Hostname: page-component-cd9895bd7-hc48f Total loading time: 0 Render date: 2024-12-23T11:18:53.018Z Has data issue: false hasContentIssue false

Michelet, les morts et l'année 1842. Misère de l'histoire: l historien aux prises avec l'historicisme

Published online by Cambridge University Press:  25 May 2018

Extract

Bien d'autres que moi ont mis en avant le rôle moteur de la mort dans la carrière de Michelet : chaque deuil répond à un moment de sa pensée, il répond à la mort quand elle frappe autour de lui. Je voudrais seulement suivre cette provocation de la mort pour l'historien dans une période où il en est continuellement assiégé. L'année 1842 n'est que le moment de la plus grande effervescence intellectuelle déclenchée par la mort, quand, veillant Mme Dumesnil (morte le 31 mai 1842), Michelet se définit comme un « rêveur garde-malade » aux prises avec la « dure poésie » d'un printemps de deuil. Mais en 1839, le 24 juillet, il a perdu sa première femme, et c'est le début de cette longue elucidation du secret de la mort que je voudrais retracer. En 1843, autre perte, non une mort cette fois, mais une perte quand même, le mariage de sa fille. En 1846 enfin, mort de son père. Cette période est justement celle des textes que nous étudions, et elle correspond à un nouveau cours de Michelet.

Summmary

Summmary

This article is an effort to shed some light on the intimate and “pathétique” rapports that Michelet had with death, rapports which stem from Michelet personnally but also from his function as a historian. Working from the texts of his Journal, and in particular those of 1842, a crucial year for the évolution of Michelet's thought and for the direction that his work was to take, M. Crouzet analyses Michelet's mourning as an indisputably pathological process. Underlying the fascination which death and the other life of the tomb hold for Michelet, one discerns in reality a basic rejection of death, the death of loved ones and of others, and above all, a denial of the basic fact of man's mortality; the historian lives the death of others as his own; that is his process of “mourning”, but he also lives it as something unthinkable which he can only reject or “transcend”. A forerunner in his undertaking to push back the limits of human life, a pionneer in “transcending” death, simultaneously in the process of mourning which he lives, or successively if one considers the évolution of his depictions, to resorb death in two ways: as an historicist he tries to assimilate personal death to death as it is conceived by the historian who sees history destroy in order to accomplish, and who himself believes that he conceives the dead and their societies in their true light; for a global history which forces the limits of historical knowledge and seeks to rediscover what men were and not merely what they did, the dead become a cumbersome community with which the historian lives in awful communion; as a gnostic, he élaborâtes a System to describe the world, an erotology of cosmic, human and “Micheletistic” bisexuality which, by means of cyclic récréation, affirms the beliefin a natural and infinité continuation of life. The intersection of the historicist and the gnostic paths would be the book Le Peuple and particularly the texts on “le Génie”.

Type
Autour De La Mort
Copyright
Copyright © Les Éditions de l'EHESS 1976

Access options

Get access to the full version of this content by using one of the access options below. (Log in options will check for institutional or personal access. Content may require purchase if you do not have access.)

References

Notes

1. En particulier Seebacher, J., « Le côté de la mort, ou l'histoire comme clinique », Revue d'histoire littéraire de la France, sept.-oct. 1974, p. 816 surGoogle Scholar « les synchronies méthodiques des deuils de Michelet », qui correspondent à une oeuvre, un remaniement « de ses archives personnelles », à un « pas décisif de son anthropologie », ceci depuis la mort de sa mère (1815), de Poinsot (1821), jusqu'au décès de son fils (1850), de sa fille (1855), de Charles (1862), de son oncle (1867) ; la période qui nous occupe est l'entre-deux, où se place et la gestation du Peuple et le saut dans l'histoire de Louis XI à 1789. J. Seebacher qui note excellemment que la mort est « un fil pour la connaissance » de Michelet, en conclue que 1842 est l'année de l'avènement de l'historien à une méthode vraiment historique. Nos perspectives dans cette étude sont différentes.

