Introduction
Depuis quelques années, nous assistons à « la résurgence de la mémoire de l’esclavage dans l’espace public de diverses anciennes sociétés esclavagistes en Europe, en Afrique et aux Amériques » (Araujo, Reference Araujo2012 : 1). Certains travaux sur les mémoires de la traite atlantique et de l’esclavage s’inscrivent dans une dimension globale (Araujo, Reference Araujo2012, Reference Araujo2014), comparative (Austen, Reference Austen2001) et locale, plus précisément, sur l’île de Gorée (Bassène, Reference Bassène2011 ; Bocoum & Toulier, Reference Bocoum and Toulier2013 ; Mourre, Reference Mourre2020), sur le Bénin (Ciarca, Reference Ciarca2008, Reference Ciarca2016) et sur les esclaves Boni de la Guyane française (Moomou, Reference Moomou2017). La question de la mémoire de l’esclavage demeure un sujet tabou et complexe, en Afrique comme en Amérique et en Europe. Il s’agit de la mémoire des humiliations, des tortures et des marques traumatiques laissées non seulement sur les individus victimes, mais aussi des symboles blessants de dégradation, de perte et parfois de culpabilité sur la mémoire de ceux qui sont restés sur la terre de leurs ancêtres (Kintiba, Reference Kintiba2015 : 2). En effet, examiner la mémoire publique de l’esclavage est une tâche complexe car la traite négrière et l’esclavage atlantique ont duré plus de trois siècles, englobant et touchant directement ou indirectement plusieurs régions du globe (Araujo, Reference Araujo2012 : 1). En Afrique, la mémoire de la traite négrière et de l’esclavage, essentiellement tournée vers la victimisation, demeure sélective et silencieuse. Comme dans le travail de mémoire, lors de la construction d’un discours oral sur le passé, le silence représente une forme de réticence plutôt qu’un effacement d’un fait ou d’un personnage (Moomou, Reference Moomou2017 : 265). Le silence peut s’expliquer par le fait que « les populations côtières ont participé à la capture. Personne ne va s’enorgueillir d’avoir des ancêtres qui ont vendu des hommes. La honte est pour beaucoup dans ce silence » (Cavigloli, Reference Cavigloli2013). En Afrique, la mémoire publique ne retient que la traite atlantique, qui est mieux connue que la traite transsaharienne ou arabo-musulmane pour des raisons nationalistes liées à la colonisation et à la politique. Beaucoup de nationalistes africains rejettent la faute exclusivement sur les Européens, en occultant dans les discours mémoriels l’esclavage local et le rôle de certains souverains du continent. On retrouve cet aspect dans le discours de Joseph Ndiaye, ancien conservateur de la Maison des esclaves de Gorée de 1962 à 2009. Un tel discours peut déranger certains scientifiques européens jusqu’à les pousser à militer pour un récit national qui exclut la mémoire de l’esclavage (Cain, Reference Cain2015 : 3). Certains États cherchent à créer un récit national fondé sur l’oubli, le mensonge et la souillure des victimes de la traite négrière et de l’esclavage. Le rôle des historiens avertis est de corriger les lacunes de la mémoire, comme le préconise Aleida Assmann :
« We may think of the interaction between history and memory as represented on an imaginary scale where memory and history coincide on the one end and are polarized on the other, with many variations of mixtures in between. Where history and memory are polarized, the historian assumes an intellectual and ethical function and concentrates on the lacunae of national memory. In focusing on what is forgotten, he or she creates a countermemory. The critical historical discourse was to challenge and subvert the strategies of political power »
(Assmann, Reference Assmann2008 : 63).L’île de Gorée a été classée site historique en 1944 et des mesures de sauvegarde ont été mises en place par l’administration coloniale française en 1951. En 1975, le Sénégal indépendant l’a inscrite sur la liste du patrimoine national. En 1978, l’île est classée au patrimoine mondial de l’Unesco. En 1992, la visite du pape Jean Paul II à la Maison des esclaves de Gorée contribue à faire connaître l’histoire de Gorée dans le monde entier. Deux ans plus tard, en 1994, l’Unesco lance son projet international, « The Slave Road », pour briser le silence qui a toujours entouré l’événement majeur de l’histoire de l’humanité que représente la traite des esclaves dans l’Atlantique (Chivallon, Reference Chivallon2001 : 347). Depuis ce fameux projet de l’Unesco, la Maison des esclaves de Gorée demeure l’un des endroits les plus visités au Sénégal. Elle est un symbole, un lieu de mémoire pour la traite atlantique et les esclavages en Sénégambie. L’île est aujourd’hui une terre de pèlerinage pour toute la diaspora africaine, un foyer de contact entre l’Occident et l’Afrique, et un espace d’échanges et de dialogue des cultures à travers la confrontation des idéaux de réconciliation et de pardonFootnote 1. Depuis quelques années, Gorée est au centre d’une polémique mondiale. La Maison des esclaves, le discours de son ex-conservateur et le rôle de Gorée dans la traite