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Published online by Cambridge University Press: 04 May 2017
La place accordée à l’image par les anthropologues soviétiques durant les années 1920-1930 éclaire la vigueur et la diversité des projets de légitimation en concurrence. Sur fond de « marxisation », l’aura de la mécanisation du regard, reflet du fantasme scientiste auquel est soumis la construction de la société soviétique, n’allait pas mettre pour autant un terme à la coexistence entre dessin et photographie. Le musée ethnographique, lieu central de la professionnalisation, a par ailleurs grandement contribué à imposer, outre certaines contraintes à l’instrumentalisation de l’image, les conditions de la continuité de l’esthétisation du regard sur l’autre. Par l’attribution d’une place respective et hiérarchisée, assurant une logique parfois contradictoire, à cette coexistence, les anthropologues soviétiques se sont efforcés de constituer le préalable à la promotion d’une « science ethnographique ».
In the 20-30’s, Soviet anthropologists paid real attention to the recourse to image. The stakes linked to this process point out the strength and the diversity of various rival scientific projects in their quest of legitimacy. While “marxization” was prevalent, the aura of the mechanization of the view as a reflection of the scientist phantasm organizing the construction of Soviet society, however could not put an end to the coexistence of drawings with photographs. In the same time ethnographical museum, as the main institution devoted to professionalization reinforced constraints in the recourse of image and favoured conditions for continuity of the esthetization of otherness. Actually, promoting hierarchical organisation of this coexistence, however sometime through a contradictory logic, Soviet anthropologists aimed to legitimate “ethnographical science”.
Je tiens à remercier Tatiana Chaskol’skaja, conservatrice de la bibliothèque du musée d’Anthropologie et d’ethnographie Pierre-le-Grand de Saint-Pétersbourg, pour son précieux concours à l’achèvement de cet article.
1 - Bertrand, Frédéric, L’anthropologie soviétique des années 20-30. Configuration d’une rupture, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2002 Google Scholar.
2 - Documents d’archives et témoignages attestent de la coexistence, jusqu’au milieu des années 1930, d’au moins trois appellations différentes (etnografija, etnologija et narodovedenie) ayant trait à l’étude de la diversité culturelle, ainsi que l’emploi exclusif du terme d’anthropologie (antropologija) au domaine biologique. L’officialisation, à partir de 1932, de l’usage unique du terme etnografija ne doit pas faire oublier que cette désignation recouvrait des pratiques plus complexes et variables que la simple collecte systématique et la mise en forme de matériaux de terrain. De ce fait, bien que recourant au terme d’anthropologie pour qualifier cette discipline, je n’en ai cependant pas moins choisi de conserver dans les traductions des extraits de textes et des titres des ouvrages russes cités le terme d’ethnographie lorsqu’il apparaissait.
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6 - Par exemple le lyssenkisme. Pour une approche plus précise de ses prémisses dans la période qui nous concerne, voir Količnskij, E. I. (dir.), Na perelome. Sovetskaja biologija v 20-30x godax (Sur la ligne de faille. La biologie soviétique des années 1920-1930), Saint-Pétersbourg, SPBF IIET RAN, 1997 Google Scholar, ainsi que les deux volumes Repressirovannaja Nauka (La science réprimée), Leningrad, Nauka, 1991, et Repressirovannajka Nauka (La science réprimée), fasc. 2, Leningrad, Nauka, 1994.
7 - Sensiblement à la même période, Marcel Mauss enseignait lui aussi que « dans l’exposé des faits on recherchera la clarté et la sobriété. Des plans, des graphiques, des statistiques pourront remplacer avantageusement plusieurs pages de texte » (Mauss, Marcel, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1967, p. 10)Google Scholar; pour une réflexion pénétrante sur l’origine et la portée stratégique des rapports entre l’anthropologie et l’image, voir Dias, Nélia, « Images et savoir anthropologique au xix e siècle », Gradhiva, 22, 1997, pp. 87-97 Google Scholar, et Id., « La fiabilité de l’œil », Terrain, 33, 1999, pp. 17-30.
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9 - Archives du musée d’Anthropologie et d’ethnographie Pierre-le-Grand de Saint-Pétersbourg, Fonds KI, Inventaire 8, Document 3.
10 - S. A. Makar’ev, Polevaja etnografija..., op. cit., p. 29.
11 - « Čukotskie risunki » (Dessins Čukč), Sbornik v čest’ semidesjatiletija Professora Dmitrija Nikolaevič Anučina, Moscou, Izdanie IOLEAE, 1913, pp. 397-420.
12 - S. A. Makar’ev, Polevaja etnografija..., op. cit., pp. 29-30.
