Professeur à l’université de Binghamton, Howard G. Brown avait déjà proposé une relecture de la Révolution française dans son ouvrage Ending the French Revolution Footnote 1, récompensé par le Gershoy Award. L’historien lie la Révolution française à l’avènement de la démocratie libérale, mais démontre surtout que les violences endémiques qui l’ont accompagnée ont fait naître un État sécuritaire (Security State) contre ses ennemis. Ce nouvel essai se distingue par une triple ambition : chronologique, méthodologique et conceptuelle.
Premièrement, la dilatation de la période étudiée, du xvie au xixe siècle, brise le cadre chronologique habituel en proposant une vue panoptique de la violence collective des guerres de Religion jusqu'à la Commune. On appréciera que la Révolution française soit replacée dans une approche diachronique de la violence, et non posée comme un isolat synchronique d’une Révolution souvent lue à la lueur de l’exceptionnalisme.
L’historien nous invite à une relecture politique de l’émotion à travers quatre micro-études de cas insérées dans un contexte traumatique plus large que sont les guerres de Religion (la Saint-Barthélemy, en août 1572 à Paris), la Fronde (à l’été 1652 à Paris), la Révolution française (la Terreur dans le Paris thermidorien) et la Commune (Semaine sanglante en mai 1871, à Paris). On notera au passage que Paris incarne à la fois l’épicentre de ces traumas collectifs et le relais de ces poussées émotionnelles en dehors de ses murs, que ce soient les Saint-Barthélemy provinciales, la fronde bordelaise avec l’Ormée ou la Commune, médiatisée dans toute la France. Cette fresque nous convie à une histoire progressive de la compassion, d’une piété intériorisée et baroque à un humanitarisme international, au gré des traumas collectifs vécus et représentés.
Deuxièmement, le parti pris méthodologique consiste à se fonder sur un corpus de sources médiatiques, principalement, et iconographiques, en particulier. Des gravures sur bois renaissantes à la photographie naissante, H. G. Brown propose l’analyse de ces sources pour mieux comprendre les ressorts de la médiatisation de la violence. Les gravures des massacres protestants au xvie siècle, les mazarinades sous la Fronde, les journaux révolutionnaires ou les portraits photographiques de cadavres lors de la Semaine sanglante, immortalisés dans des portraits diffusés dans la France entière, relaient l’expérience vécue de la violence. Une violence vécue qui, une fois (sur)médiatisée, se métamorphose en un trauma collectif, renforçant l’affirmation de soi et l’identité collective de la société. L’effet réceptif de telles représentations se décline en compassion, empathie et sympathie que l’auteur prend garde de bien définir dans son chapitre liminaire. L’attention portée au rôle de l’iconographie offre une approche originale et stimulante. Jacques Semelin avait démontré combien le massacre procède avant tout d’un processus mentalFootnote 2. Le vecteur de l’iconographie médiatique joue précisément ce rôle, à la fois support et diffuseur du trauma collectif dans les esprits.
Sans mentionner les travaux d’historiens ayant enrichi l’histoire des émotions, de William Reddy à Jan Plamper, on appréciera également certains emprunts à la biologie épigénétique et aux neurosciences comme cadre réflexif. Les approches cognitiviste et structuraliste semblent ici réconciliées de manière convaincante, voire iconoclaste pour l’historien. Ainsi, dans le chapitre méthodologique liminaire, la question de savoir si l’émergence de soi à la Renaissance n’est pas, au moins en partie, le fruit des adaptations biologiques plus qu’un processus culturel purement construit est posée. Le syndrome du « membre fantôme » (phantom limb) propose à cet égard un bel exemple pour s’interroger sur l’évolution de l’affirmation du « Moi » comme réponse aux conditions changeantes de la modernité, et non comme sa condition première. Ce questionnement est souvent éludé par les historiens des Emotion Studies, préférant une approche structuraliste.
Troisièmement, il convient ici d’évoquer les principales conclusions de l’auteur sur son appréciation de la violence. H. G. Brown part du postulat que les traumas collectifs s’accompagnent concomitamment d’une affirmation progressive du moi individuel et d’une identité collective, donnant peu à peu corps au sentiment national. Ce faisant, l’historien renverse l’approche classique d’une affirmation moderne du soi, de l’apparition des autoportraits renaissants à la littérature éclairée en passant par la conscience protestante. Le déclic serait toujours celui d’une violence collective puis de sa médiatisation.
