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Published online by Cambridge University Press: 30 December 2024
Les réformes de la Bourse de Paris entre 1893 et 1898 sont l’occasion de manifestations d’antisémitisme qui peuvent ne guère surprendre dans le contexte de l’époque. Les partisans du monopole des agents de change traitent de juifs les membres du marché libre (les coulissiers) qui le remettent en cause. Au-delà de la défense conservatrice d’une corporation privilégiée et de sa contestation libérale, cet épisode permet de mieux comprendre que ce sont deux conceptions du marché financier toujours actuelles qui sont en cause. Les coulissiers privilégient la liquidité, la rapidité d’exécution, les financiers professionnels et les échanges internationaux, au prix éventuellement d’une moindre sécurité et d’une moindre égalité dans l’échange, au détriment sans doute des petits boursicoteurs et de la stabilité du marché. Les agents de change avaient des priorités inverses. Le débat s’enrichit de l’émergence d’une tierce position socialiste qui renvoie dos à dos libéraux et conservateurs pour proposer une Bourse service public privilégiant transparence et sécurité sans que ce soit au profit d’un groupe privilégié, position qui, sans prévaloir, annonce de nouvelles conceptions de l’économie de marché.
The reforms of the Paris Stock Exchange between 1893 and 1898 gave rise to manifestations of antisemitism that were very much of their time. Supporters of the stockbrokers’ monopoly branded their opponents who participated in the free market (known as coulissiers) as Jews. Beyond the conservative defense of a privileged guild and its liberal contestation, this episode illuminates two conceptions of the financial market that are still current today. The coulissiers favored liquidity and speed of execution, professional financiers, and international exchanges, potentially at the cost of trading security and equality, and to the detriment of small traders and market stability. The official brokers (agents de change) had opposite priorities. The debate was complexified by the emergence of a third, socialist position that rejected both liberal and conservative visions, proposing a public-service stock exchange that would favor transparency and security without benefiting a privileged group. Although this position did not win out, it nevertheless heralded new conceptions of the market economy.
À propos de Francesca Trivellato, Juifs et capitalisme. Aux origines d’une légende, trad. par J. Delarun, Paris, Éd. du Seuil, [2019] 2023. Je remercie les participants à la table ronde, Paul Lagneau-Ymonet, Eric Monnet, Arnaud Orain, Angelo Riva et Orla Smyth ainsi que Guillaume Calafat et la rédaction des Annales pour leurs remarques très utiles.
1. Voir en particulier Simona Cerutti, Justice sommaire. Pratiques et idéaux de justice dans une société d’Ancien Régime, Turin, xviii e siècle, trad. par G. Calafat, Paris, Éd. de l’EHESS, 2021.
2. Francesca Trivellato, Juifs et capitalisme. Aux origines d’une légende, trad. par J. Delarun, Paris, Éd. du Seuil, [2019] 2023, p. 16.
3. Ibid., p. 284.
4. Ibid., p. 19.
5. Édouard Drumont, La France juive. italic>Essai d’histoire contemporaine. Édition populaire illustrée, Paris, Jules Chéret, [1886] 1892.
6. Jean Bouvier, Le krach de l’Union générale, 1878-1885, Paris, PUF, 1960.
7. Émile Zola, Les Rougon-Macquart, vol. 18, L’Argent, Paris, Charpentier, 1891.
8. Id., « Pour les juifs », Le Figaro, 16 mai 1896.
9. Alfred Dreyfus est condamné fin 1894, sans trop de remous. Bernard Lazare publie en 1896 Une erreur judiciaire. La vérité sur l’affaire Dreyfus (Paris, P. V. Stock), le « J’accuse… ! Lettre au président de la République » de Zola est lui publié dans L’Aurore du 13 janvier 1898.
10. Sur cette organisation et son évolution, voir Paul Lagneau-Ymonet et Angelo Riva, Histoire de la Bourse, Paris, La Découverte, 2012.
11. Patrick Verley, « Les opérateurs du marché financier », in G. Gallais-Hamonno (dir.), Le marché financier français au xix e siècle, vol. 2, Aspects quantitatifs des acteurs et des instruments à la Bourse de Paris, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 22-86.