des esclaves sont remis en cause par certains scientifiques. Le 27 décembre 1996, Emmanuel de Roux publie un article intitulé « Le mythe de la Maison des esclaves qui résiste à la réalité » dans le quotidien français Le Monde. Il remet en cause non seulement la Maison des esclaves qui, selon lui, n’a jamais abrité d’esclaves de traite, mais encore l’île de Gorée, qui n’a jamais été un centre très actif pour la traite (de Roux, Reference de Roux1996a). L’article a suscité une vive émotion de l’opinion publique sénégalaise. Entre 1997 et 1998, des chercheurs et des responsables politiques organisent deux rencontres scientifiques, respectivement à Gorée et à Saint-Louis du Sénégal, pour parer toute « tentative d’endormissement de la mémoire collective » (Samb, Reference Samb1997 : 12)Footnote 2. Gorée est aujourd’hui une fabrique d’émotions. Elle est un lieu de mémoires où les sentiments de haine, de colère et de pardon peuvent envahir tout visiteur qui se rend sur cette île, plus particulièrement à la Maison des esclaves. En effet, la mémoire collective léguée aux sociétés sénégambiennes ne serait que pure invention qui a fini par les enserrer dans un ensemble de négations (Bassène, Reference Bassène2011 : 21). Cette mémoire collective est perceptible dans le discours des conservateurs de la Maison des esclaves et des guides touristiques. Un discours empli de sentiments de victimisation raconté depuis des années fait de l’Afrique une éternelle victime de la traite négrière. Ils ont certes oublié que les Africains ont été des acteurs clefs de la traite, que l’Afrique a connu l’esclavage et les traites bien avant l’arrivée des Occidentaux.
À la Maison des esclaves de Gorée, histoire, mémoires (collective, officielle et publique) et émotions s’entrecroisent. La mémoire publique, située à mi-chemin entre la mémoire collective et la mémoire officielle, semble être celle qui est la plus véhiculée. Elle expose publiquement une insatisfaction, un sentiment d’injustice, un déni de reconnaissance au regard de l’état présent de la mémoire qui doit être résolu (Michel, Reference Michel2015). Nous nous intéresserons d’abord à l’histoire de la Maison des esclaves, ainsi qu’à la polémique qu’elle a suscitée à travers le discours de son premier guide, Joseph Ndiaye, pour essayer de comprendre à quoi il renvoie. Ensuite, nous nous focaliserons sur le choc émotionnel engendré par l’héritage du mythe de Gorée, qui résiste à la raison scientifique.
La polémique autour de la Maison des esclaves et le discours de Joseph Ndiaye : entre mythe et réalité
La Maison des esclaves reçoit beaucoup de touristes de diverses nationalités. Parmi ces touristes, il y a des descendants d’esclaves et des Africains de la diaspora en quête de leurs racines et tous ceux qui entendent puiser dans l’histoire de la Maison les raisons d’une nouvelle solidarité entre les peuples (Mbow, Reference Mbow1980). Gorée et l’ensemble de ses lieux de mémoire sont le résultat d’une « fabrication de patrimoine » mise en place par le pouvoir colonial français qui a jeté les prémices d’une politique de patrimonialisation basée sur le développement touristique d’un circuit de visites, l’ouverture de musées et la mise en valeur de monuments historiques (Bocoum & Toulier, Reference Bocoum and Toulier2013). C’est dans ce contexte colonial de politique de patrimonialisation que la Maison des esclaves a été créée.
L’histoire de la Maison des esclaves : la fabrication d’un lieu de mémoire
La Maison des esclaves a été construite entre 1776 et 1786 par Nicolas Pépin, fils d’une riche signare (riche dame métisse) nommée Catherine BaudetFootnote 3. Nicolas Pépin est le père de la riche signare Anna Colas Pépin, qui est l’héritière de la maison. Anna Colas est la nièce d’Anne Pépin, la compagne du Chevaliers de Boufflers, gouverneur du Sénégal entre 1785 et 1787. La maison apparaît pour la première fois dans un article intitulé « Gorée la moribonde » paru en 1928 dans la revue L’Illustration, qui présente notamment une reproduction photographique d’une des maisons à cour avec la légende suivante : « au rez-de-chaussée logement des esclaves ; au premier étage, salle à manger du traitant » (Bocoum & Toulier, Reference Bocoum and Toulier2013). Dans son ouvrage Gorée, capitale déchue publié en 1933, Robert Gaffiot dessine à la main la cour d’une ancienne maison négrière, l’actuelle « Maison des esclaves » (Gaffiot, Reference Gaffiot1933 : 93). Pierre-André Cariou, médecin chef breton de la marine française qui a séjourné à Gorée dans les années 1940, rédige un manuscrit non publié intitulé Promenade à Gorée dans lequel il confirme l’existence de cette maison négrière (Cariou, 1951-Reference Cariou1952). Selon Jean-Luc Angrand, cette histoire de maison des esclaves de Gorée a été inventée par Pierre-André Cariou dans le but de distraire les rares touristes de l’île de Gorée, souvent des amis et des familles qui viennent visiter les marins militaires français hospitalisés à l’hôpital de la Marine (Angrand, Reference Angrand2006)Footnote 4.