2. Journal, éd. Gallimard, I, pp. 385-399.

3. Poulet, G., Mesures de l'instant, pp. 256, 259-260, 269Google Scholar, qui montre bien qu'il n'y a pas d'histoire sans mort de la personne, et sans consentement à cette mort ; voir p. 263 l'excellente formule sur le « cogito » historien, où le je est un nous. Poulet analyse aussi très bien combien la vie individuelle est pour Michelet, et d'emblée, une « vie nouée », destituée de toute joie à soi, et livrée par ce manque à l'étude, comme participation à la vie totale, à la collectivité, à la vie générale de l'humanité qui implique une renonciation totale à la vie personnelle. Voir Écrits de Jeunesse, p. 84 ; Journal, I, pp. 83, 120, 161, 162, 290, 357, 362, 382, 396, 678. Ce désaveu de l'individu est théorisé dès 1825 dans le « Discours de distribution des prix » à Sainte-Barbe. Voir dans le Le Peuple, Flammarion, p. 73 et dans Histoire, IV, p. 130, «chaque homme est une humanité… et pourtant… en même temps un individu spécial, une personne… ».

4. Journal, le 7 juin 1842 ; sur ce point Viallaneix, Voie Royale, p. 362, et ce texte de Michelet, « Connais-toi non seulement comme homme, comme citoyen, non comme un être éphémère borné à un point de l'espace et du temps, mais dans ton rapport aux peuples lointains, aux générations écoulées. Il faut que la société entière y contribue, que l'humanité étendue ensemble, se voie, s'écoute, se compare… ».

5. Journal, I, p. 83 ; image reprise en 1836 ; id. p. 316 ; « nous sentons tous périr l'individualité en nous ; puisse recommencer le sentiment de la généralité sociale, de l'universalité humaine et celle du monde ».

6. C'est le peuple, le symbolisé de l'histoire, qui paraît à nu quand l'histoire se passe enfin de symboles provisoires et dialectiquement aliénants.

7. Journal, 22 août 1839, I, p. 311 ; redit p. 385.

8. Id. pp. 359-360, 4 avril 1841 ; Michelet médite sur les « formes » de l'histoire, féodalité, église, Rome, royauté, qui ne sont elles-mêmes qu'en disparaissant. « Chaque système contient un antagonisme qui fait sa vie, et prépare sa maturité, sa mort, … chaque système ne parvient à dégager son fruit qu'en mourant ; cela est une belle raison de mourir : non causant vivendi, mais moriendi ; encore pp. 120, 309, 385.

9. Journal, I, p. 385, la mort «trie, elle crible, c'est-à-dire qu'elle écarte le mal, dégage le bien, pour qu'il subsiste, assure la vraie perpétuité, la vraie vie ». L'historien, le survivant des siècles est bien l'auteur d'un Jugement dernier terrestre.

10. Journal, I, p. 314 ; voir id. p. 399, «ma vie est où elle fut toujours, en ce qui m'est toujours fidèle, dans l'histoire et la vie du monde ». On trouvera sur ce point d'autres textes remarquables dans le Journal, I, pp. 219-220, «l'individualité n'est-elle pas symbole de collection ? Ainsi moi d'un non-moi multiple qui apparaîtra par ma mort. La dissolution de l'individu éparpille la vie pour la faire fleurir plus multiple et plus belle. », I, p. 289, où développant l'idée que toute réalité « fait pitié » devant le futur et son idéal de perfection, il en conclue « que toute individualité, tant belle qu'elle soit, nous semble incomplète… ».

11. Voir Journal, I, p. 120 où le cimetière devient « ce théâtre admirable de la vie et de la mort, où les tombeaux sont encadrés dans les roses, où le silence alterne avec le rossignol, le deuil avec l'amour… » ; I, p. 220 (25 avril 1837) sur l'exhumation de Poinsot, « le crâne me semble énorme, plus grand que dans la vie, c'est la dignité de la mort, le vrai monument qui reste de l'homme… ce crâne, ces yeux vides n'étaient pas sans beauté, … », I, p. 412. On notera dans ces pages le souvenir des pensées hylozoistes du xvme siècle et le fait que pour Michelet la mort est toujours la mort matérialisée.

12. Id. I, p. 989 ; I, p. 314, sur la nécessité d'apprendre à mourir, « après une vie d'individualité il faut en commencer une de généralité, s'il est possible ».

