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L'œuvre dénaturée. Un cas de censure cinématographique dans l'URSS de Khrouchtchev
Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
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En plein Dégel, et à un de ses virages, Khrouchtchev lance une campagne contre les intellectuels : à son faîte, il attaque violemment un film — et un seul —, Le Bastion d'Ilitch de Marlen Khutsiev. Après six ans de déstalinisation en dents de scie, le Premier Secrétaire est acculé à faire des concessions et, sur le front du dégel, il choisit de « lâcher » l'intelligentsia dont il s'est servi comme d'un pion depuis le XXe Congrès.
Ce tournant-là marque la fin du processus et la réintroduction d'une censure qui avait largement disparu, au moins dans le cinéma, depuis le début du Dégel — dans une moindre mesure en littérature où l'affaire Pasternak date de 1957-1960. Mais, contrairement aux années staliniennes ou, à un degré différent, à l'époque brejnévienne où elle retrouvera une intensité très forte, le fonctionnement de la censure sous Khrouchtchev s'avère extrêmement complexe et subtil. Du fait de l'ambiguïté de la période qui avait ouvert la porte à une nouvelle génération de cinéastes, à des points de vue novateurs, elle s'exerce contre des acteurs d'un type nouveau : elle vise des réalisateurs jeunes, et authentiques communistes, tel Khutsiev.
The Thaw has provided the conditions for the rise of an intelligentsia which will resist to power. A split between Liberals and Conservatives has been observed in its midst, which is a reflection of the prevailing political situation. From the XXth Congress onwards, the crisis between Khrushchev and the intelligentsia was in a latent state and was marked by successive reversals before reaching its climax in December 1962-March 1963. From that time on, censorship which has largely disappeared since the beginning of the Thaw, is being reintroduced in a complex and subtle way; in cinema, it has an influence on new actors, on young film-makers who are yet genuine communists, it subverts in an underhand manner the works and distorts their meaning, while it is relying on the cinematographic milieu.
The confrontation of the original and censored versions of a major film of the period, Lenin's Guard of Marlen Khutsiev, has permitted to spot the different procedures through which censorship is exerted as well as the themes which are sanctioned : fundamentally the existential problems of youth, whom the regime would prefer to see entirely orientated towards the notion of work and the building of communism, and the opposition between fathers and sons, which reminds the old guard of their Stalinist legacy.
- Type
- Film et Histoire : Le Parcours De L'Œuvre
- Information
- Copyright
- Copyright © École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris 1996
References
1. En ce qui concerne la période du Dégel, voir, pour une analyse politique, Hélène Car-Rère D'Encausse pour les débuts de la déstalinisation, 1956. La mémoire du siècle. La déstalinisation commence, Bruxelles, Complexe, 1984, 209 p. ; et essentiellement Michel Tatu, pour la deuxième partie du Dégel (à partir de 1960), Le pouvoir en URSS du déclin de Khrouchtchev à la direction collective, Paris, Grasset, 1967, 604 p. ; pour les aspects culturels, voir Priscilla JOHNSON qui concentre son analyse sur la « crise », à savoir décembre 1962-juin 1963, « The Régime and the Intellectuals : A Window on Party Politics (Winter 1962-Summer 1963) », Problems of Communism, vol. XII, n° 4, July-August 1963, supplément spécial I-XXVII ; id., Khrushchev and the Arts. The Politics of Soviet Culture, 1962-1964, Cambridge, Ma., MIT Press, 1965, 291 p. ; pour la vie culturelle à l'époque du Dégel, voir Histoire de la culture russe. Le XXe siècle. Gels et dégels, t. 3, ouvrage dirigé par E. Etkind, G. Nivat, I. Serman, V. Strada, Paris, Fayard, 1990 ; voir également le numéro 46, de janvier 1963, de la revue Survey, intitulé « New Wave in Russia ? », avec des articles consacrés notamment aux jeunes poètes du Dégel (Pierre Forgues, « The Young Poets », pp. 31-52), à la peinture (Alain Besançon, « Painting : Tradition and Experiment », pp. 83-93), au cinéma (Hilmar Hoffmann, « Revival of the Cinéma», pp. 102-111).
