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Pouvoir ou Privilèges Nobiliaires. Le Dilemme du Patriciat Vénitien Face aux Agrégations du XVIIe Siècle

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Dorit Raines*
Affiliation:
Venise

Extract

En 1645 éclate la guerre contre les Turcs qui ouvre une phase nouvelle dans ce long conflit pénible et meurtrier. Les Vénitiens, rompus aux règles du jeu, comprennent qu'exclus des manœuvres diplomatiques de leurs alliés présumés, ils se retrouveront, une fois encore, isolés face à cet ennemi féroce et sans merci. Cédant à la panique, leur mobilisation est totale. Mais Venise n'est plus cet empire riche et opulent qu'elle était aux xive-xve siècles. Le trésor public se révèle vide. Tous les moyens tentés comme le recours à la vénalité des offices ne pourront à eux seuls renflouer les caisses vides. La guerre continue avec acharnement, et la victoire rapide et tant souhaitée tarde à venir. Venise fatiguée, humiliée, doutant de sa puissance, cherche fébrilement de nouvelles voies de financement. C'est à ce moment, alors que les idées circulent déjà depuis longtemps dans les cercles patriciens, qu'est formulée la proposition d'agréger une famille en échange de sa contribution financière. Cette offre inaugurée par le riche marchand Giovanni Francesco Labia, ouvrit la voie à l'agrégation de 125 familles au patriciat vénitien entre 1646 et 1718.

Summary

Summary

Power in Venice was synonymous with noble status. The Venetian patriciate, the long-time ruling elite, conceived this linkage as an effective barrier against claims of other social groups. At the second half of the seventeenth century, the patriciate, decimated in number and unable to fund the war of Crete, contemplates the aggregation of newcomers in turn for money. After a long debate the idea of an official aggregation is rejected. The proposal demands in fact a difficult choice: sharing power with others means also ceding the patrician exclusive noble status. The debates preceding the vote reveal the patrician belief in the congenital nature of nobility and thus in its incommunicability. Consequently, the unwillingness to give up its qualitative distinction and lose its noble reputation produces an ambiguous solution: the patriciate incorporates 125 families by exercising the sovereign's right to reward the subject for his Services, avoiding thus an official ennoblement.

Type
La Culture Généalogique
Copyright
Copyright © Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1991

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References

Notes

* Je remercie Céline Sibert et Marino Zorzi pour leur commentaire et leurs précieuses remarques.

1. Dans les années trente du xviie siècle l'idée d'agréger quelques familles de la noblesse de la Terre Ferme, pour remplacer les familles patriciennes éteintes, avait été évoquée. Codice délia Biblioteca Nazionale Marciana, Venezia (plus loin, Cod. Marc. ) IT.VII. 2256 (= 9422), Giovanni Antonio Muazzo, «Del Governo Antico délia Republica Veneta», c. 68. Voir aussi Davis, James Cushman, The Décline ofthe Venetian Nobility as a Ruling Class, Baltimore, 1962, pp. 75 76.Google Scholar

2. Voir ci-dessous. La première offre de Labia parlait des 200 000 ducats. Voir le discours d'Angelo Michiel, Cod. Marc. IT.VII. 1908 (= 9045), «Miscellanea», c. n.n

3. Voir l'historiographe officiel de cette époque, Nani, Giovanni Battista, «Istoria délia Repubblica Veneta», dans Degl'Istorici délie cose veneziane i quali hanno scritto per Pubblico Decreto, Venise, 1720 Google Scholar, t. IX, pt. II, lib. III, pp. 87-88.

4. Angelo Ventura, Nobiltà epopolo nellasocietà veneta del ‘400 e ‚500, Bari, 1964, pp. 469- 471; Ferraro, Joanne, «Oligarchs, Protesters, and the Republic of Venice: the “Révolution of the Discontents” in Brescia, 1644-1645», The Journal of Modem History, 60, 4, Google Scholar déc. 1988; Donati, Claudio, L'idea di nobiltà in Italia, secoli XIV-XVIII, Rome-Bari, 1988 Google Scholar.

5. Maranini, Giuseppe, La Costituzione di Venezia, Florence, 1974, II, pp. 35 Google Scholar, 80-83.

6. Voir la description de Frédéric Lane du processus qui, à partir de 1297, lie juridiquement la participation au Grand Conseil à l'appartenance au groupe dirigeant: F. C. LANE, « The Emargement of the Great Council of Venice », dans Florilegium Historiale: Essays Presented to Wallace K. Ferguson, J. G. Rowe et W. H. Stockdale éds, Toronto, 1971, pp. 237-274.

