Trois affaires de contestation d’armoiries sont au point de départ de l’étude de Philip J. Caudrey. Entre 1385 et 1390, Richard, lord Scrope of Bolton, et Robert Grosvenor se disputent la possession des armoiries qu’ils portent. À peu près à la même époque (1386-1387), John, lord Lovel, et Thomas, lord Morley, revendiquent les armes d’une famille éteinte, les Burnell, certainement dans l’espoir de mettre la main, dans un second temps, sur l’héritage proprement dit. C’est aussi une question d’héritage qui, en 1407, suscite le litige entre Richard, lord Grey, et Edward Hastings : tous deux, en effet, réclament le droit de porter les armes des comtes de Pembroke, dont le dernier titulaire, leur parent, vient de mourir. Si elles avaient débuté en Angleterre, ou si leur enjeu avait été la question de l’héritage proprement dit, les trois affaires auraient été entendues devant les institutions ordinaires. Mais, dans le contexte très guerrier du xive siècle, c’est le plus souvent à l’extérieur du royaume, lors des expéditions conduites par le roi d’Angleterre ou un de ses lieutenants, que les protagonistes portent leurs armoiries et sont amenés à entamer une procédure à leur sujet s’ils estiment en être les détenteurs légitimes. C’est ainsi au cours de l’invasion de l’Écosse par Richard II, en 1385, que les deux premières affaires prennent naissance. La « Cour de chevalerie » (Court of Chivalry), présidée par le connétable et le maréchal d’Angleterre, se trouve compétente en la matière, la première occurrence de ce tribunal datant de l’expédition d’Édouard III sur le continent en 1346-1347. Ce n’est d’ailleurs qu’une part de l’activité de cette institution qui statue également sur les litiges autour du paiement des gages ou des rançons. En 1347, devant Calais, le roi d’Angleterre a sous ses ordres 26 000 hommes d’armes : les litiges devaient nécessairement être nombreux.
Les trois affaires étudiées ici sont bien connues des historiens de l’Angleterre des xive et xve siècles, de nombreuses études s’étant appuyées sur l’importante documentation qui les concerne, en dépit de la perte des premiers registres de la Cour de chevalerie. Les deux premières affaires sont attestées par des copies quasiment contemporaines ; la troisième, Grey contre Hastings, par une copie faite au xviie siècle. Il ne s’agit pas pour autant de documents juridiques à proprement parler. Seules sont conservées des copies, partielles, des dépositions des centaines de témoins invités à certifier le port par l’une ou l’autre partie, dans le passé, des armoiries contestées.
C’est cet aspect qui a jusque-là retenu principalement l’attention des historiens. Les hommes d’armes interrogés mentionnent en effet toutes les campagnes au cours desquelles ils ont eu l’occasion de voir les armoiries portées par l’un ou l’autre ; dans leur ensemble, ils évoquent une vingtaine de campagnes conduites entre 1314 et 1400. Alors que les plus anciens d’entre eux ont pris part aux grandes victoires d’Édouard III ou du Prince Noir, P. J. Caudrey insiste sur le fait que ceux de la génération suivante, actifs dans les années 1360 ou 1370, mettent davantage en avant les petits succès individuels, faute de victoires éclatantes. Néanmoins, prenant le contrepied des historiens précédents, notamment Maurice Keen, il rejette l’idée d’un changement de perception de l’activité guerrière d’une génération à l’autre : à ses yeux, même si le contexte du début du xve siècle n’est plus le même, l’ardeur belliqueuse n’est pas moindre à cette époque, et elle est même encore très vive un siècle plus tard quand Henri VIII, au début de son règne, tente de lancer une nouvelle invasion en France.