2. En russe : Zastava Il'iča. Autre traduction courante : Le Poste d'Ilitch ou encore La Barrière d'Ilitch.
3. Voir Mira, et Liehm, Antonin, Les cinémas de l'Est de 1945 à nos jours, Paris, 1989, pp. 197–312 Google Scholar (éd. originale : USA, 1977) ; voir également Lev Anninskij, Šestidesjatniki i my. Kinemato-graf stavšij i ne stavšij istoriej (La génération des années 60 et nous. Le cinéma qui est devenu — ou qui n'a pas pu devenir — histoire), Moscou, 1991, 239 p. (en russe).
Le dégel au cinéma s'accompagne d'une augmentation notable de la production : de 5 films en 1951, elle passe à plus de 100 films en 1961. Pour la première fois, dans les années soixante le cinéma soviétique rejoint le développement cinématographique du reste du monde.
Le nombre et la taille démesurée des anciens « palais du cinéma » prévus pour un nombre de spectateurs inimaginable en Occident frappe quiconque visite l'ex-URSS et rappelle l'importance accordée par le régime au cinéma.
4. Bytovščina.
5. Šestidesjatniki.
6. Potok žizni.
7. Procès-verbaux des séances de remaniement du film, séance du 12 mars 1963, Iskusstvo kino (L'art du cinéma), 6,1988, p. 115. De très larges extraits des procès-verbaux des différentes séances ont été publiés dans cette même revue, 6,1988, pp. 95-117 (désormais PV). Ils sont précédés d'une présentation de A. Demenok, « Le Bastion d'Ilitch — une leçon d'histoire ».
8. PV, p. 102.
9. PV, p. 110.
10. PV, p. 113.
11. Ibid.
12. PV, p. 103.
13. A la suite du discours de Khrouchtchev.
14. PV, pp. 115-116 (séance du 2 juillet 1963).
15. Le ton de ce texte tranche radicalement avec celui de l'éditorial de la même revue un mois plus tôt (9,1962) qui abordait exactement les même thèmes, dans le même ordre, mais sur un ton bien plus modéré.
16. Klassovoe čut'ë.
17. Sablon.
18. Preuve supplémentaire du caractère « intouchable » de la conquête de l'espace : quand le père d'Anja demande à cette dernière ce que Serëja veut faire plus tard, elle lui répond par dérision : « cosmonaute « ; or, dans J'ai vingt ans, « cosmonaute » a fait place à « cinéphile ».
19. Starikov, D., « Au sujet d'un oubli » (” Ob odnom opuščenii »), Oktjabr', 11, 1962, p. 185.Google Scholar
20. « Complexité ou richesse du contenu ? » (« Složnost' ili soderžatel'nost' ? »), Oktjabr', 11, 1962, pp. 181-182.
21. V. Ljukov et Ju. Panov, « Eto li gorizonty ? » (Est-ce que ce sont [vraiment] des horizons ?), Oktjabr', 11, 1962, pp. 184-185.
22. Ibid., p. 182.
23. Ibid., pp. 183-184.
24. PV, p. 114.
25. Andrej Bitov, Moskovskie Novosti (Nouvelles de Moscou), Editorial, 25/2/1990, p. 16.
26. Un questionnaire avait été envoyé en 1962 par la revue Voprosy literatury (Questions de littérature) à de jeunes écrivains soviétiques concernant les auteurs qui les avaient le plus influencés : les réponses citaient en premier Pasternak (et non Cholokhov), Hemingway, Salin-ger, Heinrich Bôll, Erich Maria Remarque.