13 - Ibid., p. 30.
14 - Ibid., p. 32.
15 - Bogoraz-Tan, V. G., « K voprosu o grafičeskom metode analyza elementov etnografii i etnogeografii » (La méthode d’analyse graphique des éléments de l’ethnographie et de l’ethno-géographie en question), Sovetskaja etnografija, 1, 1928, pp. 3-10, ici p. 5 Google Scholar.
16 - V. G. Bogoraz-Tan, « K voprosu.... », art. cit., p. 3.
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19 - Id., « Fotografija v etnografičeskix poezdkax », art. cit., 1re partie, p. 31.
20 - Id., « Fotografija v naučnyx poezdkax », p.31.
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22 - S. M. Dudin, « Fotografija v etnografičeskix poezdkax », art. cit., p. 32.
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24 - Ibid., p. 4.
25 - Ibid., p. 105.
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27 - Ibid., p. 5.
28 - N. P. Tixonov, Fotografija v polevoj rabote, op. cit., p. 13.
29 - Extrait d’un entretien réalisé avec Kira Borisovna Serebrovskaja le 11 mai 2002 à Saint-Pétersbourg.
30 - Otčët o dejatel’nosti OLEAE (za 1921, 1922, 1923, 1924) (Compte rendu des acti-vités de la Société des Amis des sciences naturelles, de l’anthropologie et de l’ethno-graphie), Moscou, 1925.
31 - N. P. Tixonov, Fotografija v polevoj rabote, op. cit., p. 10.
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35 - Ibid., p. 214.
36 - Ibid., p. 217.
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38 - Instituée en 1919, elle se compose de trois sections: ethnographie, archéologie et histoire de l’art. Dirigée dès sa création par Marr, N. J., Gaimk, la sera intégrée à l’Aca-démie des sciences d’URSS en 1937 Google Scholar. « Xronika » (Chronique), Sovetskaja etnografija, 1931, 1-2, pp. 155-188, ici p. 169.
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47 - Ibid., pp. 4-5.
48 - Après avoir suivi une formation d’artiste-illustrateur pendant cinq ans au sein de l’Institut des arts appliqués Muxinskij-Štyglic, elle a travaillé pendant plus de quarante ans au musée d’Anthropologie et d’ethnographie Pierre-le-Grand de Saint-Pétersbourg (de la fin des années 1950 à la fin des années 1990).
49 - Extrait de l’entretien réalisé le 11 mai 2002 à Saint-Pétersbourg.
50 - B. Adler, « Vserossijiskij... », art. cit., p. 490.
51 - S. M. Dudin, « Fotografija v etnografičeskix poezdkax », art. cit., p. 32.
52 - Elle rapporte qu’une recommandation fixait très officiellement à 15% le volume des objets à présenter lors d’une exposition (voir Stanjukovič, T. V., Etnografičeskaja nauka i muzei (La science ethnographique et les musées), Leningrad, Nauka, 1978, p. 200)Google Scholar.
53 - Le musée central d’Ethnographie (Central’nyj Muzej Narodovedenija) a été créé à Moscou en 1924 à partir des collections du musée Rumjancev, à l’initiative de l’ethnographe folkloriste B. Sokolov qui en devint le premier directeur. Le terme Narodovedenie – l’Étude du peuple – n’a certainement pas été choisi par hasard. Il renvoie en effet à une idée de la recherche ethnologique confinée dans des limites nationales strictes et peut être ainsi rapproché de son équivalent allemand Vokskunde. Point de chute privilégié de la première génération d’ethnographes «marxistes» (notamment Levin, Tokarev et Tolstov), le CMN accueille dès 1929 un séminaire d’ethnologie marxiste. Rebaptisé en 1935 musée des Peuples d’URSS (Muzej Narodov SSSR) et placé sous la tutelle directe du Comité central du Parti via celle du Soviet des nationalités, cette institution va voir ses crédits considérablement augmenter et ainsi pouvoir développer ses propres expéditions, ses collectes et ses expositions. Ces dernières accordent une large place aux diagrammes, aux cartes, aux épreuves photographiques, et se composent dès lors d’une exposition historique introductive, de onze expositions consacrées à chacune des républiques soviétiques et d’une exposition conclusive sur le thème de la Constitution soviétique. Voir Kušner, P., « Muzej Narodov SSSR » (Le musée des Peuples d’URSS), Sovetskij Muzej, 11, 1938, pp. 22-25, ici p. 22 Google Scholar. Aussi bien le CMN que le musée des Peuples d’URSS avaient pour fonction la conception et la diffusion d’expositions en rapport avec la politique stalinienne des nationalités.