue par sa nature à l'affirmation que la reine Victoria était une souveraine meilleure, mais non une femme plus heureuse que la reine Elisabeth. Cette proposition n'est dépourvue ni de sens ni d'intérêt, mais elle est impropre à servir de matière au calcul différentiel. Notre précision serait dérisoire si nous prétendions placer de semblables concepts en partie vagues et non quantitatifs à la base d'une analyse quantitative. » Mais Keynes révèle ainsi qu'il possède un indice ordinal (permettant de ranger en un ordre), pour non seulement la production et le niveau des prix, mais aussi le bonheur et même la qualité de la fonction de souverain ! Un tel indice n'est pas une quantité, mais c'est en quelque sorte à mi-chemin d'en être une. Par ailleurs, la raison de la remarque de Keynes est la pluralité de biens hétérogènes. Il s'agit donc du « problème d'agrégation » et de celui des « nombres indices », qui sont depuis analysés en très grand détail. Enfin, pour résoudre ce problème, Keynes décide ensuite de mesurer le produit par la main-d'œuvre, en pondérant les temps de travaux hétérogènes par les taux de salaire correspondants, mais cette mesure se heurte exactement aux mêmes questions logiques.
13. Peut-être est-ce que si Sahlins avait formalisé lui-même, il aurait évité de présenter, comme thèse centrale, une démonstration logiquement fausse. Il montre que les chasseurs-cueilleurs travaillent peu, et il en conclut qu'ils sont en situation d'abondance. Or cette conclusion n'est pas une conséquence logique de cette prémisse. Par exemple, on peut être en état de pénurie et travailler fort peu si la productivité du travail additionnel est suffisamment faible. Il est donc possible que la conclusion soit exacte, et je pense même que c'est, en un sens, plausible. Mais Sahlins ne la démontre pas, contrairement à ce qu'il croit et dit. Or on peut, en « formalisant » un minimum, trouver un vrai test de cette propriété. Quel gaspillage de temps et de papier !
14. Cf. l'ouvrage La crise, Marx et le taux de profit, op. cit. Rappelons que Marx écrit à Engels qu'il développe des parties historiques dans Le Capital parce que, et quand, il est trop malade pour faire de l'analyse.
15. Il dit plusieurs fois qu'il y a plus ou moins de moyens de production. Cela n'implique qu'un indice ordinal de leur ensemble. Mais comme les moyens de production du même type se mesurent, eux, par leur quantité, l'agrégat d'ensemble est sans doute aussi une quantité. D'ailleurs, on sait comment Marx le mesurerait : par la quantité de travail incorporé, par sa valeur-travail, ce qui est une quantité (avec le problème, mentionné plus haut, de l'addition et de l'éventuelle pondération des temps de travaux hétérogènes).
16. C'est le « raisonnement » suivant. « Le taux de profit ayant baissé, les capitalistes, pour restaurer leur taux de profit, entreprennent telle action. » Ma question est : si cette action leur rapporte du profit, pourquoi ne l'avaient-ils pas entreprise plus tôt ? Ce comportement implique que, plus tôt, ils s'abstenaient volontairement d'avoir du profit qu'ils pouvaient obtenir. C'est-à-dire qu'ils faisaient des dons volontaires aux autres classes. D'où le nom de cette « théorie ». On me répond parfois que « plus tôt, ils ne le pouvaient pas » ; mais si ce qui a rendu cette action possible n'est pas une conséquence de la baisse du taux de profit, la « théorie » présentée est une tromperie : ce n'est pas « pour restaurer le taux de profit » que les capitalistes font cette action, mais parce que, pour une tout autre raison venue par coïncidence, ils le peuvent. Il se pourrait par ailleurs que les entreprises ne cherchent pas le plus haut profit possible (avec pondération intertemporelle) mais un taux de profit donné ; la « théorie » serait alors vraie ; en réalité, les entreprises sont des organismes divers et complexes qui peuvent vouloir beaucoup de choses, et les études sur ce point sont très nombreuses ; mais la maximisation du profit reste le meilleur modèle simple. Marx lui-même est assez bon pour ne pas se rendre coupable de la « théorie du gentil capitaliste », sauf une vague et légère suggestion dans un coin du Capital, et une mention explicite dans un passage des Grundrisse, qui sont le brouillon du Capital, que Marx n'a pas lui-même donné à publication, et passage qui est dans deux pages si pleines d'absurdités qu'on peut être sûr que Marx ne les a pas écrites l'esprit clair (on sait d'ailleurs qu'il était très malade à ce moment). Par ailleurs, dans certaines circonstances, que nous n'exposerons pas ici, la « théorie » indiquée est acceptable, et Marx en mentionne deux cas dans les « causes qui contrecarrent la loi » de la baisse du taux de profit.
17. Cf. La crise, Marx et le taux de profit, op. cit. Notons seulement ici, à propos de la « paupérisation », que, d'une part la thèse de l'apauvrissement est tout à fait défendable en tenant compte de l'extension de la société industrielle ou avec un concept très complet de « revenu », et d'autre part Marx n'entend pas paupérisation comme le fait de devenir pauvre mais comme celui de devenir un pauvre — c'est-à-dire que son concept n'est pas une question de revenu mais de statut (cf. Le manifeste communiste).
18. Le psychologue Mace a dit que personne n'a encore prouvé que de meilleures idées soient sorties du laboratoire que du fauteuil. Mais il n'est pas sûr qu'il l'ait pensé et il est sûr que peu le pensent.
19. Cf. l'ouvrage, Les élections sont-elles la démocratie ?. Éditions du Cerf, 1977.
20. L'analyse la plus complète de ce problème, avec les références, se trouve dans « Connaissance des coûts et valeurs d'environnement », dans Évaluation des risques et dommages d'environnement, OCDE, 1974.
21. Cf. par exemple « La réforme des réformes en Union soviétique », Le Figaro, janvier 1973.
22. Comme on le sait, Léon Walras fut contraint à s'exiler à Lausanne par l'establishment académique français scientifiquement « indigne de tailler ses crayons » (comme dit Eric Temple Bell des examinateurs de Galois à l'École polytechnique). Il faut lire ce qu'il écrit dans sa correspondance sur l'institution et ses membres (Correspondance of Léon Walras and related papers, éditée par William Jaffé, Académie royale néerlandaise des sciences et des lettres, 1965). Ses remarques s'appliquent mot pour mot un siècle plus tard : très bel exemple sociologique de reproduction permanente d'une structure.
23. Cette raison empêche l'épistémologie d'être une science, donc qu'on puisse faire l'épistémologie de l'épistémologie !
24. Oskar Lange, Review of économie studies, 1938 ; Frank Knight, The Ethics of compétition (1935), On the history and method of économies (1956), The University of Chicago Press.