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L’Évangile du roi Joinville, témoin et auteur de la Vie de Saint Louis

Published online by Cambridge University Press:  04 May 2017

Christopher Lucken*
Affiliation:
Université de Paris VIII

Résumé

Cet article prend comme point de départ la question qui traverse le Saint Louis de Jacques Le Goff, « Saint Louis a-t-il existé? », et le statut accordé à la Vie de Saint Louis de Joinville, qui lui permet d’y répondre positivement. Ce texte apparaît en effet le plus souvent chez les historiens et les critiques littéraires comme une sorte de « Mémoires », soit un témoignage fidèle dépourvu de toute ambition hagiographique ou littéraire autre que celle de rapporter les gestes et les paroles du roi tels que son auteur les a vus ou entendues. Mais peut-on s’en tenir là? L’analyse du récit consacré au débarquement du roi à Damiette et la comparaison avec d’autres descriptions de cette même scène nous invite à mettre en doute l’exactitude des détails rapportés par Joinville. N’y aurait-il là, toutefois, qu’un peu d’exagération romanesque sans véritable conséquence? Cet épisode répond cependant à la revendication formulée dans le prologue de cette œuvre selon laquelle Louis IX aurait mérité d’être reconnu comme martyr et pas seulement comme saint. Mais plutôt que de mourir en Terre sainte lors de sa première croisade, Saint Louis serait remonté de l’enfer afin d’accéder, au sein du royaume de France, à une fonction royale pensée sur le modèle christique. Raison pour laquelle Joinville se serait opposé à la seconde croisade du roi. À quoi répond cette Vie de Saint Louis où le témoignage de Joinville est pris dans une perspective qui fait de ce dernier davantage qu’un simple mémorialiste, l’auteur de la vie exemplaire d’un roi-martyr mort et ressuscité afin de mener son peuple en cette nouvelle terre promise qu’est devenue la France.

Abstract

Abstract

Joinville’s Vie de Saint Louis is usually considered as “Memoirs” written by a faithfull witness of the kings’s life. It appears therefore as the principal authority modern historians may relie on for their own studies on Louis IX. This is the case of Jacques Le Goff and his recent and remarkable Saint Louis. But is Joinville’s work really free from any hagiographical perspective as well as any literary device? The way he describes the king’s landing in front of the city of Damiette, compared with other texts relating the same scene, allows us to doubt his truthfulness. But what he loses as a witness, he gains as a writer. The details of his narrative correspond to a project which is presented in the prologue of his text: to show that the king is not only a saint but a martyr who exposed his life in order to save his people. The crusade is comparable to the Passion. But it does not stop there. Its true goal is, instead of Jerusalem, the kingdom of France. This is the place where the king will ressuscitate after his journey through death and exile. There he must accomplish his mission of Justice and Peace. We understand now why Joinville refused to follow the king in his second crusade. His Vie de Saint Louis keeps alive the image of a king whose reign will last until the End of Time.

Type
La Royauté Française. Mises en Scène du Discours Politique
Copyright
Copyright © Les Áditions de l’EHESS 2001

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References

1. Goff, Jacques Le, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996, p. 313 Google Scholar. Cette question, qui sert de sous-titre à la deuxième partie de cet ouvrage, était déjà le titre d’un article antérieur: « Saint Louis a-t-il existé ? », L’Histoire, 40, 1981, pp. 90-99 Google Scholar.

2. J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., p. 461. Cf. Krynen, Jacques, L’empire du roi. Idées et croyances politiques en France, XIIIe-XVe siècle, Paris, Gallimard, 1993 Google Scholar.

3. J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., p. 472.

4. Présent pas seulement comme personnage aux côtés de Saint Louis: Michel Zink en fait un des principaux représentants de la subjectivité qui s’affirmerait au cours du XIIIe siècle: La subjectivité littéraire, Paris, PUF, 1985, pp. 219-239.

5. J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., p. 481 (c’est nous qui soulignons).

6. Joinville, Jean De, Vie de Saint Louis, Monfrin, Jacques (éd.), Paris, Classiques Garnier, 1995 Google Scholar.

7. J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., p. 473.

8. Ibid., p. 525.

9. Paris, Gaston, « La composition du livre de Joinville sur Saint Louis », Romania, 23, 1894, pp. 508-524, ici p. 510 CrossRefGoogle Scholar.