7. Archivio di Stato, Venezia (plus loin ASV), Avogaria di Comun, reg. 17 — «Spéculum Venetae Nobilitatis », décrets du Grand Conseil du 31 août 1506, 8 mars 1533 et 30 juin 1589, ce. 36, 47, 58.

8. Parry, Geraint, Political Elites, Londres, 1969, p. 74;Google Scholar Mosca, Gaetano, The Ruling Class, New York, 1939, pp. 50 Google Scholar, 62, 65-66. Ces paramètres correspondent aux observations de Roland Mousnier quant à la stratification sociale. Mousnier, R., « Problèmes de stratification sociale », dans Idem et al.éds, Deux cahiers de la noblesse pour les états généraux de 1649-1651, Paris, 1965, pp. 918 Google Scholar. Partant de ces observations, il n'est pas facile d'attribuer au patriciat, noblesse urbaine, le terme social approprié. Peut-être «Ordre» serait-elle la formule adéquate, car la stratification sociale dans la société vénitienne était faite d'abord à partir de la distribution par emplois, et c'est ainsi que les patriciens concevaient la différence entre eux et les autres groupes. Cf. J. Batany, P. Contamine, B. Guenée et J. Le Goff, «Plan pour l'étude historique du vocabulaire social de l'Occident médiéval », dans Ordres et classes.Colloque d'Histoire sociale, Saint-Cloud, 24-25 mai 1967, C. E. Labrousse éd., Paris, 1973, p. 87; J. Georgelin, « Ordres et classes à Venise aux xvir= et xvme siècles », ibid., pp. 193-197. J'ai choisi de traiter le patriciat en tant que groupe dirigeant, terme plus neutre. Seulement dans les cas où il est question de souligner la différenciation par emplois, le patriciat sera traité en tant qu'« Ordre ». Cf. aussi Dumont, Louis, Homo hierarchicus: le système des castes et ses implications, Paris, 1979, p. 314 Google Scholar.

9. Voir, par exemple, le discours d'Angelo Michiel au Grand Conseil. Cod. Marc. IT.VII. 1908 ( = 9045), c. n.n.

10. R. MOUSNIER, op. cit., pp. 16-17.

11. Voir les deux propagateurs de ce mythe au XVIe siècle: les patriciens Gasparo Contarini et Paolo Paruta. G. Contarini, Délia Republica et Magistrati di Venetia. Libri V, Venise, 1591, p. 6. Voir aussi Paruta, P., Délia Perfettione délia vitapolitica. Libri tre, Venise, 1579, p. 308 Google Scholar.

12. La liberté, selon la conception des patriciens, était réservée aux citoyens qui étaient nobles. Contarini, Délia Republica, p. 7.

13. Queller, Donald, IL patriziato veneziano. La realtà contro ilmito, Rome, 1987, pp. 3133 Google Scholar.

14. Davis, The décline.

15. Andréa Valier, Historia délia Guerra di Candia, Venise, 1679, I, p. 67. Cf. aussi Cod. Marc. IT.VII. 1908 (= 9045), c. n.n.: la crainte que seul un petit nombre de familles se présente avec la contribution aurait, selon Michiel, fait diminuer leur nombre dans la version finale.

16. ASV, Mise. Codici I, Storie Venete 43/1 (déjà Mise. Codici 740/1), « Origine délie famiglie novellamente aggregate alla Veneta nobiltà », c. 1; ASV, Mise. Codici III, Codici Soranzo 15 (déjà Mise. Codici 866), c. 2; Cod. Marc. IT.VII. 2041 (= 8562), «Origine délie famiglie nobili», c. 170v; Valier, Historia, I, 67; Alexandre Toussaint de Limojon, Sieur de Saint Didier, La Ville et la République de Venise, p. 143. Sur les liens de mariage établis entre les patriciens pauvres et les familles agrégées au patriciat, cf. Cowan, Alexander, « New Families in the Venetian Patriciate, 1646-1718», dans Ateneo Veneto, 23, 1-2, 1985, pp. 5575 Google Scholar, sp. pp. 70-71.

17. L'insinuation est faite au Cod. Marc. IT.VII. 2041 (= 8562), c. 170v. Voir aussi Valier, Historia, I, 67.

18. Cod. Marc. IT.VII. 1531 (= 7638), « Miscellanea di copie », fasc. IV, « Distinzioni segrete che corrono tra le casate nobili di Venezia», écrit en 1684.

19. Cod. Marc. IT.VII. 1531 (= 7638), c. n.n.

20. Le Collège était le cabinet des ministres, le tribunal où l'on se présentait à l'audience et auprès duquel on présentait toutes les requêtes.

