Dans son précédent ouvrage, Anne Rolland-Boulestreau montrait comment le « paroxysme » de violence provoqué par l’envoi, à partir de fin janvier 1794, de colonnes militaires mobiles chargées de sillonner le territoire vendéen, loin de démontrer la toute-puissance planificatrice et génocidaire du pouvoir central révolutionnaire, prouvait au contraire son incapacité à imposer une stratégie cohérente et efficace à des généraux qui profitent d’une autonomie se révélant désastreuse sur le terrainFootnote 1. L’autrice poursuit ici son entreprise de réécriture « par le bas » de l’histoire des guerres de Vendée en s’intéressant à la séquence du « temps gris » (p. 97) de la pacification qui s’ouvre, en mai 1794, lorsque la Convention décide de saper cette « généralocratie » improvisée et de réaffirmer la suprématie du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, mettant ainsi un terme à l’« anomie de la guerre » (p. 18) grâce à l’imposition d’un nouveau « contrat social » (p. 249) susceptible de réintégrer les Vendéens dans la nation.
Cette inflexion naît de la crainte suscitée par la persistance de ce front intérieur qui menace la crédibilité du régime républicain et détourne l’effort de guerre patriotique mené sur les frontières extérieures contre les armées de la Première Coalition. À partir du printemps 1794, représentants du peuple et généraux républicains font du désarmement des insurgés la condition de leur retour à la vie civile, le refus de beaucoup de déposer les armes justifiant le prolongement d’une stratégie républicaine de « petite guerre » – moins improvisée et plus adaptée au terrain –, dont le général Hoche se fait le théoricien.
Suivant Olivier Christin dans l’idée que la « paix n’est qu’un mot, la pacification, un ‘travail’ » (cité p. 21), A. Rolland-Boulestreau se revendique de la micro-histoire pour situer sa démonstration au plus près des mots, des gestes et des rites mis en œuvre par les « faiseurs de paix », qu’ils soient représentants du peuple, membres de la Commission de l’agriculture et des arts, soldats, notables locaux ou anonymes, mais aussi par ces transfuges de la pacification que sont traîtres, espions, déserteurs ou réfugiés. L’ouvrage se concentre ainsi sur les modalités concrètes d’élaboration, de diffusion, de réception et d’application des quatre textes successifs qui, entre 1794 et mai 1795, ont offert un cadre législatif à la sortie de guerre en Vendée.
Résumer cette pacification à un « bricolage » (p. 239) paraît justifié tant le schéma initial fait l’objet de corrections et d’adaptations à des particularismes que cette République une et indivisible réputée si dogmatique doit pourtant se résoudre à accepter comme d’irréductibles privilèges. L’arrêté pris le 21 mai 1794 par le Comité de salut public entendait pourtant soumettre tout à la fois les derniers insurgés (par le maintien de la stratégie des colonnes répressives et des spoliations agricoles) et les généraux républicains en les enjoignant à tenir leurs hommes et à protéger les civils. Son impossible mise en application signe l’échec d’une tentative de « pacification verticale, du haut vers le bas » (p. 23), et prouve la nécessité d’adapter les mesures législatives aux rapports de force locaux pour gagner le soutien des populations civiles qui aspirent à la paix sans s’aliéner l’armée de l’Ouest qui, jusqu’au bout, reste l’unique force de pacification déployée et opérationnelle en Vendée. C’est le sens du décret d’amnistie promulgué en décembre 1794, puis des deux « traités » négociés (et non signés) en février-mars 1795 à La Jaunaye et Saint-Florent avec les chefs vendéens Charette et Stofflet auxquels la République ne peut reconnaître la légitimité étatique qui ferait d’eux des interlocuteurs diplomatiques à part entière.
Déjà éprouvé aux lendemains de la guerre de Cent Ans ou des guerres de Religion, le choix politique de l’amnistie – donc de l’oubli – empêche toute prise en charge judiciaire à des fins inquisitoriales ou réparatrices : le spectaculaire procès intenté au représentant en mission Carrier et à son « système » ne doit pas faire oublier qu’aucun général ayant commandé une colonne en Vendée n’est passé en jugement et que l’élimination des chefs rebelles n’a pas empêché l’utilisation, comme intermédiaires de pacification, de certains de leurs lieutenants, à commencer par l’abbé Bernier. En renonçant à résoudre les conflits, l’amnistie enracine haines, rancœurs et désirs de vengeance. Les belles pages consacrées à la difficile reconstruction d’une région rendue exsangue par des mois de guerre et de déprédations confirment que la difficile pacification militaire, à peu près achevée au printemps 1796, n’est que le prélude d’une longue et périlleuse pacification civile : le retour des milliers de réfugiés va demeurer pour longtemps une source de violences et de règlements de comptes puisqu’aux tensions suscitées au sein des communautés par les engagements (ou les rumeurs et soupçons d’engagements) antagonistes des uns et des autres s’ajoute la question agraire, les habitants restés sur place ayant eu tendance, pour subsister, à accaparer les terres abandonnées par les déplacés ou les morts.