13. Voir id. I, pp. 326, 329 et surtout I, p. 119 sur la nature séductrice incestueuse et mor- telle, mais divine, non « dans son étoffe, dans la matière qui la compose, dans le particulier, l'individuel, le détail de son existence, mais dans sa généralité, dans sa relation harmonique, sa concordance rythmique ». On sait qu'à rencontre du Messie de Mickiewicz Michelet prononce le bien étrange, « Nous autres occidentaux, nous devenons de plus en plus collectifs », Journal, I, p. 592. J. Seebacher, loc. cit., dit que « la terre des hommes est le terreau des cimetières ».

14. Voir ces essais de « consolatio » historiciste dans le Journal, I, pp. 311-317, et 359-362.

15. I, pp. 316-317, 12 sept. 1839 où se trouve l'image fameuse de l'historien porteur d'urne, mais le contexte en est capital : d'une part l'effort « historique », la défunte gagne à être morte, la mort fait sa vérité, « c'est la vie qui était mensongère, elle exagérait le mal ». D'autre part l'échec de ce recours à la généralité.

16. Id. I, p. 385, « tout ce qu'il y a d'irréparable dans l'individualité qui ne paraît vraiment qu'une fois ». Suit l'essai de la consolation définie plus haut : « on aime pour des défauts, et c'est peut-être là la justification de la mort. Il faut que le mal aimé périsse… puisque l'amour l'égalant au bien le perpétuerait ».

17. Id. I, p. 385, 26 mars 1842.

18. I, p. 289, « aimer les morts, c'est une immortalité ; puisqu'enfin tout doit mourir, commençons par aimer les morts ».

19. I, p. 359, 4 avril 1841. Voir pp. 307-309, 24 juillet 1839, « moi qui enseigne l'immortalité de l'âme, combien je donnerais en ce moment pour y croire de coeur, j'y crois bien de raisonnement… ».

20. Voir I, pp. 309-313 des textes sur la dépouille de Pauline, fascinante dans son horreur, « cette chair qui me fondait dans les mains… cela me relança dans le spiritualisme, dans la foi dans l'au-delà… La personne n'est plus là, espérons qu'elle est d'ailleurs… » ; I, pp. 313-317 sur les avatars de Pauline, et I, p. 386, 28 mars 1842 sur la métempsychose comme immortalité de l'humanité ; sur les prophètes qui pensant au-delà du présent, et de leur vie, transcendent aussi la mort dès maintenant, voir I, p. 389.

21. Voir, pp. 313, 314, 316-317, 327-328, 366-367.

22. Journal, I, p. 312 ; même idée p. 359, « mon chagrin est comme ma bague ; à sa mort je l'ai mise à mon doigt… ».

23. Voir pp. 311-313, 315, 317 sur cette auto-accusation qui suit immédiatement le décès.

24. I, p. 307, cette malheureuse partie de moi-même… ce pauvre moi qui meurt aujourd'hui… je l'avais réduite à être mon moi sensuel… ». De même pp. 394, 401, en 1842, «j'étais mort plus d'une fois puis mort à ma mort… ».

25. Id. I, pp. 361-362.

26. Voir ce mécanisme dans Freud, Métapsychologie, Deuil et Mélancolie, pp. 202-209, l'identification à la morte se complique d'une régression narcissique et sadique.

27. Voir Journal, I, pp. 654-656, 21 novembre 1846 ; sa foi en lui-même est la foi de son père en lui : « ma cause, et ma raison d'être en un sens plus spécial que ce mot même ne dit ; je suis sorti de sa foi… Je peux dire qu'avant 1800 mon père commence à mourir en lui, à vivre en moi, dans la foi de mon avenir… il ne vivait pas en lui, ni dans le présent mais dans l'avenir, en moi… le fils auquel il avait foi ne pouvait s'éloigner de lui puisqu'il le portait en lui-même ». On notera cette belle formule de l'obéissance sur-moïque, si fréquente pour les « fils du peuple », « moins il exigea de moi, et plus j'ai fait ».

28. C'est le problème que se pose bien confusément R. Barthes dans le numéro de la Revue d'histoire littéraire, déjà cité.

29. Voir Journal, I, p. 318.

30. Id. p. 427 ; M. Serre dans « Michelet, la Soupe », Revue d'histoire littéraire, p. 789 et n., définit la science pour Michelet comme un breuvage d'immortalité.

31. Dans l'intervalle on verra des textes intéressants, pp. 326, 329, 352, 353 ; ceci au moment où l'historien parvient à la Renaissance.