21. Valier, Historia, 1, 67.

22. ASV, Maggior Consiglio (plus loin, MC), Marcus, f° 162v; ASV, MC, Deliberazioni, filza 39.

23. Ce transfert de tous les documents aux archives du Grand Conseil était, en effet, une procédure irrégulière. Voir Cod. Marc. IT.VII. 1908 (= 9045), c. n.n.

24. La Quarantie ou les trois Tribunaux des Quarante étaient trois conseils ou tribunaux qui jugeaient en appel des causes criminelles et civiles: Quarante au criminel (Quarantia Criminalë), Quarante au civil ancien (Quarantia Civile vecchid), et Quarante au civil nouveau (Quarantia Civile nuova).

25. Cette information se trouve notée sur le texte de la proposition d'agréger les familles, soumise à l'examen du Grand Conseil le 4 mars 1646. AVS, MC, Marcus, f° 162v. Voir aussi Cod. Marc. IT.VII. 1531 (= 7638), c. n.n., où l'auteur nota que, en fait, Caotorta rejeta la motion.

26. Voir les résultats incohérents du vote sur ces deux motions dans ASV, MC, Marcus, f° 162v; ASV, MC, Deliberazioni, filza 39. Comme on le comprend à partir du Cod. Marc. IT.VII. 1908 (= 9045), c. n.n., la décision ne fut jamais enregistrée au Sénat, car ce dernier décida, en effet, de passer la proposition à l'examen du Grand Conseil, sans exprimer son avis sur la matière.

27. Voir la décision prise au Grand Conseil le 1er décembre 1379. Cod. Marc. IT.VII. 71 ( = 7866), « Origine di Venezia e délie famiglie nobili », ce. 83v-84v.

28. ASV, MC, Marcus, f° 161v, 15 février 1645 MV.

29. Donati, L'idea di nobiltà, chap. VII.

30. ASV, MC, Marcus, f°s 161v-162.

31. Cette définition est proposée par l'avocat Marco Ferro, dans son ouvrage Dizionario del Dirilto Comune, e Veneto che contiene le legi civili, canoniche, e criminali, Venise, 1780, t. VII, p. 308.

32. Ariette Jouanna, L'idée de race en France au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle (1498-1614), Thèse de doctorat d'État, Université de Lille-III, 1976, p. 29.

33. Cf. note 7.

34. ASV, MC, Marcus, f° 161v.

35. Les deux étaient des personnages de premier ordre dans la vie politique vénitienne. Sur Giacomo Marcello, dit « il rosso », cf. Museo Civico Correr, Venezia (plus loin MCC), Marco Barbaro, « Généalogie délie famiglie nobili », vol. IV (en fac-similé), tables G et O et p. 314; Cod. Marc. IT.VII. 2256 ( = 9422), c. 57; Cod. Marc. IT.VII. 927 ( = 8596), autre version de l'ouvrage de Marco Barbaro, C. 35v; Cod. Marc. IT.VII. 17 (= 7306), Girolamo Alessandro Capellari Vivaro, «Il Campidoglio Veneto», famille Marcello. Sur Angelo Michiel, Cod. Marc. IT.VII. 927 (= 8596), c. 93v.

36. Cod. Marc. IT.VII. 1908 ( = 9045), c. n.n.

37. Ibid.

38. Ibid.

39. Ibid.

40. Ibid.

41. Ibid.

42. Ibid.

43. Voir p. 835.

44. J'utilise ici le discours publié par Valier dans son Historia délia Guerra di Candia, car il est plus crédible que celui reproduit par Nani, pour les raisons expliquées plus loin. Voir pp. 840.

45. Valier, Historia, I, p. 79.

46. Ibid., p. 81.

47. Ibid., p. 77.

48. Ibid., p. 79.

49. Ibid., p. 78.

50. Ibid., pp. 79-80.

51. ASV, MC, Marcus, f° 162v. A côté des résultats, le secrétaire Francesco Verdizzotti ajouta: « presa di no ».

52. Cf. « Grazie del Maggior Consiglio », dans Cecchetti, B., Saggio di un dizionario del linguaggio archivistico veneto, Venise, 1888, p. 37;Google Scholar Maranini, La Costituzione, II, pp. 46-48; Ferro, Dizionario delDiritto Comune, t. VI, « grazia », pp. 113-119. En outre, Giovanni Antonio Muazzo, dans son ouvrage Del Governo Antico, intitule le chapitre 6 de son premier livre: « Di quelli che ottenero l'Ingresso del Maggior Consiglio per Grazia », et souligne qu'il parle de ceux qui ont eu la « Grazia senza jus, azzione di crédita, o di retaggio », Cod. Marc. IT.VII. 2256 ( = 9422), c. 47. L'auteur anonyme de Relazione sulla organizzazione, écrit en 1686, affirme, lui aussi, qu'il s'agit de la procédure de la « grazia ». Cf. Relazione sulla organizzazione politica délia Repubblica di Venezia al cadere delsecolo decimosettimo, Giuseppe Bacco éd., Vicence, 1856, p. 22.