La maison est vendue à la mairie de Dakar en 1958. Le premier Festival mondial des arts nègres, qui s’est tenu à Dakar en 1966, est une opportunité pour le Sénégal de faire connaître Gorée et la Maison des esclaves au monde entier. En effet, après le Festival mondial des arts nègres, le nombre de touriste afro-américain au Sénégal a considérablement augmenté (Bocoum & Toulier, Reference Bocoum and Toulier2013 : 11). Il est important de souligner que le roman Racines (Roots) d’Alex Haley publié en 1976 a contribué à l’afflux de touristes afro-américains en Afrique de l’Ouest, plus précisément dans les lieux de mémoire liés à la traite atlantique des esclaves (Gorée, Gambie, Ouidah, El Mina)Footnote 5. Deux ans après, en 1978, l’île de Gorée est inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité sur la base du critère VIFootnote 6. Pour l’Unesco, l’île apporte un témoignage exceptionnel sur l’une des plus grandes tragédies de l’histoire des sociétés humaines : la traite négrière. Les différentes unités de cette « île mémoire » – forts, bâtisses, rues, places, etc. – racontent, chacune à sa manière, l’histoire de Gorée, qui aurait été du XVe au XIXe siècle le plus grand centre de commerce d’esclaves de la côte africaineFootnote 7. Le classement de Gorée au patrimoine mondial de l’humanité rend plus actif le tourisme mémoriel au Sénégal. À Gorée, la Maison des esclaves est, pour la conscience universelle, le symbole de l’esclavage, avec ses stigmates qui redessinent temporairement l’histoire des peuples africains dans le monde. Ils sont devenus de hauts lieux à la fois mémoriels et touristiques, où convergent une élite de personnalités mondialement connues (Nelson Mandela, Les Jackson Five, Danny Glover, Bill Clinton, Georges Bush, Barack Obama, etc.) et de nombreux touristes en quête de partage et d’expériences (Gaye, Reference Gaye2020). La patrimonialisation de l’île et le très médiatisé récit « de la fausse Maison des esclaves » sont essentiellement dédiés aux touristes étrangers pour des raisons économiques. C’est le début de ce que Jean-Luc Angrand appelle « la plus importante escroquerie mémorielle de l’histoire » (Angrand, Reference Angrand2013).
La polémique autour de la Maison des esclaves
La polémique autour de la Maison des esclaves puise ses origines dans le discours de son ancien conservateur, Joseph Ndiaye, issu d’une famille d’origine goréenne. Né en 1922 à Rufisque, ancien port négrier situé à 25 km à l’est de Dakar, J. Ndiaye fait ses études entre Gorée et Dakar. Ancien tirailleur sénégalais, il combat aux côtés des troupes françaises pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans un entretien accordé au journal français Libération, il explique qu’il a refusé de combattre en Algérie et décidé de rentrer au Sénégal (Ayad, Reference Ayad2001). N’ayant pas reçu une formation de conservateur du patrimoine, en 1962, malgré les réticences de certaines autorités politiques, il est nommé conservateur de la Maison des esclaves par le président Léopold Sédar Senghor. Après les indépendances, il « commence à sentir le mépris et le racisme des Blancs » et devient un « conservateur engagé » (Ayad, Reference Ayad2001). J. Ndiaye exprime son engagement nationaliste dans son récit, qui constitue une remémoration de la traite négrière à travers une mise en scène alliant parole, geste et démonstration à l’aide des chaînes en fer reconstituées avec lesquelles les esclaves étaient attachés (Bocoum & Toulier, Reference Bocoum and Toulier2013). Dans son discours, il dit :
« L’actuelle Maison des esclaves date de 1776, construite par les Hollandais… C’est la dernière esclaverie en date à Gorée parce que les premières remontent à 1536, construites par les Portugais, premiers Européens à fouler le sol de l’île en 1441. L’effectif variait entre 150 à 200 êtres humains (hommes, femmes, enfants). Bien des fois dans cette maison, il s’y trouvait toute la famille. Le père, la mère et l’enfant étaient systématiquement séparés. Dans des cellules pour homme de 2,60 m sur 2,60 m, ils en mettaient 15 assis, le dos contre les murs, des chaînes les maintenaient au cou et aux bras. Ces pauvres n’étant libérés qu’une fois par jour pour leur permettre de satisfaire leurs besoins…
Étrange marché aussi où la valeur d’un enfant dépendait de sa denture comme le cheval, la valeur d’un homme de son poids ou de sa musculature, la valeur d’une femme dépendait de ses seins et de sa virginité. Au niveau même de ces esclaveries, parce que toute maison comme celle-ci en bordure de mer est une ancienne esclaverie…, certains négriers avaient rapport avec des jeunes filles esclaves et quand on constatait les jeunes filles en grossesse, elles étaient mises en liberté à Gorée ou à Saint-Louis du Sénégal…
Ils partaient de cette île sous des numéros de matricule, jamais sous leurs noms africains. À partir de cette porte donnant sur la mer, la “Porte du voyage sans retour”, ils allaient nos ancêtres martyrs les yeux fixés sur l’infini de la souffrance. La séparation était totale…