10. Ibid., p. 512.

11. Voir « Introduction à Joinville », in Jean De Joinville, Vie de Saint Louis, Jacques Monfrin (éd.), op. cit., p. LXXVI sqq.; cf. Bedier, Joseph, « Jean de Joinville », in Bedier, J. et Hasard, P. (éds), Littérature française, Paris, [1923] 1948, p. 112 Google Scholar, et Foulet, Alfred, « When did Joinville write his Vie de Saint Louis », The Romanic Review, XXXII, 1941, pp. 233-243 Google Scholar.

12. G. Paris, «La composition du livre de Joinville...», art. cit., pp. 509 et 512.

13. Ibid., pp. 523-524 (c’est nous qui soulignons).

14. J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., pp. 473 et 476.

15. Ibid., p. 481.

16. Ibid., p. 498.

17. Ibid., pp. 16 et 485.

18. Zumthor, Paul, Essai de poétique médiévale, Paris, Le Seuil, 1972 Google Scholar, pp. 25 et 173.

19. Jean De Joinville, Vie de Saint Louis, op. cit., § 19, J. Monfrin (éd.) (je me contenterai dorénavant de renvoyer aux paragraphes au moyen desquels on a pris l’habitude de diviser le texte de Joinville).

20. Voir Cizek, Aleksander, « L’historia comme témoignage oculaire. Quelques implications et conséquences de la définition de l’historiographie chez Isidore de Séville », in Buschinger, D. (éd.), Histoire et littérature au Moyen Âge, Göppingen, Kümmerle Verlag, 1991, pp. 69-84 Google Scholar. Et Lucken, Christopher, « L’œ il dans l’oreille. L’histoire ou le monstre de la fable », in Adert, L. et Eigenmann, E. (éds), L’histoire dans la littérature, Genève, Droz, 2000, pp. 37-57 Google Scholar.

21. Comme l’a montré J. Monfrin dans son « Introduction à Joinville », op. cit., pp. LXXV-LXXVI. Voir également, sur la fonction testimoniale mise en scène par Joinville, Perret, Michèle, «... A la fin de sa vie ne fuz je mie », Revue des sciences humaines 183, 1981, pp. 17-37 Google Scholar.

22. Cf. Carolus-Barre, Louis, Le procès de canonisation de Saint Louis (1272-1297). Essai de reconstitution, Rome, École française de Rome, « Collection de l’École française de Rome, 195 », 1994, pp. 95-107 Google Scholar.

23. Guillaume de Saint-Pathus le mentionne d’ailleurs dans sa Vie de Saint Louis en se référant à Joinville (Delaborde, Henri-François (éd.), Paris, Picard, 1899, pp. 127-128 Google Scholar).

24. Foulet, Alfred, « Notes sur la Vie de Saint Louis de Joinville », Romania, 58, 1932, pp. 551-564 CrossRefGoogle Scholar, voir les pp. 551 et 553. Sur cette question, outre cet article, voir Billson, Marcus K., «Joinville’s Histoire de Saint Louis: Hagiography, History and Memoir», The American Benedictine Review, 31, 1980, pp. 418-442 Google Scholar.

25. Cf. J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., pp. 347-349, 566-570 et 587-592. Primat justifie l’intérêt de son entreprise avec les mêmes arguments que ceux exprimés ici par Saint Louis (voir le prologue des Grandes Chroniques de France, Viard, Jules, Paris, Champion, t. I, 1920, p. 2 Google Scholar).

26. Comme le souligne Uitti, Karl D. « Nouvelle et structure hagiographique: le récit historiographique nouveau de Jean de Joinville », in Ruhe, E. et Behrens, R. (éds), Mittelalterbilder aus Neuer Perspektive, Münich, Wilhelm Fink Verlag, 1985, p. 381 Google Scholar.

27. Lionel Friedman, J. (éd.), Text and Iconography for Joinville’s « Credo », Cambridge, Cambridge University Press, 1958, p. 29 Google Scholar. La comparaison entre la Vie de Saint Louis et les Évangiles, suggérée par Joinville, se rencontre ailleurs dans la critique, notamment chez Strubel, Armand, « Joinville, historien de la croisade? », in Bellenger, Y. et Queruel, D. (éds), Les Champenois et la croisade, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1989, p. 149 Google Scholar.

28. Monfrin, Jacques, « Joinville et la prise de Damiette (1249) », Académie des Inscriptions & Belles-Lettres, 1976, pp. 268-285 CrossRefGoogle Scholar.