53. Selon Muazzo cettincohérents du vote sur ces deux motions dans ASV, MC, Marcus, f° 162v; ASV, MC, Deliberazioni, filza 39. Comme on le comprend à partir du Cod. Marc. IT.VII. 1908 (= 9045), c. n.n., la décision ne fut jamais enregistrée au Sénat, car ce dernier décida, en effet, de passer la proposition à l'examen du Grand Conseil, sans exprimer son avis sur la matière.

54. Voir, par exemple, les suppliques présentées au Doge par Santo Moro (votée au Grand Conseil le 9 mai 1646), par Marco Donado (votée le 25 mai 1646), par Zorzi Contarini (votée le 27 mai 1646). ASV, MC, Deliberazioni, filza 39. Voir aussi Vettor Sandi, Principj di storia civile délia Repubblica di Venezia sino all'anno 1700, Venise, 1755, pt. III, vol. 1, pp. 12, 21; Maranini, La Costituzione, II, pp. 62-63.

55. Cod. Marc. IT.VII. 1531 (= 7638), IV, ce. n.n.

56. Ibid.

57. Ibid.

58. Voir la supplique authentique avec les résultats du vote du Sénat et du Grand Conseil (dans les deux cas, en large majorité) à l'ASV, MC, Deliberazioni, filza 39. Il est un peu ironique que Labia lui-même ait été furieux, lorsqu'il apprit que l'exclusivité qu'il avait cherchée prenait l'allure d'une agrégation en masse. Il déclara, à cet effet, que s'il avait su, il aurait fait une offre que très peu de gens auraient pu imiter. Cod. Marc. IT.VII. 1531 ( = 7638), IV, c. n.n.

59. Le discours de Marcello se trouve dans Nani, Istoria, t. IX, pp. 89-91. Cf. aussi Diedo, Giacomo, Storia délia Repubblica di Venezia dalla sua fondazione sino l'anno 1747, Venise, 1760 Google Scholar, t. II, pp. 148-149; Sandi, Principj, pt. III, vol. II, pp. 1 056-1 057.

60. On peut trouver ce texte au Cod. Marc. IT.VII. 1908 (= 9045), au MCC, P.D., 96c, et en d'autres versions manuscrites.

61. Sur le sénateur Valier, cf. MCC, Barbaro, « Généalogie », vol. VII, table B, et p. 73.

62. NANI, Istoria, p. 89.

63. Ibid.

64. Ibid., pp. 90-91.

65. Ibid., p. 91.

66. Ibid.

67. Le discours se trouve dans Valier, Historia, I, pp. 68-74.

68. Nani, Istoria, t. IX, p. 89; Diedo, Storia, t. II, p. 148; SANDI, Principj, pt. III, II, p. 1 056.

69. Nani, Istoria, t. IX, III, p. 91. Nani soutenait que le patriciat était favorable à la proposition, et Samuele Romanin fut le premier à attirer l'attention sur cette opinion. Cf. Romanin, S., Storia documentata di Venezia, Venise, 1858, t. VII, lib. XVI, I, p. 262 Google Scholar.

70. Diedo, Storia, II, pp. 149-150.

71. Sandi, Principj, pt. III, II, p. 1 058. Sur Sandi, cf. Girolamo Dandolo, La caduta délia Repubblica di Venezia, Venise, 1855, pt. I, p. 191.

72. Sur Giovanni Antonio Muazzo, dernier de sa branche de famille, agrégée, elle, avec d'autres familles venues de l'île de Crète, voir Cod. Marc. IT.VII. 2148 (= 9116), Francesco Sci- Pione Fapanni, « Biblioteche pubbliche e private…», p. 181; Cicogna, Emmanuele Antonio, Délie Inscrizioni veneziane, Venise, 1830, III, pp. 390394 Google Scholar.

73. Valier — en 1679, l'auteur anonyme — en 1684-1685, Nani — avant 1678, date de sa mort, et Muazzo avant sa mort en 1702, car faisant allusion à la deuxième agrégation 1684-1699. Cod. Marc. IT.VII. 2256 ( = 9422), c. 58, où il déclare qu'une partie de son ouvrage fut écrite en 1670, et l'autre presque trente ans après.

74. Cod. Marc. IT.VII. 2256 (= 9422), c. 57.

75. Cod. Marc. IT.VII. 1531 (= 7638), IV, c. n.n.

76. Valier, Historia, I, p. 81.

77. Ibid., p. 112.