12. Le terme de spéculation n’est alors pas péjoratif (voir, par exemple, la définition du Littré) et désigne simplement le fait d’acheter uniquement pour revendre avec profit dans un délai court, par opposition au placement fait pour en tirer un revenu futur. En Bourse, les opérations de spéculation s’appuient notamment sur les contrats dits à terme ou à prime (des contrats passés aujourd’hui pour un achat ferme ou optionnel à une date postérieure à un prix déjà fixé), qui se règlent dans la plupart des cas par l’encaissement ou le versement de la différence entre le prix en question et celui du marché au comptant à la date d’échéance du contrat, et non par la livraison effective de titres. Ces contrats sont largement pratiqués depuis longtemps mais viennent alors seulement d’être formellement légalisés par la loi de 1885.
13. Par « décentralisé » on entend que les opérations sont réalisées par paires d’échangistes et non en les réunissant tous ; néanmoins, pour des raisons d’efficacité en l’absence de communications à distance assez performantes, les coulissiers se réunissent quotidiennement en un même lieu.
14. Pour une présentation du domaine, voir Frank de Jong et Barbara Rindi, The Microstructure of Financial Markets, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.
15. Je m’appuie ici principalement sur mon article écrit avec Angelo Riva : Pierre-Cyrille Hautcoeur et Angelo Riva, « The Paris Financial Market in the Nineteenth Century: Complementarities and Competition in Microstructures », Economic History Review, 65-4, 2012, p. 1326-1353.
16. La proclamation orale des prix est complétée par la publication rapide de la cote officielle, qui est imprimée dans le sous-sol de la Bourse et diffusée immédiatement après la fin de la séance. Les pratiques sont connues très précisément par une longue série de manuels : ceux destinés à la formation des agents de change et de leurs commis, mais aussi ceux destinés au « spéculateur à la Bourse ».
17. Léon Walras, Éléments d’économie politique pure ou Théorie de la richesse sociale, Paris, Guillaumin et Cie, 1874-1877. Walras écrit : « Les marchés les mieux organisés sous le rapport de la concurrence sont ceux où les ventes et achats se font à la criée, par l’intermédiaire d’agents tels qu’agents de change, courtiers de commerce, crieurs, qui les centralisent, de telle sorte qu’aucun échange n’ait lieu sans que les conditions en soient annoncées et connues et sans que les vendeurs puissent aller au rabais et les acheteurs à l’enchère. Ainsi fonctionnent les Bourses de fonds publics, les Bourses de commerce, les marchés aux grains, au poisson, etc. » (ibid., p. 44). Dans les Études d’économie politique appliquée (théorie de la production de la richesse sociale) (Lausanne, F. Rouge, 1898), Walras confirme à propos des opérations de bourse : « Le marché sur lequel elles s’effectuent est le marché type, en ce sens que c’est un marché rigoureusement organisé sous le rapport de la concurrence » (ibid., p. 408).
18. En pratique, ainsi, les titres les plus activement échangés peuvent donner lieu à plusieurs prix dans la journée après le « fixing » initial (dont la procédure correspond à ce qui a été décrit plus haut) ; tous ces prix sont néanmoins criés et publiés, et les ordres qui sont à leur origine sont aussi proclamés publiquement, comme dans des enchères. Des applications peuvent aussi avoir lieu au fixing dans des conditions contrôlées.
19. Cela se rapproche de la forme théorisée alors par l’économiste britannique Francis Ysidro Edgeworth ; voir notamment sa recension des Éléments d’économie politique pure de Walras : Francis Ysidro Edgeworth, « The Mathematical Theory of Political Economy: Review of Léon Walras, Éléments d’économie politique pure », Nature, 40-1036, 1889, p. 434-436, repris dans id., F.Y. Edgeworth: Mathematical Psychics and Further Paper on Political Economy, éd. par P. Newman, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 554-557. Les premiers travaux d’Edgeworth sur l’équilibre de marché avec échanges décentralisés datent de 1889. La question de savoir si les prix d’échanges décentralisés convergent vers ceux du marché centralisé donne lieu par la suite à une importante littérature économique : voir Andrés Alvarez, « Price-Takers vs. Great Numbers: A Critique of the Edgeworth - Walras Convergence à la Debreu - Scarf », Cahiers d’économie politique, 63-2, 2012, p. 77-107.