Mesdames et Messieurs, on parle beaucoup des camps de concentration juifs que nous respectons en tant qu’Africains. Les camps de concentration juifs n’ont pas duré plus de douze ans. La traite des Noirs a duré plus de trois siècles : de 1546 à 1848, date de son abolition, et il n’y a toujours pas eu de réparations ! […] Au nom de nos frères martyrs, nous disons donc que nous pardonnons mais que nous n’oublions pas. Trois siècles pendant lesquels 15 à 20 millions de Noirs émanant de toute l’Afrique de l’Ouest ont quitté Gorée pour les Amériques, dont 6 millions sont morts de privation ou de mauvais traitement. On ne parle presque jamais de cette traite des Noirs. En tant que conservateur de ce lieu, Mesdames, Messieurs, j’en parlerai toute ma vie car il faudrait que ce lieu demeure pour les générations futures afin que l’histoire ne se répète pas… »
Gorée doit en grande partie son statut d’île mémoire de la traite atlantique à l’éloquence de J. Ndiaye (Bocoum & Toulier, Reference Bocoum and Toulier2013). Prononcé de manière quasi inchangée, ce discours de présentation est l’élément majeur de la Maison des esclaves qui détermine l’appréciation des visiteurs (Quashie, Reference Quashie2016). Le conservateur recourt à l’émotion pour narrer des faits historiques qui ne sont pas basés sur les règles scientifiques de production du savoir. L’émotion, représentée par la souffrance et l’humiliation de l’homme noir, se mêle à une lutte revendicative pour non seulement la reconnaissance de la traite négrière comme « génocide », mais également pour la réparation des victimes de la traite négrière et de l’esclavage. Ce récit en forme de message a autant vocation à provoquer des émotions chez les auditeurs qu’à les instruire de certaines données historiques (Mourre, Reference Mourre2020 : 80). Le discours sélectif de J. Ndiaye ignore les voix longtemps étouffées des descendants d’esclaves au sein de la société sénégalaise et goréenne. Les origines esclavagistes des Afro-Américains sont évidemment reconnues et les Européens sont considérés comme responsables de leurs horribles expériences historiques (Thiaw, Reference Thiaw, Sansone, Soumonni and Barry2008 : 51). La façon dont le discours est prononcé – le timbre de la voix est grave, le narrateur met de l’emphase sur certains mots, accentue des silences – importe au moins autant que son contenu (Mourre, Reference Mourre2020 : 81). L’extraordinaire talent de conteur de J. Ndiaye a transformé la Maison des esclaves en un lieu d’émotions où la souffrance et la repentance se côtoient. De nombreux visiteurs sortent de ce lieu de mémoire les larmes aux yeux. Certains laissent parler leurs émotions à travers la colère, la haine ou des propos racistes. D’autres préfèrent pardonner mais jamais oublier. L’émotion est également visible dans les inscriptions gravées sur les murs des cellules réservées aux esclaves :
« Que de souffrances endurées par nos ancêtres par la méchanceté de quelques esprits » ; « Ça fait vraiment pitié » ; « Rien n’est plus le même, l’histoire change tout » ; « On ne vous en voudra pas plus que vous nous en voudrez » ; « On pardonne mais l’Histoire restera toujours » ; « Choqué et plus engagé » ; « We can forgive but we cannot forget » ; ou encore, « Plus jamais ça ! » ; « Notre histoire, notre identité ».
Selon Jean-Luc Angrand, le faux discours mémoriel du conservateur peut constituer un point de rupture dans la diaspora noire entre l’Afrique et le monde afro des Caraïbes et des Amériques. En effet, toujours selon J.-L. Angrand, on ne construit pas une amitié « diasporique » noire sur une escroquerie mémorielle (Angrand, Reference Angrand2010). Un récit qui omet la participation africaine dans la traite négrière ne peut à aucun moment mettre à mal la relation entre l’Afrique et sa diaspora. Cependant, il peut constituer un point de rupture entre celle-ci et les pays négriers européens, les seuls acteurs de la traite négrière qui figurent dans le discours du conservateur. Quant aux universitaires sénégalais, aucune voix ne s’est élevée pour corriger les dérives du conservateur, par peur d’être sanctionné ou de voir sa carrière brisée par un pouvoir politique autoritaire et corrompu qui a des agents des renseignements généraux au sein de toutes les institutions publiques. Il ne faut pas remettre en question un tel discours qui attire de plus en plus de touristes, au grand bonheur de l’État et d’une poignée de fonctionnaires corrompus qui profitent des retombées financières générées par le tourisme à GoréeFootnote 8. En effet, nous sommes confrontés à la transformation d’une mémoire collective en une mémoire publique par l’État (Michel, Reference Michel2015). La mémoire collective devient publique lorsqu’elle est transformée en un instrument politique pour construire, affirmer et renforcer les identités de ces groupes (Araujo, Reference Araujo2012 : 1). Ainsi, la mémoire, l’histoire et, de manière plus générale, la culture et le patrimoine sont contrôlés par le pouvoir politique.