27. Ibid., p. 16.
28. Titre de la chanson en français dans cette scène : « Je sais ce que valent tous les serments ».
29. « Il ne manque plus que le tzigane avec son ours » — ironise le jeune homme. « Buvons plutôt aux navets » — suggère-t-il encore par dérision, lorsque Serëja déclare qu'il veut porter un toast aux pommes de terre.
30. Dans la scène précédente, la mère de Serëja retrouve par hasard des cartes d'alimentation de l'automne 1941 et décrit à ses deux enfants comment ils ont pu survivre tous les trois uniquement grâce aux pommes de terre.
31. Dans J'ai vingt ans, le mot « père » est remplacé par « soldat » : l'aspect « héroïsme » est conservé, l'aspect « orphelin » est gommé. La scène se termine par un gros plan sur le portrait du père en uniforme de soldat, accroché au mur, dans l'appartement de la mère de Serëja. Ce gros plan annonce la scène du « fantôme du père » apparaissant à Serëja.
32. Khrouchtchev et la culture (Texte intégral du discours du 8 mars 1963), Collection de la revue Preuves, p. 33. Une peine de cinq ans de déportation est instaurée sous Khrouchtchev pour les oisifs (tunejadcy). Rappelons que ce dernier a également durci la répression contre le « parasitisme » en y incluant les « attitudes non conformes à la morale sociale » comme l'alcoolisme, le hooliganisme et les comportements marginaux d'origine politique ou religieuse. Ce délit, utilisé pour l'affaire Brodski, servira essentiellement sous Brejnev contre les dissidents.
33. Ibid., p. 32.
34. Discours du 8 mars 1963.
35. PV, p. 114.
36. PV, p. 112.
37. PV, p. 113.
38. PV, p. 115. Propos exprimés par le directeur du Studio Gorki, G. Britikov.
39. PV, p. 107.
40. Sergej Gerasimov revient sur les mêmes thèmes dans un article consacré au film, paru le 13 mars 1963 dans les Isvestija et intitulé « Vérité et fermeté sur les principes » (p. 3).
41. En ce qui concerne le renouveau de la poésie, voir le chapitre (IX) intitulé « La renaissance de la poésie. Le groupe du dégel », Efim Etkind, pp. 431-454 et Vladimir Frumkin, pp. 454-463, Gels et dégels, op. cit
42. Extrait du discours de N. Khrouchtchev le 8 mars 1963, op. cit., p. 34.
43. Ibid. Rappelons que, considéré comme trop violent par les démocraties populaires, ce discours n'y sera pas publié.
44. Priscilla Johnson, « The Régime and the Intellectuals… », op. cit., p. X.
45. Le Comité de rédaction de la revue est composé à l'automne 1962 de : V. Kočetov (rédacteur en chef) ; A. Andreev, S. Babnevskij, M. Bubennov, S. Vasil'ev, I. Vinničenko, V. Dement'ev, A. Drozdov, A. Dymšic, P. Karelin, A. Pervencev, P. Strokov, L. Sejnin. A la fin des années cinquante et au début des années soixante, les revues tenues par les conservateurs sont : Oktjabr', Neva (Neva), Literatura i žizn’ (Littérature et Vie) ; celles tenues par les « novateurs » sont : Novyj Mir (Monde Nouveau) et Literaturnaja gazeta (Le Journal littéraire).
