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Repenser le politique en Gréce ancienne

Published online by Cambridge University Press:  20 January 2017

Vincent Azoulay*
Affiliation:
Université Paris-Est Marne-la-Vallée, Institut universitaire de France

Résumé

Trente ans après l’article de Nicole Loraux paru dans L’Homme en 1986, cette étude entend revenir sur l’expérience politique dans le monde grec ancien. L’objectif est de montrer qu’il est nécessaire d’articuler les deux définitions du terme politique inventé par les Grecs : d’une part, le politique compris comme un ensemble d’activités sans substance ni incarnation institutionnelle spécifique, un champ d’actions qui ne s’identifie pas dans les formes de l’État moderne, mais dans des expériences et des pratiques très variées, en contexte conflictuel, et, d’autre part, la politique, entendue non pas seulement comme l’accès réglé à différentes institutions, mais aussi comme auto-institution de la communauté par ellemême. À travers l’étude d’un cas précis, la crise de 404 à Athènes et, en particulier, le discours de Cléocritos transmis par les Helléniques de Xénophon, l’article propose une nouvelle manière de penser ces deux niveaux d’expression de la vie collective. Loin de la lecture réconciliatrice qu’en avait proposée N. Loraux, l’appel à la concorde de Cléocritos témoigne, dans l’effervescence et la tension des événements, de l’oubli de la politique, au sens institutionnel du terme, au profit exclusif du politique et des pratiques collectives qui y sont associées. Pour finir, cette étude de cas débouche sur une interrogation plus générale sur le sens de l’événement et sa portée épistémologique. En proposant de penser la crise de 404 au sein des différents régimes d’historicité qui ont caractérisé l’histoire d’Athènes entre le Ve et le IVe siècle, l’article vise à mieux réarticuler les moments instituants et le fonctionnement institué de la démocratie grecque.

Abstract

Abstract

Thirty years after Nicole Loraux published her 1986 article in L’Homme, this study revisits the question of political experience in the Ancient Greek world. Its aim is to demonstrate the importance of distinguishing between the two definitions of the term “politics” as conceived by the Ancient Greeks. On the one hand, the political (le politique) was conceived as an ensemble of activities with no specific institutional substance or form, a sphere of action which has no direct equivalent in the modern state, but rather relates to very varied experiences and practices undertaken in the context of conflict. On the other hand, politics (la politique) was understood not only as organized access to different institutions, but also as the way in which a community structured and defined itself. Taking the Athenian crisis of 404 BCE as a case study, and, in particular, the speech of Cleocritus preserved in Xenophon’s Hellenica, this paper proposes a new way of thinking about this dual expression of collective life. Far from the reconciliatory reading of Cleocritus’ speech proposed by Loraux, his appeal for harmony bears witness, in the turmoil and tension of events, to the way that politics (in the institutional sense) was sidelined—to the exclusive benefit of the political and the collective practices associated with it. In conclusion, this case study opens up a more general consideration of the meaning of the “event” and its epistemological significance. By considering the crisis of 404 BCE at the heart of the “regimes of historicity” which characterized the history of Athens between the fifth and fourth centuries BCE, this article aims to provide a clearer articulation of the foundational moments and established functioning of Greek democracy.

Type
Politique en Gréce ancienne
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 2014

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Footnotes

*

Sauf indications contraires, les textes grecs sont cités dans la Collection des universités de France, Paris, Les Belles Lettres. Voir le parcours historiographique consacré à l’histoire grecque sur le site de la revue (http://annales.ehess.fr).

References

1 Paru en 1982, ce numéro spécial des Annales (37-5/6) couvrait en réalité un ensemble de champs très différents : outre l’introduction signée par François Hartog (sur les rapports entre histoire ancienne et histoire), seuls deux articles étaient consacrés à l’histoire grecque (l’un de Moses Finley sur « Le document et l’histoire économique de l’Antiquité », l’autre d’Annie Schnapp-Gourbeillon sur les origines de l’écriture en Grèce archaïque), tandis que trois autres contributions traitaient respectivement du forum romain (Filippo Coarelli), de la préhistoire (Jean-Paul Demoule) et de l’archéologie en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles (Alain Schnapp).

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48 E. Laroche, Histoire de la racine nem…, op. cit., p. 186-187. Voir en dernier lieu Kurt RAAFLAUB, « Isonomia », in R. BAGNALL et al. (éd.), Encyclopedia of Ancient History, 13 vol., Chichester Malden, Wiley-Blackwell, 2012, ad loc.

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53 Andocide, Sur les Mystères (I), respectivement 75 et 74.

54 Andocide, Sur les Mystères (I), 75-76, trad. de G. Dalmeyda modifiée.

55 Voir, dans un tout autre contexte, Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du sexe, trad. par C. Nordmann, Paris, Éd. Amsterdam, [1993] 2009, p. 30.

56 Cornelius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce, vol. 1, op. cit., p. 40. « Si on nous pose la question : pourquoi voulez-vous comprendre le monde grec ancien, nous répondrons, certes, que nous voulons le comprendre pour le comprendre. Nous sommes ainsi faits que comprendre ou savoir est déjà une fin en soi, qui ne demande pas d’autre justification. Mais cela coexiste avec : comprendre pour agir et pour nous transformer. À la limite, même si, à la fin du parcours, nous restons les mêmes, nous ne le serons plus tout à fait – car nous saurons, ou nous croirons savoir, pourquoi nous avons décidé de rester les mêmes » (p. 52).