La polémique autour de Gorée débute en 1995 lorsque Philip D. Curtin, auteur d’un ouvrage polémique sur la traite des esclaves, critique le discours du conservateur J. Ndiaye dans un article publié sur H-Net. Il explique que le rôle de Gorée n’est pas si important que ça dans la traite négrière et que la Maison des esclaves, ainsi que toutes les maisons des commerçants n’ont jamais abrité d’esclaves de traite (Curtin, Reference Curtin1995). Cet article n’a pas suscité un grand remous au sein de l’opinion nationale et internationale. Un an plus tard, le 27 décembre 1996, le journaliste du Monde Emmanuel de Roux affirme dans son article qu’il y a un problème avec l’histoire de la Maison des esclaves et « que tout est faux, ou presque, comme l’expliquent Abdoulaye Camara et le Père de Benoist, un jésuite, historien, chercheur à l’Ifan »Footnote 9. Le texte d’Emmanuel de Roux a suscité une grande polémique au Sénégal et dans le monde. Mémoires et émotions se mêlent à l’Histoire. La raison cède la place à l’émotion.
À Dakar, l’indignation est vive. La presse a cru voir « un complot des tour-opérateurs européens » derrière les « accusations » du Monde. Le journal Sud a titré sur « les fulminations d’un Père Blanc ». Dans Le Soleil, un quotidien gouvernemental, un universitaire de Dakar a apparenté les propos incriminés « au courant révisionniste » contestant l’ampleur de la traite (Boyer, Reference Boyer1997). Le professeur M’Baye Guèye parle de révisionnisme. Il dit dans le journal Le Soleil : « Que les révisionnistes comprennent qu’ils ne pourront jamais étouffer à nouveau la muette protestation des morts » (Bassène, Reference Bassène2011 : 397). Le Père Joseph de Benoist, un des informateurs d’Emmanuel de Roux, n’a pas abdiqué à la pression médiatique. Il confirme ses propos dans le journal La Croix :
« Tous ces faits sont connus depuis longtemps. Il ne conteste ni l’ampleur de la traite ni le rôle du Sénégal. Mais, selon lui, le port de Saint-Louis du Sénégal a été un centre bien plus actif que Gorée pour la traite (2 000 à 3 000 esclaves par an contre 200 à 600). L’esclaverie de Gorée a effectivement existé. Elle se trouvait en réalité dans un bâtiment aujourd’hui détruit, édifié non loin du fort devenu musée historique. La maison présentée comme telle aujourd’hui aurait été construite en 1783 par les Français pour une signare (riche dame métisse) quand la traite tirait à sa fin »
(Boyer, Reference Boyer1997).Les autorités sénégalaises et certains universitaires sont inquiets de la tournure que peut prendre cet événement. Le principal pilier économique du tourisme est en jeu. Une part importante de l’histoire du Sénégal et de la mémoire collective qui constitue le fondement de l’identité de toute une nation risque de perdre sa valeur et sa légitimité. En avril 1997, un séminaire sur la place de Gorée dans la traite atlantique est organisé par l’Institut fondamental d’Afrique noire (Ifan). Les débats soulevés tournent essentiellement autour de Gorée et de la traite des esclaves alors qu’il n’y a rien de nouveau. La question de l’esclavage est un vieux débat, explique l’historien et ministre Abdoulaye Bathily, mais l’histoire de Gorée n’a jamais été remise en question. Il existe une masse de documents écrits, aussi bien français, hollandais qu’anglais (Duarte, Reference Duartenon daté). En effet, plusieurs sources et études sur Gorée montrent bien que cette île n’a jamais été un centre très actif pour la traite négrière par rapport à Saint-Louis du Sénégal, la Gambie et la côte des esclavesFootnote 10. Il s’y ajoute le fait que, sur les 11 communications, aucun texte n’est revenu sur l’histoire de la Maison des esclaves. Certes, il s’agit bien de répondre à la thématique, « Gorée et l’esclavage », mais il n’aurait pas été inutile d’expliquer la signification de la Maison des esclaves qui est au cœur même de la polémique. P. C. B. Bassène se demande si l’organisation du colloque n’est pas une tentative pour dissimuler à l’opinion publique la mauvaise gestion du musée de l’Ifan à Gorée (Bassène, Reference Bassène2011 : 388). En effet, les organisateurs du colloque se focalisent sur l’article portant sur Gorée pour détourner l’attention de l’opinion sénégalaise d’un autre article d’Emmanuel de Roux intitulé « Du musée de Dakar aux amas coquillers du Saloum » (de Roux, Reference de Roux1996b), qui met en cause certains fonctionnaires de l’Ifan et du ministère de l’Éducation nationale impliqués dans une affaire d’évasion d’objets d’art (Bassène, Reference Bassène2011 : 399). Un des organisateurs du colloque, Djibril Samb, qui a sans doute du mal à retenir son émotion, parle « d’un banal article de quotidien ». Plus loin, il dit :
