Ce livre fait écho à la récente découverte des vestiges exceptionnellement bien conservés d’une bataille ayant engagé plusieurs centaines de combattants dans la vallée de la Tollense, au nord-est de l’Allemagne, vers 1300 av. n. è. Il s’agissait de la première preuve indiscutable que des guerres s’étaient déroulées à cette époque entre des sociétés non étatiques. À partir de cette preuve, Anne Lehoërff reprend la question des origines de la guerre, dont elle souligne elle-même le caractère périlleux et risqué lorsqu’elles sont analysées à partir de sources uniquement matérielles. Son livre n’en affiche pas moins en guise de titre un écrasant postulat : l’homme aurait un jour inventé la guerre. Plusieurs faiblesses apparaissent aussi d’emblée.
La première est le point de vue trop contemporain adopté pour définir la guerre, à savoir un « conflit légitimé par la société et organisé par les hommes qui détiennent le pouvoir ». Des sources incomplètes en sont une autre. Dans l’histoire de l’invention de la guerre, « la naissance de l’épée entre 1700 et 1600 avant notre ère, en différents points d’Europe, marque un moment clef » (p. 10), est-il affirmé, alors que la première épée européenne est déjà attestée dans la culture de Maïkop qui s’étendait en Russie actuelle le long des piémonts du nord-ouest du Caucase environ 1500 ans plus tôt. Il s’agit d’une arme de poing dotée d’une lame en cuivre arsénié de 52 cm de long, découverte dans la tombe 31 sur le site de Klady.
L’autrice est consciente de son manque de recul chronologique, mais l’assume : « […] plutôt que de plonger dans les profondeurs du temps pour tenter d’y déceler des traces de guerre éventuelles, le choix a été fait de partir des certitudes que livre l’âge du bronze et de les mettre en perspective » (p. 11). Cette approche, dénoncée dès les années 1960 en tant qu’une archéologie stérile de l’objet, la conduit à présenter de simples évidences comme des révélations, issues de patientes observations de laboratoire. Il en va ainsi, par exemple, avec les producteurs de ces pièces d’armement métalliques qui « avaient mis leur savoir-faire au service d’une production destinée à combattre, à blesser, à tuer » (p. 19). Ce livre prétend pourtant « offrir de nouvelles perspectives sur l’écriture de l’histoire libérée de certains de ses carcans poussiéreux ; donner à comprendre la naissance de la guerre comme un acte technique et social, il y a plusieurs milliers d’années en Europe, dans un modèle à inventer » (p. 28).
L’ambition trouve très vite ses limites : « […] l’épée, arme de guerre individuelle a des origines dans les brumes de l’Europe non méditerranéenne. Elle n’est pas le résultat d’une diffusion lointaine exportée selon le principe de l’ex oriente lux cher à Gordon Childe », ose A. Lehoërff (p. 160). Exprimée de façon aussi tranchante, l’affirmation est non seulement fausse du point de vue chronologique, mais aussi en ce qui concerne l’évolution technique globale, l’Europe étant redevable de l’innovation agropastorale, puis de l’innovation urbano-étatique élaborées au Moyen Orient.
Même dans son domaine de spécialité, l’archéométallurgie, elle montre des failles étonnantes lorsqu’elle écrit : « […] le cuivre non allié est peu propice à la fabrication d’objets longs si l’on veut frapper, car il est, en quelque sorte, trop tendre pour être efficace » (p. 161). C’est n’avoir, là encore, pas suivi les progrès de la recherche qui ont montré que les alliages de cuivre arsénié possèdent des qualités équivalentes au bronze, c’est-à-dire à un alliage de cuivre et d’étain. Elle semble ignorer aussi que des cnémides, analogues aux exemples grecs, faisaient partie de l’armement défensif des élites masculines à la fin de l’âge du bronze.
Par ailleurs, l’autrice le sait bien, d’autres indices que les seuls objets fonctionnellement indiscutables suggèrent fortement des pratiques guerrières dès le Paléolithique supérieur ; elle persiste pourtant à considérer comme significatif que l’on ne peut en être sûr qu’à partir du début du IIe millénaire av. n. è. Elle en cite quelques cas, en relativise l’importance et admet par-là que son hypothèse s’en trouve fragilisée. Elle se raccroche pourtant au fait que le bronze à l’étain a été adopté au même moment dans la seconde moitié du IIIe millénaire av. n. è en Mésopotamie et en Europe occidentale, donc par des sociétés organisées de façon très différentes, à savoir des États archaïques pour la première, des chefferies simples pour la seconde. Elle propose alors, plus modestement, que « le jour d’un hypothétique 21 avril 1688 avant notre ère, l’homme n’inventa sans doute pas ‘la’ guerre, mais une forme de guerre et de société, constitutive de l’histoire européenne » (p. 285). En somme, une innovation technique socialement majeure aurait amplifié les capacités de faire la guerre ; ce qui va là encore de soi.
Ce livre n’est pas à la hauteur d’un sujet qui exige de ne surtout pas s’enfermer dans une discipline, un type de source et d’espace-temps. La démarche interdisciplinaire s’avère en effet indispensable. Lorsqu’il est question de sociétés pré-étatiques, l’anthropologie sociale est même primordiale. Elle a listé de longue date les quatre théories les plus communes sur la cause originelle de la guerre : 1) la guerre comme entretien de la solidarité et de la cohésion sociale – c’est l’approche fonctionnaliste ; 2) la guerre comme jeu, un jeu de rôle valorisé par l’éducation – c’est l’approche culturaliste ; 3) la guerre comme expression de la nature humaine – c’est l’approche naturaliste ; 4) la guerre comme continuation de la politique – c’est l’approche utilitariste, celle du fameux théoricien prussien du début du xixe siècle, Carl von Clausewitz. Et elle a révélé que la guerre de raid était la plus courante, opérée sans déclaration préalable. Les attaquants agissaient de préférence par surprise et l’assaut se terminait souvent par un massacre et une mise en esclavage des survivants, surtout les femmes et les enfants. Ce mode d’action fait écho à de nombreux autres témoignages de voyageurs et d’ethnologues dans divers types de sociétés de chasseurs-pêcheurs-collecteurs ou d’horticulteurs comme les Indiens d’Amazonie.
Philippe Descola et Michel Izard ont proposé dans le Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie (2002) une théorie synthétique dont la pertinence semble bien rendre compte de la plupart des cas connus. La guerre serait le moyen de consolider la cohésion et la solidarité sociales au sein de chacun des groupes et de maîtriser, au moins temporairement, l’emploi de la violence interne en tournant cette violence vers un ennemi extérieur. C’est bien à ce niveau que le problème aurait dû être posé.