L’un des principaux apports de l’ouvrage réside dans les comparaisons très stimulantes qu’il propose avec des modèles de pacification expérimentés antérieurement, en particulier les paix religieuses inventées aux xvie et xviie siècles afin de trouver une place aux « hérétiques » protestants dans une monarchie d’essence catholique. Considérant que la pacification n’est « ni un échec ni un marché de dupes entre Républicains et Vendéens » (p. 250), A. Rolland-Boulestreau estime qu’elle a conduit à l’instauration, laborieuse mais réelle, d’un « ordre républicain pacifié et inclusif » (p. 250-252). Pour y parvenir, la République a renoncé aux deux intrusions étatiques qui avaient cristallisé les oppositions et servi de déclencheur à l’insurrection de 1793 : la Constitution civile du clergé est révisée (et la liberté du culte garantie) tandis que les jeunes vendéens en âge de combattre sont exemptés des réquisitions militaires.
Replacer dans le temps long d’une histoire comparée des sorties de guerre civile la politique de pacification menée en Vendée pour en souligner la nature « originale et ambitieuse » conduit néanmoins au paradoxal évitement des acteurs de la non-sortie de guerre : ces « quelques cohortes de déclassés de la petite guerre » (p. 241) qui refusent la vie civile auraient mérité de plus amples développements, car leur acharnement peut révéler la part maudite que renferme tout processus de compromis. Il aurait pour cela fallu distinguer plus finement le cas des insurgés décidés à continuer la lutte (comme Forestier, rapidement évoqué) de celui des vétérans enfermés dans la violence et incapables de retrouver une place dans la société (évocation récurrente du général républicain Huché dont la représentativité reste incertaine).
C’est ici que le choix méthodologique – déjà fait dans l’ouvrage précédent – de s’en tenir au seul point de vue des « sources républicaines » contemporaines des événements, c’est-à-dire à l’ensemble des rapports et correspondances émis par les autorités civiles ou militaires, peut parfois toucher sa limite en ce qu’il conduit à une histoire asymétrique dans laquelle les motivations et les actes des Vendéens ne sont vus qu’à travers le filtre de leur compréhension par leurs adversaires. Certes, bibliothèques et librairies ne manquent pas d’hagiographies retraçant la geste vendéenne et la volonté de l’autrice de s’écarter des Mémoires lui permet de se prémunir de reconstructions héroïques forgées a posteriori. Le point de vue choisi s’avère d’ailleurs révélateur quand son questionnement est partie prenante de la démonstration, comme lorsqu’est retracée la façon dont les informations transmises aux autorités républicaines sur Charette et Stofflet leur ont permis de mieux connaître la hiérarchie des hommes qui les entourent et donc de prendre conscience de l’existence de dissensions à exploiter. Dans d’autres cas, les limites des sources utilisées auraient mérité d’être plus expressément interrogées : les motivations et les intérêts qu’ont Stofflet ou Charette à reprendre inlassablement le combat à l’été 1795, puis encore durant l’hiver 1795-1796 échappent à la compréhension, tout comme la nature de l’emprise (charismatique ? féodale ? clientéliste ?) qu’ils semblent exercer et qui expliquerait pourquoi leur exécution en février et mars 1796 conduisit la plupart de leurs hommes à déposer presque immédiatement les armes.
L’intrication entre aventures personnelles et logiques collectives fait que le choix de la paix ou de la guerre peut être purement contingent et rapidement révocable, ce qui ne laisse pas d’interroger sur le caractère durable de la pacification de 1796. Si, comme le suggère l’autrice en conclusion, « [l]a crainte d’un déchaînement de violences dont le souvenir reste vivace – et pour longtemps – a retenu Bleus et Blancs de s’affronter à nouveau par les armes » (p. 254), il n’est pas exclu que des considérations humaines (absence temporaire de chefs fédérateurs) ou matérielles (les « armes » étaient-elles encore disponibles ?) aient pu aussi freiner, un temps, les ardeurs insurrectionnelles de certains.
Il reste en ce sens à espérer que l’aventure historienne entamée par A. Rolland-Boulestreau depuis deux livres se poursuive au-delà de l’année 1796 pour tendre vers une relecture de la séquence qui irait jusqu’au troisième soulèvement de 1799-1800 voire, à terme, jusqu’au quatrième soulèvement de 1815Footnote 2 afin de réconcilier les différentes phases de cette pacification à long terme de la Vendée.