« Nous sommes donc réunis ici pour interroger l’Histoire, pour interroger le rôle de Gorée dans la traite atlantique, non à partir d’une position épistémologique privilégiée, non par pur amour de la science ni de la connaissance, mais à partir de notre présent, qui est aussi – et qui est essentiellement en l’espèce – la place de Gorée dans notre économie symbolique la plus profonde »
(Samb, Reference Samb1997).Pour Stephen Smith, « les boursouflures de style en moins, on ne saurait être plus clair » (Smith, Reference Smith2003 : 88). Cependant, tout laisse à croire que l’enjeu du colloque est de sauver un des poumons de l’économie du tourisme sénégalais, qui est non seulement sous la menace « d’un banal article de quotidien », mais également de la concurrence du célèbre lieu de mémoire de la traite négrière Ouidah, choisi par l’Unesco dans le cadre du lancement du projet la « Route des esclaves » en 1994. L’émotion est plus vive dans le discours d’allocution de bienvenue du maire de Gorée, qui parle d’une « controverse entretenue par une certaine presse à visée révisionniste »Footnote 11. Certains chercheurs cautionnent le récit du conservateur et avancent le fait que « le discours qui commémore cette fonction de l’île n’a jamais prétendu obéir aux règles universitaires de production du savoir et, en conséquence, ne peut être mesuré à cette aune » (Thioub & Bocoum, Reference Thioub, Bocoum and Samb1997 : 200). Le fait de cautionner un tel discours montre bien combien certains chercheurs font preuve de laxisme en matière de transmission de l’histoire à travers le discours mémoriel. Ce genre de discours peut avoir des conséquences négatives, surtout quand il est transmis à des jeunes écoliers qui n’ont pas encore le sens critique nécessaire pour distinguer le mythe de la réalité, l’histoire de la mémoire. La mémoire est instruite par l’histoire. Le but des lieux de mémoire est de permettre au public de comprendre le plus objectivement possible le passé à travers l’histoire du site. Pour cela, l’accent doit être mis sur la qualité du propos historique – généralement encadré par un conseil scientifique –, pédagogique, et sur la mise en œuvre d’outils de médiation (expositions, ateliers, audioguides, livrets de visite, applications multimédias, etc.) (Bougon et al., Reference Bougon, Saint-Albin and Fontainenon daté).
Les deux chercheurs de l’Ifan, Abdoulaye Camara et le Père Joseph Roger de Benoist, cités dans l’article à l’origine de la polémique ont tenu, en 1993, un autre discours sur la Maison des esclaves en affirmant que les petites pièces abritaient les chambres des esclaves domestiques et que les cellules étaient réservées aux esclaves de traite (Camara & de Benoist, Reference Camara and de Benoist1993 : 15). Pourquoi, trois ans après, changent-ils de discours auprès du journaliste du Monde Emmanuel de Roux ? Se sont-ils entre-temps rendu compte « que tout est faux, ou presque », comme ils l’ont expliqué au journaliste ? Tout laisse à penser qu’ils auraient été contraints de mentionner que la Maison des esclaves est une captiverie. En effet, l’ouvrage dans lequel ils l’ont affirmé est un guide publié en 1993 par les éditions de l’Ifan, institut public auquel ils sont rattachés. Cependant, le Père de Benoist, lors de sa présentation au colloque sur Gorée et l’esclavage, a tenu un autre discours. Il dit, à propos de la Maison des esclaves, qu’il l’associe aux captiveries privées de Gorée : « Ces maisons avaient toutes des locaux destinés non seulement à entreposer les provisions et à loger les captifs de case, mais aussi à enfermer les esclaves dont le commerce était désormais possible aux particuliers. Parmi ces maisons y figure celle de Pépin actuelle maison des Esclaves » (De Benoist, Reference de Benoist1997 : 128). Le Père de Benoist a-t-il fait amende honorable ? À ce propos, Stephen Smith écrit : « Pour avoir énoncé cette vérité le père Joseph Roger de Benoist a dû faire amende honorable lors d’un “séminaire” explicitement convoqué à Gorée à cet effet » (Smith, Reference Smith2003 : 87). Six ans après le séminaire de Gorée, en 2003, le Père de Benoist et Abdoulaye Camara publient Histoire de Gorée, dans lequel les quatre pages consacrées à la Maison des esclaves ne mentionnent à aucun moment que celle-ci était une captiverie (de Benoist & Camara, Reference de Benoist and Camara2003 : 108-111). Si l’on se réfère à l’article d’E. de Roux, ce n’est pas la place de Gorée dans la traite qui choque l’opinion publique sénégalaise mais plutôt la thèse sur « la fausse Maison des esclaves ». Il n’existe aucune archive ou source fiable dont l’historicité établie mentionne que cette maison était une ancienne captiverie. E. de Roux critique également le récit de J. Ndiaye qui attribue la paternité de cette maison bâtie selon lui en 1776 aux Hollandais alors qu’ils ont été chassés de l’île de Gorée par les Français en 1677. En réalité, comme cela a déjà été mentionné plus haut, la maison a été construite en 1783 pour la riche signare et métisse Anna Colas quand la traite des esclaves touchait à sa fin.