20. Vincent Bignon et Marc Flandreau, « The Economics of Badmouthing: Libel Law and the Underworld of the Financial Press in France before World War I », The Journal of Economic History, 71-3, 2011, p. 616-653. Un journal est cependant publié depuis les années 1870 par l’une des maisons de Coulisse les plus connues et acquiert peu à peu une réputation de fiabilité.
21. Les économistes libéraux de l’époque insistent régulièrement, pour des raisons politiques, sur le nombre élevé des « petits porteurs », mais la détention de titres, en particulier d’actions, reste très concentrée. Voir Thomas Piketty, Gilles Postel-Vinay et Jean-Laurent Rosenthal, « Wealth Concentration in a Developing Economy: Paris and France, 1807-1994 », American Economic Review, 96-1, 2006, p. 236-256, en réponse implicite aux « chemineaux de l’épargne » d’Alfred Neymarck (Les chemineaux de l’épargne, communication faite à la Société statistique de Paris (séance du 5 mars 1911), Paris, F. Alcan, 1911). Reste que les transactions sont intenses sur des titres comme la rente sur l’État et les obligations des grandes compagnies de chemins de fer ou du Crédit foncier (d’ailleurs garanties par l’État), qui totalisent certainement plus d’un million de porteurs.
22. Le fait que le Parquet soit conçu pour les particuliers, y compris relativement « petits », ne veut pas dire que les professionnels n’y opèrent pas. Leurs opérations, en particulier à terme, représentent même l’essentiel du volume total, et la sécurité a aussi une valeur à leurs yeux.
23. On notera d’ailleurs que la Bourse de Londres – où les intermédiaires ont le plus souvent la double capacité – a vu bien plus tôt qu’à Paris les particuliers cesser d’effectuer leurs placements directement et recourir à des fonds d’investissement, qui sont déjà assez développés à l’époque qui nous intéresse. Voir David Chambers et Rui Esteves, « The First Global Emerging Markets Investor: Foreign and Colonial Investment Trust, 1880-1913 », Explorations in Economic History, 52, 2014, p. 1-21 ; Janette Rutterford, « Learning from One Another’s Mistakes: Investment Trusts in the UK and the US, 1868-1940 », Financial History Review, 16-2, 2009, p. 157-181.
24. Même si ce n’est pas son point le plus fort relativement, les opérations à terme sont également très importantes au Parquet, dont les garanties de sécurité de la bonne fin des transactions ont d’ailleurs fini par convaincre politiciens et juges de la nécessité de légaliser ces opérations en 1885. Voir Paul Lagneau-Ymonet et Angelo Riva, « Trading Forward: The Paris Bourse in the Nineteenth Century », Business History, 60-2, 2018, p. 257-280.
25. Sur le contexte politique de la réforme, voir Elsa Massoc, « Taxing Stock Transfers in the First Golden Age of Financial Capitalism: Political Salience and the Limits on the Power of Finance », Socio-Economic Review, 17-3, 2019, p. 503-522.
26. Il n’est pas jusqu’aux notaires qui ne pratiquent occasionnellement des applications, comme il est déjà mentionné dans l’ouvrage de François-Étienne Mollot, Bourses de commerce, agents de change et courtiers (Paris, Cotillon, [1831] 1853). Dès les années 1870, un Journal des valeurs non cotées, propriété de la Caisse des intérêts financiers et industriels, publie un certain nombre des prix qu’ils établissent, ce qui témoigne de leur désir de prendre leur place sur le marché. À partir de 1896, à la suite de l’ouverture du marché boursier, ce journal est d’ailleurs renommé Cote authentique des valeurs de banque et de Bourse vendues devant notaires et survit même à la restauration du monopole.
27. Alphonse Courtois, « La Bourse de Paris, agents de change et coulissiers, la spéculation, étrangers et juifs », Journal des économistes, 52-13, 1893, p. 329-337.
28. Alessandro Stanziani, « Marchés à terme, accaparement et monopoles en France, fin xviiie-1914 », in N. Levratto et A. Stanziani (dir.), Le capitalisme au futur antérieur. Crédit et spéculation en France, fin xviii e -début xx e siècles, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 69-105 ; et Riccardo Rosolino, Coutervailing Powers: The Political Economy of Market, before and after Adam Smith, Cham, Palgrave Macmillan, 2020.