32. Journal, I, p. 390.

33. Voir id., I, pp. 391-392, 393, « nous avons tous été dans les reins de nos pères, dans le sein des femmes d'alors… le même esprit fluide court de générations en générations… », p. 397.

34. Id. pp. 398-399 ; il faudrait tout citer de ces pages ; elles sont inspirées d'une méditation sur la Trinité joachimiste ; naturalisant Dieu, Michelet insère les personnes de la Trinité dans un évolûtionnisme. Le 9 mai 1842, il note : « il m'advint cette semaine ce que j'avais éprouvé dans l'autre ; dans l'autre j'étais arrivé à un Dieu-mère, et que la mort est un accouchement ». Sur le Dieu-mère, relais de l'histoire défaillante, voir R. Barthes, Michelet par lui-même ; Bowmann, « Michelet et les métamorphoses du Christ », Revue d'histoire littéraire, n° cit. pp. 838, 843 ; Serres, id. p. 788.

35. Voir I, pp. 400, 402, 404, 411, 14 juin 1842, où une visite à ses tombes coïncide avec son cours sur le gouvernement maternel de la Providence.

36. I, p. 405, 30 mai 1842 ; c'est la baleine qui console là où l'histoire ne le peut. Voir p. 398 encore un effort historique pur : «je vivifiais l'histoire en face de la destruction, c'était vivre et c'était mourir ».

37. Barthes, R., Michelet par lui-même, pp. 155157 ;Google Scholar sur l'hermétisme de Michelet, pp. 162-163. Le cas célèbre du Président Schreber donne un autre exemple de cosmologie sexualisée.

38. Voir Journal, I, p. 399, « la fin supérieure de la famille serait qu'entre les trois personnes il n'y eût plus ni sexe, ni âge, que le fils fût le père de ses parents, l'époux de sa mère » ; id., p. 457.

39. Id. pp. 399-590 : la vie est toujours originale, se dit Michelet qui part de là pour se demander où se fait la gestation des germes de l'histoire : « en toi » dit-il, « sois mère pour tes fils ignorés que tu portes sans les voir, fais comme la femme enceinte… ».

40. Voir sur ces points les remarques de L. Orr, « L'éternel entr'acte, le temps de l'histoire naturelle », Revue d'histoire littéraire, n° cité, pp. 777 et 779, Cl. Mettra, « Le ventre et son royaume », Arc, n° 52, pp. 31-32, et surtout l'excellente étude à laquelle nous devons beaucoup de Kaplan, E. K., « Les deux sexes de l'esprit, Michelet phénoménologue de la pensée créatrice », dans Europe, oct.-déc. 1973. Cl. Mettra remarque à juste titre, p. 38 Google Scholar, que cette « fascination du ventre originel apparaît comme une réponse à cette sollicitation de la mort qui fut le point de départ de son oeuvre ». Sur le peuple « ultra-sexe », substance et philtre d'éternité, voir Barthes, Michelet par lui-même, pp. 161-163.

41. Journal, I, p. 627 ; lors de la mort de Pauline (p. 130) Michelet note : « que j'ai besoin de me serrer à la patrie, … ».

42. Seule cette dimension organique assure à la patrie l'indivisibilité jacobine.

43. Journal, I, p. 615, 4 août 1845 ; même image citée par P. Viallaneix, dans sa préface au Peuple, éd. Flammarion; Seebacher, p. 819 parle de «tissu populaire».

44. Voir Barthes, id. pp. 157-158 et l'article de E. K. Kaplan cité plus haut, qui souligne bien que l'enfant Michelet est « créé » par la mère seule, qui de son idée fait un acte, qui bénéficiant de 1’ « instinct » propre au peuple, et que ne souille aucune « abstraction », se concentre en son fruit. Elle enfante et aussi engendre. Sur la maternité divine et esthétique, voir dans Le Peuple les chapitres vu et vin de la 2e partie.

45. Barthes, id. p. 86, « ôtez à M. sa thématique existentielle, il ne restera plus qu'un petitbourgeois » ; encore Revue d'histoire littéraire, loc. cit. p. 805.

46. Poulet, op. cit., pp. 277, 281-285.

47. Barthes, art. cit., p. 807 ; Michelet serait « du parti du corps ».