L’héritage du mythe de Gorée : le choc entre l’émotion et la raison
Un débat scientifique intéressant n’est jamais clos. Dix ans après la polémique de Gorée, J.-L. Angrand relance le débat dans son ouvrage Céleste ou le temps des Signares (Reference Angrand2006). Il affirme que la Maison des esclaves comme les autres maisons de Gorée n’ont jamais contenu d’esclaves de traite parce que les signares sont en général réfractaires à la déportation des esclaves aux Amériques. Les seuls captifs qui existent dans les maisons de Gorée sont les captifs de case (domestiques). Mark Hinchman raconte aussi une histoire bien différente de la maison, en commençant par le nom. Au lieu de la Maison des esclaves, dont le nom est historiquement contesté, il l’appelle « la Maison Pépin », afin de souligner son ancienneté en tant que ménage fonctionnel et de la relier à sa propriétaire, Anna Colas Pépin (Hinchman, Reference Hinchman2015 : 89). Le rez-de-chaussée sert de salle de stockage pour la gomme, l’or, les cuirs et les nombreux outils de menuiserie et de charpenterie destinés à l’entretien et à la petite réparation des navires (Angrand, Reference Angrand2006 : 48 ; Hinchman, Reference Hinchman2015 : 89). M. Hinchman et J.-L. Angrand rejettent l’idée selon laquelle la Maison des esclaves est une ancienne esclaverie. La porte du « voyage sans retour » par laquelle seraient passés des esclaves embarquant pour l’Amérique n’est rien d’autre qu’une histoire fantaisiste destinée à impressionner les touristes. Cette porte sert à jeter les déchets de la maison directement à la mer (Angrand, Reference Angrand2006 : 48). La réponse de l’historien sénégalais Ibrahima Seck à J.-L. Angrand sort du cadre scientifique et prend des allures d’affrontement personnel. I. Seck écrit : « M. Angrand s’est engagé dans un autre discours mémoriel dont l’un des objectifs est apparemment de corriger les dommages collatéraux du discours de J. Ndiaye sur les métis goréens dont il est un descendant » (Seck, Reference Seck2008 : 112). I. Seck vise les origines métissées de J.-L. Angrand, un descendant de signare, en faisant allusion au discours de J. Ndiaye qui souligne que les signares de Gorée et de Saint-Louis sont des descendants d’esclaves et de négriers européens. Souvent, les signares sont assimilées à des femmes de mœurs légères parce qu’elles contractaient avec les Européens des mariages dits « à la mode du pays », qui sont des sortes de « contrat » car l’époux européen qui doit quitter le Sénégal n’est pas autorisé à amener son épouse avec lui. En 2013, c’est au tour d’Éloi Coly, actuel conservateur de la Maison des esclaves, de s’attaquer à la personne de J.-L. Angrand en faisant allusion à ses origines familiales : « Jean-Luc Angrand ! C’est un descendant de signares qui a un problème par rapport aux Africains de couleur noire. Voilà la tristesse de la chose. Il faut la dire comme ça »Footnote 12. Au Sénégal, l’image qui est parfois accolée aux signares est très réductrice. Pourtant, du XVe au XIXe siècle, le terme signare connaît une évolution. Au départ, le terme signifiait « dame » ou « maîtresse », signalant une autonomie d’agissements et une prépondérance socio-économique indéniables, puis il en vient à désigner les femmes métisses, une partie du groupe, devenu englobant, des métis qui affirment leur différence « raciale » au sein de la communauté des habitants des comptoirs de commerce du Sénégal (Vial, Reference Vial2019 : 141). Les signares sont de vaillantes commerçantes et des femmes d’affaires aguerries.