46. Un dépouillement systématique donne le résultat suivant : n° 2/1962, Lenina Ivanova, « Humanisme ou sentimentalisme » (« Gumanizm ili sentimentalizm »), sur le film de A. Alov et V. Naumov, Le monde pour celui qui y entre (Mir vkhodjaščemu) (1961) ; n° 4/1962, Jurij Zubkov, « La mode, la nouveauté et les traditions » sur la nouveauté au théâtre (« Moda, novatorstvo i tradicii v teatre ») ; n° 5/1962, V. Ljukov et Ju. Panov, « Est-ce que ce sont vraiment des horizons ? » (« Eto li gorizonty ? »), recension des films Et si c'était l'amour ? (A esli eto Ijubov'?) (1961) de Ju. RAizman, L'Horizon (Gorizont) (1962) de I. Kheifitz, Quand passent les cigognes (Letjat žuravli) (1957) de M. Kalatozov, La lettre qui n'a jamais été envoyée (Neotpravlennoe pis'mo) (1959) de Kalatozov et Urusevskij, Neuf jours d'une année (Devjat’ dnej odnogo goda) (1961) de M. Romm ; n° 11/1962, dans le cadre de la rubrique « Club d'Octobre » (« Klub Oktjabrja »), table ronde sur « L'entente entre les générations » (« Sodružestvo pokolenij »), où la charge est particulièrement forte; n° 12/1962, de nouveau table-ronde du « Club d'Octobre » sur « Le modèle du contemporain au cinéma » (« Obraz sovremmenika v kino »), pp. 157-174.
47. La substance de cette phrase est tirée de l'éditorial non signé du numéro 4, 1963 de la revue Voprosy literatury (Questions de littérature), organe de l'Union des Écrivains de l'URSS.
48. Oktjabr', 11, 1962, pp. 188-189. Mikhaïl Romm, ancien « dinosaure », qui avait réalisé un des films les plus spectaculaires du nouveau courant avec Neuf jours d'une année (1961), est pris à partie dans cette table ronde. Il dénonce ces attaques lors d'une rencontre avec les travailleurs du cinéma et du théâtre en automne 1962, voir Johnson, P., « A Film Director Speaks Out », Khrushchev and the Arts…, op. cit., p. 99.Google Scholar
49. V. Čalmaev offre un bon aperçu de cette argumentation dans son intervention, « De bons maîtres dans la maison paternelle » (Dobrye khozjaeva v otcem dome), table ronde sur « l'entente des générations », Oktjabr', 11, 1962, pp. 173-175 : « […] Il faut prendre avant tout le meilleur dans leur héritage, le faire sien, et ne pas se concentrer exclusivement sur les détails inachevés, les défauts, les fautes isolées des pères. La jeune génération actuelle est entrée dans la vie dans les années qui ont suivi le XXe Congrès du parti communiste, dans la période de révélation du culte de la personnalité et du rétablissement des normes léninistes de la vie sociale. C'est en ceci que réside la spécificité de cette prise de relais (estafeta). La génération aînée a raconté de façon sincère et honnête à ses fils et à ses filles les difficultés et les défauts, les moments tragiques dans l'histoire de notre peuple. D'ailleurs, elle a reconnu elle-même pour la première fois les nombreuses erreurs de Staline, elle a elle-même été ébranlée en voyant que certaines étapes glorieuses du chemin historique de la société soviétique avaient été obscurcies par les erreurs et les violations des principes léninistes dans la vie du gouvernement et de la société ».
50. Voir Krjacko, L., « Un regard tranquille sur un problème orageux » (Spokojnyj vzgljad na « burnuju » problemu), Oktjabr', 11, 1962, pp. 176–177.Google Scholar
51. Voir le général A. A. Episev, « La boussole des pères », op. cit., p. 189.
52. En ce qui concerne le « formalisme », voir l'article de Ljuda et Jean Schnitzer sur J 'ai vingt ans dans L'Avant-scène Cinéma, Spécial URSS, 42, 1964, pp. 47-73 dont l'analyse est reprise ici.
53. Mikhaïl ROMM, « A Film Director Speaks Out », Khrushchev and the Arts, op. cit., pp. 99-100. Ce qu'il confirme dans Récits de vive voix (Ustnye Rasskazy), texte posthume, Moscou, 1991 (en russe).
54. PV, p. 101.
55. Voir l'intervention de Gerasimov le 12 mars 1963, PV, p. 106.
56. Gennadi Špalikov.
57. Joué par Nikita Mikhalkov dans l'un de ses premiers rôles.
58. Šahtër-metrostroec.
59. Beskonecnost’ (1991).
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- Cited by