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Sémiologie des tissus andins : les talegas d'Isluga*
Published online by Cambridge University Press: 25 May 2018
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Les textiles andins, surtout anciens, ont suscité de nombreuses études qui les abordent, pour ainsi dire, de l'extérieur : elles traitent des problèmes de fabrication et d'utilisation, de chronologie, de distribution spatiale et culturelle. De telles études cherchent des réponses, en quelque sorte, « au-delà du tissu » : du point de vue iconographique, elles s'efforcent d'identifier les dessins figuratifs (flore, faune, scènes mythiques), ou d'interpréter les formes abstraites. Mais que faire quand nous nous trouvons en présence d'un paysage étrange fait de bandes et de rayures, ou, pis encore, d'espaces vides ? Nous connaissons parfois certains éléments du lexique (” tête », « soleil », etc.), mais nous ignorons leur syntaxe, les articulations des unités entre elles, et les relations des parties au tout.
Summary
The present article attempts to analyze the language of Andean fabrics on the basis of the example of the talegas woven by the women of Isluga (Chile). These are bags or sacks measuring from 20 to 50 cm which serve a number of uses, both daily and ceremonial (the transport of seeds and food during the journeys of the living and the dead).
The woven space is highly structured: square in form, the sacks are decorated with bands and stripes (in natural colors or dyed) which create a central axis, called the “heart”. This axis divides the sack into two symmetrical halves, which constitute the “body” of the talega. The extremities of each side, which are always brown, represent “mouths”. Within each half, a black band, contrasting with a bright band, creates a secondary axis and symbolically represents the dialectic of light and dark, of masculine and feminine.
The sack is thus conceived as a living being, an animal, drawn according to the model of “duplicated representation” analyzed by C. Lévi-Strauss. The ensemble of bands and stripes constitutes a textile code which transmits a message concerning fertility.
- Type
- Systèmes de Classification
- Information
- Copyright
- Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1978
Footnotes
Cet article a été traduit et adapté à partir de deux chapitres plus développés, extraits d'un ouvrage inédit sur les tissus d'Isluga.
References
Notes
1. La largeur du sac est déterminée dès qu'on pose le premier fil de la chaîne : elle équivaut à la moitié de sa longueur, mais la tisserande doit tenir compte aussi du léger rétrécissement de la toile quand on la retire du métier. Elle continue à disposer les fils suivant ces dimensions en prenant soin de ne pas déformer un dessin complexe.
2. Chhima désigne également l'intérieur du corps, ou d'autres organes internes. Mais quand les tisserandes traduisent chhima en parlant des tissus, elles disent « coeur ».
3. Il en est de l'espace tissé comme de l'espace géographique : le nom isole un élément et le situe dans un système de relations ou une hiérarchie, comme le montre Martinez à Isluga également (Martinez, 1976).
4. On peut dresser une taxinomie précise des talegas : ainsi les variantes les plus importantes s'appellent k'ura talega, p'ana talega, k'isthapita, indir k'isa, salta, etc.
5. Cette faculté d'accroître la complexité du centre, et ainsi de le détacher, est typique des talegas de la région aymara qui se trouve aujourd'hui au Chili. On la retrouve non seulement à Isluga, mais aussi à Cariquima, Chiapa, Sotoca, etc. Quand on parcourt les Andes, on reconnaît immédiatement, comme un thème familier, le dessin présenté par la figure 1 : les bandes qui échangent des raies en entremêlant leurs couleurs apparaissent également sur les sacs, talegas, couvertures, etc. que l'on tisse dans des régions aussi éloignées que le Titicaca, Puno, Cuzco, Arequipa, etc. Mais la possibilité de créer des variantes en transformant le centre n'existe pas en dehors du haut plateau chilien, et c'est à Isluga qu'elles sont les plus nombreuses et les plus complexes.
6. Voir dans ce même numéro l'article de Tristan Platt, « Symétries en miroir ».
7. Pour les talegas, hommes et femmes utilisent le terme espagnol de « corps », quoique chhima et laqa soient employés couramment pour le coeur et la bouche des talegas. Si l'on insiste pour obtenir l'équivalent aymara de « corps », les informateurs indiquent « purajja ».
8. Les quatre cótés des pièces tissées ne sont pas considérés comme équivalents à Isluga, qu'il s'agisse ou non de sacs. Les bords horizontaux, au bout de la trame, sont appelés pullu, et non laqa. On n'inscrit aucun dessin particulier dans ce sens transversal, comme si les limites du tissu n'exigeaient d'être précisées que dans le sens longitudinal.
9. Les talegas constituent un processus vivant. Jour après jour, on tisse un nouvel exemplaire, qui peut invalider une norme. J'ai mis en fiches un échantillon de 400 sacs, et précisé ainsi des tendances qui peuvent atteindre, en certains cas, une proportion de 95 %. Ainsi les talegas qui incorporent de la couleur teinte en leur centre présentent un marron clair sur leur laqa dans 90 % des exemplaires observés. Quant à l'éclaircissement de ce marron de la laqa, dégradé jusqu'aux limites du blanc, on l'observe dans plus de 95 % des talegas qui portent une k'isa (dégradé) de couleur teinte dans leur coeur (cette variété de sacs s'appelle k'isthapita).
10. On peut observer ces équivalences dans d'autres contextes, rituels ou mythiques.
11. Le terme allka semble faire la synthèse, à Isluga aujourd'hui, des acceptions qu'indiquait Bertonio pour « allca » et « auca » : il s'agit non seulement de l'opposition des couleurs, mais de l'idée de contradiction en général.
12. Parfois le centre acquiert un tel développement (la bande centrale s'élargit pour recevoir des k'isas ou dégradés) qu'il apparaît comme une zone indépendante, et non plus comme un axe de rencontre. En ce cas le sac semble divisé en cinq parties : de la laqa (bouche) au noir de \'allka, de ce noir au centre, le centre lui-même, du centre au noir, et du noir à l'autre laqa.
13. On peut observer deux rayures correspondant à l'allka, de part et d'autre de l'axe central, sur une talega de l'époque inca, conservée au Musée régional de l'Université du Nord. Les trois axes déterminent une division dualiste et une quadripartition. Cette talega a été mise à jour au Cerro Esmeralda, près d'Iquique.
14. Cité par C. Lévi-Strauss, 1958, pp. 273-274.
15. Cf. C. Lévi-Strauss, 1958, p. 284.
16. C. Lévi-Strauss, 1958, p. 287.
17. Dans ces distinctions sexuelles concernant la musique, nous nous référons exclusivement à l'aspect instrumental, non au chant, et à une situation spécifique à Isluga.
18. Chipaya : groupe ethnique situé au sud du Carangas, en Bolivie, et relativement proche d'Isluga. Les Chipayas entretiennent des relations privilégiées, de type magico-religieux, avec les habitants d'Isluga.
19. Dans une communication personnelle, Tristan Platt m'a informée qu'à Mácha également, au nord de Potosi, le terme chhuru désigne des bandes étroites et rectilignes de semis enclos.
20. On utilise les talegas pour transporter les vivres au cours des voyages, aussi bien pour les vivants que pour les morts : on dépose sur la poitrine des défunts une talega qui contient divers aliments.
21. De nombreuses données attestent ces connotations. Un exemple seulement : au cours d'une cérémonie l'officiant me demanda, entre autres choses, des « aima talwilla ». Les « tablillas » sont des pains de sucre plats, carrés, qui portent des dessins. Et il précisa : « Des blancs pour le mále, et de n'importe quelle couleur pour la femelle. »
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- Cited by