29. Rodolphe Dos Santos Ferreira, « Guerre et paix. Variations sur la notion de concurrence au siècle de Cournot », Revue économique, 55-3, 2004, p. 543-556.
30. Pierre-Cyrille Hautcœur, Amir Rezaee et Angelo Riva, « Competition between Securities Markets: Stock Exchange Industry Regulation in the Paris Financial Center at the Turn of the Twentieth Century », Cliometrica, 17, 2023, p. 261-299.
31. « Agents de change. – Coulissiers », L’Intransigeant, 4 609, 25 févr. 1893, p. 1-2, ici p. 2.
32. L’or et l’argent, 9, 16 oct. 1895, p. 1.
33. Ainsi, une feuille de chou domiciliée square de la Bourse, face au Crédit lyonnais, lieu habituel de réunion de la Coulisse, ironise dans un éditorial du 27 février 1898 (en plein débat parlementaire) sur l’antisémitisme des agents de change et sur l’abandon de leurs traditions catholiques (Le Knouteur, 2, 27 févr. 1898, p. 1). Plusieurs journaux reprennent une information de L’Intransigeant annonçant la création d’un journal par un groupe de coulissiers « juifs, syriens, levantins et surtout allemands, furieux de voir leurs intérêts menacés, battus en brèche au profit des maisons de Bourse françaises » (Le courrier de Tarn-&-Garonne, 18 mars 1898, p. 1), et soupçonnent ce journal d’être aussi dreyfusard.
34. Voir l’intervention de M. Tricard, vice-président de la Chambre syndicale des coulissiers devant la commission du budget le 23 janvier 1893, où il donne l’exemple d’un titre passé lors du modus vivendi de 1892 de la Coulisse au Parquet et affirme que la négociation de grosses opérations est devenue plus lente et difficile, de sorte que les transactions ont fortement diminué (Paris-Capital, 4, 25 janv. 1893, p. 1). Il prétend aussi que les prix obtenus sont moins volatils, ce que notre recherche empirique récente contredit, démontrant ainsi les profits qu’en tirent les coulissiers ou autres arbitragistes (P.-C. Hautcœur, A. Rezaee et A. Riva, « Competition between Securities Markets », art. cit.).
35. J ournal officiel, séance du 8 mars 1898, p. 1061-1069.
36. On rappelle l’image usuelle sur le rôle des intermédiaires pour Walras : les « commissaires-priseurs ». Sur cette position de Walras, voir Pierre Dockès et Jean-Pierre Potier, « Léon Walras et le statut de la concurrence : une étude à partir des Éléments d’économie politique pure », in G. Bensimon (dir.), Histoire des représentations du marché, Paris, Michel Houdiard, 2005, p. 336-391, et Jean-Pierre Potier, « Léon Walras, un économiste socialiste libéral », in J.-L. Fournel, J. Guilhaumou et J.-P. Potier (dir.), Libertés et libéralisme. Formation et circulation des concepts, Lyon, ENS éditions, 2012, p. 259-282. On notera qu’à l’époque, Walras, socialiste, est très mal reçu par les économistes français dominés par un libéralisme souvent doctrinaire.
37. Sur la tripartition politique de la Belle Époque, voir Julia Cagé et Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022, Paris, Éd. du Seuil, 2023.
38. Viviani dit clairement qu’il est méfiant envers des financiers souvent prompts à aller contre l’intérêt national, et ce « qu’ils soient Français depuis trois siècles ou depuis trois jours » (J ournal officiel, séance du 8 mars 1898, p. 1061-1069, ici p. 1064). L’Humanité nouvelle sera encore plus claire : « Il y a des banquiers juifs, c’est vrai ; mais est ce que ces banquiers pratiquent l’usure et la faillite fructueuse autrement que les banquiers non juifs ? […] Nous sommes les adversaires des juifs bourgeois et capitalistes, parce qu’ils sont bourgeois et capitalistes, et non parce qu’ils sont juifs » (L’Humanité nouvelle, 1er janv. 1900, p. 1).