Au fil des dépositions se dessine ainsi la carrière militaire de centaines de combattants anglais, parmi lesquels, bien entendu, il n’y a pas que des chevaliers. Dans l’armigerous society (que l’on peut traduire par « société des hommes d’armes »), les membres de la gentry, parfois peu fortunés, sont majoritaires, et c’est bien ce groupe social, sans équivalent net sur le continent, qui se trouve mis en lumière dans l’ouvrage. À l’évidence, il s’agit d’une catégorie profondément militarisée. Souvent pratiqué depuis l’adolescence, le service des armes est une tradition familiale. Quand les combats cessent en France, il est encore possible de suivre l’ordre Teutonique en Prusse ou de se risquer en Méditerranée. Pour les membres de l’élite laïque, la guerre n’est qu’une occupation parmi d’autres, à côté du rôle politique au niveau local (dans le shire) ou dans l’entourage du roi ; pour beaucoup de membres de la gentry, en revanche, les expéditions militaires constituent l’activité principale, à tel point que P. J. Caudrey les caractérise comme des « socioprofessionnels » de la guerre. Contrairement à la plupart des historiens britanniques qui évoquent souvent avec complaisance les exploits d’Édouard III, sans évoquer les conséquences terribles pour les populations du royaume de France qui en furent les victimes, P. J. Caudrey se montre d’ailleurs assez critique à l’égard du comportement des combattants anglais, avides et sans scrupule.
Comment les groupes de témoins ont-ils été formés ? Les réunir pour les interroger est parfois facile : ceux qui déposent en faveur de Richard Scrope sont aussi ceux qui s’embarquent à Plymouth pour suivre le puissant duc de Lancastre, Jean de Gand, le quatrième fils d’Édouard III, dans son expédition dans la péninsule Ibérique (1386). De moindre stature que Scrope, qui réunit 250 témoins, Grosvenor n’en appelle toutefois pas moins de 200. La logique qui préside à la constitution des groupes de témoins reflète en partie la structure de la société politique. Du côté de Scrope, en plus de ses parents, amis et dépendants locaux, on trouve les partisans de Jean de Gand et, pour une part d’entre eux, les retainers de celui-ci (formellement liés à lui par un contrat les retenant à son service) ; Jean de Gand lui-même dépose en sa faveur… De son côté, Grosvenor mobilise surtout des hommes venus des comtés où il a des possessions, notamment dans le Cheshire. Les retenues princières ont la vie longue : parmi les témoins qui, en 1407 et ensuite, défendent Edward Hastings contre Richard Grey, beaucoup ont évolué dans le large entourage de Jean de Gand, mort en 1399. Si la force des fidélités créées dans le cadre des retenues princières était déjà bien connue, la dimension locale des affinités au sein de la gentry est brillamment explorée par P. J. Caudrey, qui montre de façon convaincante la diversité des liens unissant les témoins aux protagonistes. Beaucoup d’hommes d’Église sont sollicités : lord Morley peut ainsi compter sur 102 témoins laïcs et 58 ecclésiastiques. Peut-être regrettera-t-on, en conséquence, que peu de place leur soit accordée, alors même que leurs déclarations sont souvent appuyées par la mention d’armes figurant sur des vitraux ou par la production de documents scellés conservés dans leurs archives, comme c’est le cas en faveur de Richard Scrope.
C’est ainsi toute une « mémoire chevaleresque » qui se forme – « mémoire belliqueuse » serait sans doute plus pertinent. De façon très neuve, P. J. Caudrey postule l’existence de « communautés militaires » (military communities), à l’échelle de la gentry d’un comté, soudées par les souvenirs communs, qui remontent parfois à cinq générations, et susceptibles de se mobiliser en faveur d’un de leurs membres. Si un individu se voit contester le droit de porter les armoiries qu’il revendique, en effet, c’est non seulement lui-même qui se trouve attaqué dans son identité et dans son prestige, mais aussi toute la communauté à laquelle il appartient : c’est en dernier ressort ce qui explique la réunion si aisée de centaines de témoins prêts à appuyer la légitimité des assertions des protagonistes. C’est un des points forts de l’ouvrage, qui pourra être utilement médité et transposé à d’autres espaces.