29. Sarrasin, Jean, Lettre à Nicolas Arrode, Foulet, Alfred L. (éd.), Paris, Champion, 1924, pp. 4-5 Google Scholar.

30. Lettre publiée en appendice à Jean Sarrasin, Lettre à Nicolas Arrode, op. cit., p. 17.

31. Ibid., p. 19.

32. Lettre publiée dans les Additamenta de Paris, Matthieu, Chronica majora, Luard, Henry Richards (éd.), vol. VI, Londres, Longman & Co, 1882, p. 162 Google Scholar (par sa concision, cette lettre, davantage que d’autres, semble inscrire la prise de Damiette — qui commença un vendredi pour s’achever un dimanche — dans le scénario des trois derniers jours de la semaine sainte).

33. Lettre publiée dans les Additamenta de Matthieu Paris, ibid., p. 158. L’authenticité de cette lettre inspire à J. Monfrin des doutes (« Joinville et la prise de Damiette... », art. cit., p. 270); mais les « détails romanesques » ne sont pas obligatoirement contraires à la vérité des événements racontés et cela n’empêche donc pas de la prendre en consid De Beauvais, Vincent, Speculum historiale, Livre XXXI, chap. XCVII; Speculum maior, t. IV, Douai, 1624, p. 1319 Google Scholar. Sur les emprunts à Robert d’Artois, voir J. Monfrin, «Joinville et la prise de Damiette...», art. cit., p. 271.

35. De Nangis, Guillaume, Vie de Saint Louis, Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. XX, Paris, 1840, p. 372 Google Scholar pour le texte latin et p. 371 pour la version française.

36. Les Grandes Chroniques de France, op. cit., t. X, 1953, pp. 70-71 (sur l’utilisation de cette version par Joinville, voir J. Monfrin, «Notes à Joinville», Vie de Saint Louis, op. cit., p. 437, à propos du § 693). La deuxième version des Chroniques a tendance à remanier en l’abrégeant la version antérieure, mais en conserve l’essentiel (Les Grandes Chroniques de France, op. cit., t. VII, 1932, pp. 142-43).

37. Natalis de Wailly, (éd.), Récits d’un Ménestrel de Reims, §§ 374-375, Paris, Renouard, 1876, pp. 193-194 Google Scholar.

38. J. Monfrin, «Joinville et la prise de Damiette...», art. cit., p. 278.

39. M. Perret, «... A la fin de sa vie ne fuz je mie», art. cit., p. 20.

40. Ibid., p. 21.

41. J. Monfrin, «Joinville et la prise de Damiette...», art. cit., p. 280.

42. Ibid., p. 279. Dans sa traduction du texte de Joinville, Monfrin semble cependant comprendre différemment cet épisode: « Quand le roi entendit dire que l’enseigne de saint Denis était à terre, il marcha à grands pas sur son bateau, et sans vouloir jamais renoncer à son geste [...] » (§ 162, op. cit., p. 79). Alors que, dans son article, c’est bien l’enseigne que le roi ne veut laisser. Je préfère cette dernière lecture.

43. Ibid.

44. Selon Contamine, Philippe, « la Continuation Rothelin, [...] où est inséré le texte de la longue lettre en français écrite par Jean Sarrasin, [...] offre le meilleur récit de la croisade en question » (« Joinville, acteur de la guerre d’outremer », Le Prince et son historien. La vie de Saint Louis de Joinville, études recueillies par Jean Dufournet et Laurence Harf, Paris, Champion, 1997, pp. 33-49 Google Scholar, ici p. 34, n. 5).

45. J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., p. 383.

46. Ibid., p. 384.

47. M. Perret, «. .. A la fin de sa vie ne fuz-je mie», art. cit., p. 20.

48. J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., p. 651.

49. Cf. Lucken, Christopher et Seguy, Mireille, « L’invention de l’histoire », Médiévales, 38, 2000, pp. 5-16 CrossRefGoogle Scholar.

50. J. Monfrin, «Joinville et la prise de Damiette...», art. cit., p. 279, n. 33.

51. Je m’accorde ici avec J. Monfrin pour penser que N. de Wailly a raison quand il « considère que ces autres choses renvoie aux comportements du roi décrits dans la première partie » (« Notes à Joinville », Vie de Saint Louis, op. cit., p. 403).

52. Cette scène mériterait également qu’on prolonge la comparaison qu’établit Monfrin entre Joinville et la Continuation Rothelin (cf. « Joinville et la prise de Damiette... », art. cit., pp. 280-285). Tout à fait étranger à cette dernière, le caractère ridicule de la chute de Gautier d’Autrèches telle que Joinville la raconte, chute qui entraîna sa mort, s’explique par la condamnation de son geste par le roi (§ 176), qui fait écho au commandement adressé à Joinville lui-même de ne pas sortir du camp pour aller affronter les Sarrasins (§ 172).