Le massacre de la Saint-Barthélemy a aussi bien provoqué un trauma collectif chez les huguenots qu’un catalyseur pour la piété catholique. D’une part, les réformés ont développé une sensibilité victimaire, relayée par les martyrologes et autres gravures du massacre. De l’autre, ils furent aussi contraints de dissimuler leurs convictions pour éviter la répression, encouragée par les images polémiques qui incitaient à leur massacre. Cela a sans doute contribué à intérioriser la piété, sous couvert de nicodémisme, et à renforcer une conscience de soi. On passe peu à peu d’une piété pénitentielle durant les guerres de Religion à une piété ascétique sous la Fronde, pour sauver les âmes perdues. L’intérêt de l’épisode frondeur réside précisément dans l’analyse des Relations, courts textes imprimés cherchant à susciter l’empathie, par l’usage d’une rhétorique compassionnelle, envers les souffrances du petit peuple. L’idée, que l’on retrouve dans la piété janséniste, est que souffrir pour les autres permet d’en retirer des bénéfices personnels et spirituels. Dans un contexte de violence collective, compassion collective et intériorisation de la piété fonctionnent de pair.
Durant la Terreur, les mémoires autobiographiques, fleurissant tous azimuts, décrivent les souffrances des prisonniers à la première personne et des mémoires d’autojustification leur répondent. Avec les publications relayant et décrivant les horreurs thermidoriennes émerge un sentiment national puissant contre le régime de la Terreur et un sentiment de vulnérabilité, face à un régime politique associé à l’insécurité. Les vecteurs médiatiques, en particulier les images, ont transformé les expériences individuelles de la violence en un trauma collectif qui a paradoxalement construit une identité nationale. La Terreur peut être lue, en ce sens, comme une « reconstruction mémorielle » (« recollective reconstruction », p. 160).
La Semaine sanglante de la Commune, souvent lue à travers le prisme social, est ici revisitée à l’aune de l’expérience personnelle et des expressions émotionnelles. Les représentations de l’extrême violence à l’encontre de la Commune, alimentées par les nouveaux supports médiatiques, auraient largement contribué à l’émergence d’une conscience de classe chez les travailleurs. La dimension collective du trauma est particulièrement bien analysée à travers les supports médiatiques imagés que sont la lithographie et la photographie. Leur impression et la diffusion massive des épisodes les plus tragiques ont défini, par leur forte incidence émotionnelle, la mémoire collective et individuelle de la Commune. Des séries d’images satiriques mythifient le rôle des femmes, en Amazones combattantes et femmes incendiaires, les pétroleuses, alimentant la peur d’un renversement de l’ordre social. Ces surenchères médiatiques – frondeuses, thermidoriennes ou communardes – lors de traumas collectifs ont eu un effet mémoriel important. Les communards deviennent ainsi les martyrs de la classe des travailleurs lorsque la majorité républicaine fait voter une loi d’amnistie en 1880.
Là où le mur des Fédérés du Père-Lachaise achève ce processus d’intégration du trauma collectif des communards pour les uns, le Sacré-Cœur, autre témoin du trauma de la violence communarde, vise à expier leurs crimes pour les autres. La conscience que naît une classe prolétarienne se serait formée à partir de cette Semaine sanglante, devenue le symbole de leur cause. Pourtant, H. G. Brown démontre bien que la lecture sociale est une construction a posteriori, si l’on en croit l’hétérogénéité sociale qui domine chez les communards. C’est donc bien une mémoire plus qu’une histoire que ces images ont peu à peu cristallisée dans les esprits et la fortune historiographique de ces événements.
À l’histoire des représentations médiatisées de la violence, l’auteur livre ici un essai convaincant articulant affirmation de l’individualisme et traumas collectifs. Différents âges compassionnels sont finalement distingués, à commencer par celui de la piété religieuse intériorisée, conséquence des guerres de Religion. Son apogée se situerait avec la mystique baroque et les confréries laïques inaugurant un « humanitarisme chrétien » qui s’exprime avec acuité lors de la crise frondeuse. La fin du xviiie siècle, ensuite, marquerait le début d’un nouveau « régime émotionnel », celui du déclin de la culpabilité universelle devant Dieu et de la montée d’une culture de la sensibilité que la Terreur thermidorienne entérine. Enfin, les temps de la Commune concordent avec l’avènement d’un humanitarisme international. La fondation, en 1863, de la Croix-Rouge pour aider les soldats lors de la guerre de Crimée, sans distinction de nationalité, nous permet de faire d’utiles rapprochements avec un âge de la compassion, sans cesse réaffirmé et renouvelé… à l’aune de nouveaux traumas collectifs auxquels l’Europe ne cesse d’être confrontée.