Hostname: page-component-cd9895bd7-8ctnn Total loading time: 0 Render date: 2024-12-23T10:22:15.120Z Has data issue: false hasContentIssue false

Le lieu du génie. Remarques sur la géographie de l'art

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Extract

« The geography of art is no more a science than the history of art »

Nikolaus Pevsner

Les théories esthétiques du XVIIIe siècle ont régulièrement, dès les Réflexions critiquesde Du Bos parues en 1719, conjoint des considérations artistiques et des préoccupations géographiques. Avec l'avènement et la diffusion, vers le milieu du siècle, du landscape-gardeninganglais, seul parmi les arts reconnus à prendre forme en un sol et sous un climat jusque-là présentés comme impropres aux beaux-arts, une telle conjonction se complique.

Summary

Summary

This article begins by analyzing eighteenth-century theories about climate (such as those developed most notably by du Bos), according to which England was incapable of being the locus of any form of artistic achievement. Several European authors —Latapie (who in 1771 translated Whately's Observations of Modern Gardening), Kant and Reynolds—are examined with a view to explaining the fracture and theoretical difficulties provoked by the sudden appearance and spread of landscape gardening in Europe.

Regarded by some as the expression of English politico-economic genius and as a commodity unexportable outside its native land (Walpole), landscape gardening—it is argued here—allows us to reexamine the question of the “Englishness of English art”, still debated by leading art historians such as Sir Nikolaus Pevsner.

Type
Les Domaines de L'Histoire
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1983

Access options

Get access to the full version of this content by using one of the access options below. (Log in options will check for institutional or personal access. Content may require purchase if you do not have access.)

References

Notes

1. The Genius of the Place. The English Landscape Garden, 1620-1820,John Dixon Hunt et Peter Willis éds, Londres, 1979.

2. Pour s'en tenir au domaine français, on a aussi parlé alors de « jardins modernes », « chinois », ou « anglo-chinois ». Ou bien de « paysage » et de « pays » (voir R. L. Girardin, De la composition des paysages,Genève, 1777). Nous avons entamé une lecture de cette question dans « Furor Hortensis : l'époque du paysage », Critique,décembre, 1981.

3. Sur la question du « système moderne des Beaux-Arts », voir Kristeixer, P. O., Renaissance Thought and the Arts, Princeton Univ. Press, 1980 Google Scholar.

4. « Sa critique du beau naturel est profonde ; ses principes sont serrés et expliqués d'une manière très suivie. On pourrait les nommer la Métaphysique des parcs », écrit Hirschfeld, C. C. L. dans sa Théorie de l'art des jardins, Leipzig, 1779 Google Scholar.

5. Sur l'image des Anglais au XVIIIe siècle dans ce que Louis Réau appelait l'« Europe française », on relira par exemple Paul Hazard et la conclusion de sa Pensée européenne au XVIIIe siècle.Après avoir signalé qu'à partir des années soixante « on imitait les Anglais » (p. 435), il fait cette remarque qui ne peut être ici indifférente : « La mesure, le bon goût, l'équilibre, l'obéissance aux saintes règles : les Anglais rejetaient ces contraintes, heureux de revenir à leur libre génie.[…] Or, que faisait la France devant les progrès de cette rivale ? […] Elle devenait anglomane, obéissant à la mode universelle. Bien plus ! elle se faisait elle-même l'intermédiaire entre l'Angleterre et l'Europe. Les livres anglais étaient trop lourds, elle les allégeait ; trop désordonnés, elle les régularisait ; trop longs, elle les abrégeait, par ses traductions. […] Après un bref séjour à Paris, ils repartaient pour les pays latins, et même pour les pays germaniques. Par l'intermédiaire de la France, les Italiens, les Espagnols, les Portugais, et les Allemands, au moins jusqu'au milieu du siècle, ont connu la littérature anglaise. De sorte que ceux-mêmes qui prétendaient à l'hégémonie, travaillaient allègrement à la détruire » (pp. 436-437, Paris, rééd., 1978). Dans une telle configuration géographique, linguistique et politique, on se demandera, au terme d'une analyse, la plus détaillée et la plus différenciée possible, ce que voudrait dire le mot « traduction ». Et si l'on peut, et comment, le traduire.