53. Cependant, comme le note P. Contamine à propos de la Continuation Rothelin où se trouve cette lettre, « il n’est pas sûr que Joinville ait connu cette œ uvre ou s’en soit servi » (« Joinville, acteur de la guerre d’outremer », art. cit., p. 34, n. 5).

54. Épisode qui, lui aussi, fait problème. En effet, comme le remarque Henri-François DELABORDE, « des textes dont il est impossible de contester l’autorité, tels que la lettre officielle adressée par le roi à ses sujets, en août 1250, et la lettre de Jean Sarrazin [il s’agit d’une autre lettre que celle citée ci-dessus], mentionnent en termes exprès que la résolution de ne pas quitter la Palestine fut conseillée par presque tous les membres de l’assemblée, à l’exception d’un petit nombre. Une semblable contradiction serait de nature à porter une grave atteinte à la réputation de véracité de Joinville et à faire croire qu’il a voulu grandir son rôle aux dépens de la vérité » (« Joinville et le conseil tenu à Acre en 1250 », Romania, 23, 1894, p. 149). C’est pourquoi Delaborde avait supposé l’existence de deux conseils distincts, l’un qui correspondrait à celui décrit par Joinville, l’autre conforme à ce que nous savons par ailleurs. Joinville aurait confondu les deux et retenu uniquement le rôle qu’il avait joué dans un premier temps: « Confusion toute naturelle, et qui, portant uniquement sur la succession des événements, n’autorise en aucune façon à douter de l’exactitude des détails rapportés par Joinville avec la précision la plus minutieuse » (ibid., p. 152). Foulet, Alfred considère cependant que « Delaborde, tout en voulant défendre la véracité de Joinville, porte de sensibles atteintes à l’autorité de son témoignage » (« Joinville et le conseil tenu à Acre en 1250 », Modern Language Notes, 49, 1934, p. 465 CrossRefGoogle Scholar). Aussi propose-t-il une autre solution pour résoudre la contradiction soulevée: Joinville ne mentionnerait que le conseil restreint du royaume de France, alors que la lettre royale et celle de Jean Sarrasin tiendraient compte de l’ensemble des personnages qui font partie de l’entourage du roi, y compris les nobles et les chevaliers qui résident en Terre sainte. Aussi, conclut Foulet, « nous ne croyons pas que sa mémoire lui ait joué de mauvais tours, qu’il mélange les faits, ou qu’il ait rien omis d’essentiel. [...] A` notre avis, le récit de Joinville est en tous points conforme à la vérité historique et n’a nullement besoin d’être corrigé et mis au point à l’aide d’autres documents. Il faut en reconnaître l’autorité aussi bien que la véracité » (ibid., pp. 467-68). Je reviendrai succinctement sur ce point.

55. Cela apparaît de manière particulièrement visible à travers les illustrations du Credo qu’offrent le manuscrit latin 11907 de la BNF (Paris) et le bréviaire conservé dans la Bibliothèque publique de l’ex-Léningrad (cf. L. J. Friedman (éd.), Text and Iconography..., op. cit., planches I et XVII).

56. J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., p. 213.

57. Sur Salomon comme modèle royal et les comparaisons de Saint Louis avec lui, voir J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., pp. 389 et 392-396. Notons que Joinville semble modifier la citation des Proverbes XXI, 3, traduisant « misericordiam » par « joutise » (cf. Lozinski, Grégoire, « Recherches sur les sources du Credo de Joinville », Neuphilologische Mitteilungen, XXXI, 1930, pp. 170-231 Google Scholar, voir p. 189). Ce qui concorde parfaitement avec son projet. Selon L. J. Friedman (Text and Iconography..., op. cit., p. 75), il existe toutefois une variante biblique conforme au texte de Joinville. Mais c’est elle qu’il choisit.

58. Cf. J. Monfrin, «Notes à Joinville», Vie de Saint Louis, op. cit., p. 439 (à propos des §§ 738-739).

59. J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., p. 496.

60. Peut-être comprend-on mieux, de ce point de vue, le rôle que s’attribue Joinville lors du conseil d’Acre: d’une part, celui-ci légitime la position qu’il prendra par la suite; d’autre part, en soulignant l’importance des conseils qu’il a adressés à Saint Louis (qui valent également pour le futur roi), il apparaît avoir joué un rôle dans sa vie, l’avoir orientée: de sorte qu’il devient ainsi, à double titre, son auteur.