6. Quelques exemples parmi une dizaine de notes qu'il faudrait citer ici en entier : « Comme cet ouvrage est entièrement technique, et que le style en est aussi singulier que les idées, je demande grâce pour certaines expressions empruntées au langage moral et dramatique dont se sert notre auteur anglais : tels sont les mots énergiques de scène et de caractère, qui reviennent fréquemment et qu'il serait difficile de remplacer » (p. 2) ; « Tout ceci est un peu métaphysique, et à l'anglaise » (p. 14) ; et surtout, il importe, cette note qui ne vient qu'à la page 216 pour commenter l'expression « art des jardins » correspondant à l'anglais improvement :« Ou si l'on veut l'art de disposer de la manière la plus parfaite les objets de la nature. » L'énergie d'un tel lexique prolonge ses effets vers le milieu du xixe siècle lorsque Baudelaire publie dans une revue, dont le nom n'est pas ici indifférent, la traduction de l'Ile de la féed'Edgar Poe. La nouvelle porte en exergue ces mots de Servius : « Nullus enim locus sine genio est». Léon Lemonnier remarque l'étrange ressource du mot anglais scène :« le mot français scènesemble impliquer un mouvement, voire une agitation que n'implique pas le mot anglais scène.Ainsi, dans le théâtre français, il y a scènechaque fois qu'entre un personnage. Dans le théâtre anglais, il y a scène,c'est-à-dire tableau, chaque fois que l'on change de décor. Dans le texte de Poe, scèneserait peut-être mieux traduit par paysage.C'est d'ailleurs bien ainsi que, quelques lignes plus loin, Beaudelaire traduit scène.» (Edgar A. POE, Nouvelles histoires extraordinaires,L. Lemonnier éd., Paris, 1961). Le titre de la revue qui accueillit l'Ile de la féeétait Le pays(28 et 30 janvier 1855). On n'oubliera pas qu'Edgar Poe qui fut taxé en son temps de « germanisme » s'est aussi beaucoup intéressé au landscape-gardening. Quelques titres, à relire : Le domaine d'Arnheim, Le cottage de Landor, L'élan,parmi d'autres. A quel caractère national — c'est une des questions qui occuperait une telle lecture — rattacher Edgar Allan Poe ?

7. Nous citerons la troisième édition : Londres, Printed for T. Payne, at the Mews-gate, 1771.

8. Cité par Manwaring, Elizabeth, Italian Landscape in Eighteenth Century England, New York, 1925, p. 146 Google Scholar.

9. Mais écrit en 1771, l'année où paraissent, on l'a vu, les Observationsde Whately. Voir The Genius of the Place,p. 311.

10. Op. cit.,M. B. CONAN éd., Paris, 1979, pp. 17-18.

11. Dans E.Manwaring, op. cit.,p. 121.

12. Anthropologie du point de vue pragmatique,traduction de M. Foucault, Paris, 1970.

13. « Die Welt ist das Substrat und der Schauplatz, auf dem das Spiel unserer Geschicklichkeit vor sich geht », p. 158 de la Physische Géographie,Akademie Ausgabe, réimpression, Berlin, « Le monde est le substrat et le théâtre sur lequel se déroule le jeu de notre destinée », traduction de M. Fichant dans Annonce du programme des Leçons de M. E. Kant durant le semestre d'hiver 1765-1766,Paris, 1973, p. 102, n. 16.

14. Il faudrait ici relire Les derniers jours d'Emmanuel Kantde Thomas DE QUTNCEY, parus en 1827 (traduction de Marcel Schwob, Paris, 1963), et, à partir de ce texte analyser la fortune de la philosophie critique en Angleterre. On y relèverait par exemple ceci : « Si aiguë était sa pénétration intérieure des événements politiques et de la secrète police qui les faisait mouvoir, qu'il parlait plutôt avec l'autorité d'un diplomate qui aurait eu accès au Conseil de Cabinet que comme un simple spectateur des grandes scènes qui se déroulaient en ces jours à travers l'Europe » (p. 172). Puis De Quincey reprenant les mémoires de Wasianski, évoque, dans les trois derniers mois de la vie de Kant, son désir surprenant d'un long voyage à l'étranger : « De la distance, de la distance ! Surtout allons bien loin ! » Malgré plusieurs tentatives, la promenade ne dépasse pas un petit cottage dont le paysage pastoral ressemble à un jardin anglais : « En particulier le cottage lui-même abrité sous de grands ormes au pied desquels s'étendait une vallée silencieuse et solitaire où s'enlaçait un petit torrent coupé par une chute (through which a little brook meandered, broken by a waterfall)dont la sonorité plaisait à l'oreille, donna quelquefois de vives joies à Kant par de calmes journées de soleil. Et un jour, du fait des dispositions accidentelles de nuages, d'éclairages, ce petit paysage pastoral (and once, under accidentai circumstances of summer-clouds and sunlights, the little pastoral landscape)éveilla soudain le vivace souvenir depuis longtemps assoupi d'une divine matinée d'été de sa jeunesse qu'il avait passée dans un bosquet sur les berges d'un ruisselet qui traversait le parc (grounds)d'un de ses anciens et chers amis, le général von Lossow. » La dernière promenade de Kant le mène encore, selon De Quincey, en août 1803, dans un jardin, celui d'un ami : « Et c'est ainsi que se terminèrent les voyages de Kant en ce monde » (pp. 206-207).

15. Op. cit., p.12.

16. « Il va de soi que dans cette classification on fera abstraction du peuple allemand : en faisant son éloge, l'auteur qui est Allemand, ferait son propre éloge », op. cit., p. 154.

17. Kant reprend cette étymologie dans l’Anthropologie.Il souligne que les Allemands ont emprunté le mot « génie » aux Français, mais que ceux-ci « l'ont emprunté au latin (genius)qui ne signifie rien d'autre que le principe spirituel de l'individu » (p. 89). Il faudrait greffer ici les analyses de Georges Dumézil consacrée au Genius :« Geniusest la personnification au masculin de 'ce qui est engendré une fois', une sorte d'entité qui se présente suivant les circonstances comme la nature, le double, l'ange gardien de l'individu », Idées romaines,Paris, 1969, p. 251. Il s'élève contre le rapport que l'on a prétendu reconnaître entre geniuset phallus dans La religion romaine archaïque,Paris, 1974, p. 365.

18. Sur l'origine française du pleasure-garden,voir Fleming, L. et Gore, A., The English Garden, Londres, 1979, p. 49 Google Scholar.

19. S'agit-il de ce que Kant appelle ailleurs le goût négatif ? « C'est aussi en cela que se fonde le droit de l'économie politique, des finances et de la police, cette dernière se préoccupant de la sécurité,de la commoditéet de la décence publiques ;en effet que le sentiment qui concerne cette dernière (sensus decori),en tant que goût négatif, ne soit pas émoussé par la mendicité, le tumulte dans les rues, la saleté, la prostitution publique (venus volgivaga),comme autant d'atteintes au sens moral, c'est là ce qui rend au gouvernement bien plus facile sa tâche, qui est de conduire le peuple au moyen des lois », Métaphysique des moeurs, doctrine du droit,Paris, 1971, pp. 207-208.

20. Op. cit., § 59, p. 90.

21. Sur la question duparergonchez Kant, voir Derrida, J., La vérité en peinture, Paris, 1978 Google Scholar.

22. Nous citons la traduction des Discourses on Artdonnée par Louís Dimier en 1909. Les citations anglaises sont empruntées à l'édition critique de Robert R. Wark, New Haven-Londres, 1975.

23. Voir les Voyages pittoresquesprésentés par L. Dimier dans l'ouvrage cité supra.

24. « Les effets pittoresques, ou les petits agréments de tout genre qui trouvent place dans les branches intérieures de la peinture »(X, p. 175).

25. Voir Gombrich, E. H., Reynolds's Theory and Practice of Imitation dans Norm and Form, Londres-New York, 1978 Google Scholar.

26. Greffons ici cette phrase de Tocqueville donnée par le Littré à l'article « greffer » : « La législation anglaise est comme un arbre antique sur lequel les légistes ont greffé sans cesse les rejetons les plus étrangers. »

27. Pevsner, Nikolaus, The Englishness of English Art, Londres, 1976 Google Scholar. Le sous-titre de cette édition en format de poche est le suivant : « An expanded and annotated version of the Reith Lectures broadcast in October and November 1955 ». La collection qui héberge l'ouvrage n'est pas indifféremment intitulée Peregrine(le nom d'un oiseau : le faucon pèlerin). La pérégrination traverse donc la sédentarité editoriale intéressée à promouvoir la reconnaissance d'un caractère national.

28. « Jusqu'ici cependant aucun Anglais n'a mérité d'avoir un rang parmi les Peintres de la première, ni même parmi ceux de la seconde classe. Le climat d'Angleterre a bien poussé sa chaleur jusqu'à produire de grands sujets dans toutes les sciences et dans toutes les professions. Il a même donné de bons Musiciens et d'excellents Poètes, mais il n'a point produit des Peintres qui tiennent parmi les Peintres célèbres le même rang que les Philosophes, les Savants, les Poètes et les autres Anglais illustres tiennent parmi ceux des autres nations qui se sont distingués dans la même profession qu'eux », Réflexions critiques sur la Poésie et la Peinture,éd. 1777, Paris, II, xviii. Sur la réception de cette théorie du climat en Angleterre, voir Paknadel, Félix, « L'Angleterre peut-elle avoir de bons peintres ? Réponse de ses artistes à la théorie du climat », dans Études et recherches sur le XVIIIe siècle, Université de Provence, 1980 Google Scholar.