Menaces, intimidations, insultes sont souvent utilisés contre tous ceux qui osent critiquer la véracité de la Maison des esclaves ainsi que le rôle modeste de Gorée dans la traite négrière. Depuis plusieurs années, J.-L. Angrand s’est engagé dans un combat pour la certification des lieux de mémoire à Gorée, notamment la reconnaissance de la captiverie du gouvernement français comme étant la vraie Maison des esclaves. En 2009, il aurait reçu des menaces d’É. Coly alors qu’il voulait le rencontrer afin de discuter de ses recherchesFootnote 13. En 2013, à l’occasion de la visite du président Barack Obama à Gorée, le quotidien sénégalais Le Populaire revient sur la polémique de Gorée en donnant la parole au directeur du patrimoine culturel, Hamady Bocoum. Ce dernier soutient que l’action de J.-L. Angrand représente une insulte « car parler de certification des lieux de mémoire, alors qu’il ne connaît de la mémoire africaine que l’esclavage, je trouve que c’est un peu gauche ». Il ajoute : « Plus personne n’ose remettre en question ou profaner la mémoire de la Shoah contre les Juifs. Personne n’ose le faire, car il y a une presse, un État, un peuple qui sont mobilisés »Footnote 14. L’histoire de Gorée prend une tournure nationaliste et est instrumentalisée à des fins politiques et idéologiques. Elle prend les proportions d’une vraie affaire d’État lorsque l’historien Iba Der Thiam affirme : « Si on se met à vouloir s’attarder sur ces questions, à faire des débats intellectuels inutiles, nous desservons la cause même de notre pays »Footnote 15. É. Coly partage le point de vue d’I. D. Thiam en mobilisant une histoire militante. Il somme ainsi les Africains d’écrire leur propre histoireFootnote 16. Tout historien ne partageant pas le récit de l’ex-conservateur J. Ndiaye et de ses successeurs qui se placent dans son sillage, ainsi que ceux qui tentent de proposer des chiffres faibles sur la traite de Gorée, même s’ils sont issus de sources fiables, sont assimilés à une mouvance révisionniste. Déconstruire la mémoire collective de la traite négrière et de l’esclavage au Sénégal est une tâche quasiment impossible. En effet, le traumatisme lié à la colonisation est à l’origine d’un esprit aveugle de revanche de l’Afrique sur l’Europe qui affecte et entrave une écriture de l’histoire de plus en plus déformée s’assignant le but de produire un récit national.
L’oubli volontaire est le principal ennemi de la mémoire et de l’histoire. Dans la Maison des esclaves de Gorée, rien ne souligne la participation des élites africaines dans la traite négrière et dans l’esclavage domestique. En effet, il ne faut surtout pas créer une rupture entre les Africains et les Afro-Américains et les Caribéens descendants d’esclaves. Il faut donc jouer sur l’oubli, l’émotion et la victimisation pour pérenniser la visibilité et la renommée de Gorée dans le monde. Dans cette histoire de la traite négrière, le souvenir africain s’arrête au niveau de la porte du « voyage sans retour ». Le révisionnisme, la mémoire sélective, la haine, l’intolérance et le racisme sous toutes leurs formes plongent l’histoire dans les ténèbres et contribuent à la production de savoirs militants parsemés de mensonges qui, au lieu de réparer les injustices et les erreurs du passé, divisent les sociétés.
Conclusion
Travailler sur l’histoire de la traite négrière et l’esclavage n’est pas chose aisée. L’historien se heurte à plusieurs difficultés liées au tabou, à la honte, à la colère, au nationalisme et au militantismeFootnote 17. Les discours prononcés sur les lieux de mémoire de la traite négrière et de l’esclavage ne reflètent pas la réalité historique. Ils sont découpés et instrumentalisés à des fins idéologiques, parfois destinées à la construction d’un récit national et à l’entretien d’un souvenir collectif. La plupart des traditions orales concernant la traite des esclaves qui ont survécu dans les communautés africaines et afro-américaines ne peuvent être utilisées comme preuves empiriques car leur contenu narratif est, selon les normes modernes, manifestement peu plausible (Austen, Reference Austen2001 : 237). Les gardiens de la mémoire n’acceptent pas que les historiens fassent leur travail le plus objectivement possible car ils peuvent aller à l’encontre de leurs attentes en démystifiant leur discours mémoriel pour le rendre plus proche de la vérité historique. Sur l’île de Gorée, l’histoire résonne encore. L’île présente l’intérêt d’être le témoin du commerce des esclaves, ce qui est vérifiable à travers les sources historiques. Plusieurs captiveries ont été localisées à Gorée. Entre 1738 et 1740, Pruneau de Pommegorge mentionne l’existence d’une captiverie située dans le fort. Il souligne que « le soir, revenus du travail, après leur repas, on les enferme dans une captiverie située dans la cour du fort » (Pruneau de Pommegorge, Reference de Pommegorge and Edme1789 : 105). Le plan de Lindsay de 1758 inclut une captiverie au pied de la montagne (Lindsay, Reference Lindsay1759 : 53). Doumet et Evrard Duparel mentionnent, respectivement en 1769 et en 1776, l’existence d’un hôpital et d’une captiverie côte à côte. Aucune captiverie n’est signalée dans des maisons privées dans les sources ou les plans antérieurs ou postérieurs à 1783, année où la France reprend officiellement avec le traité de Versailles ses possessions tombées aux mains des Anglais en 1758. L’invention de la Maison des esclaves résulte d’une action des colons français qui cherchèrent à effacer les traces de la traite négrière sur l’île de Gorée. La France a préféré la destruction, plutôt que la restauration, des principaux forts européens sur l’île à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Ainsi, avec le démantèlement de ces structures, des sites comme la Maison des esclaves, en réalité plus adaptés à l’appréhension de l’esclavage indigène, ont été décontextualisés et réinterprétés comme des sites commémoratifs pour les esclaves d’exportation en transit (Thiaw, Reference Thiaw, Lane and Macdonald2011 : 162-163).
Aujourd’hui, le débat sur la Maison des esclaves et le rôle de Gorée dans la traite des esclaves n’est toujours pas clos. Il se poursuit sur les réseaux sociaux de manière virulente. On ne peut pas vouloir étudier les questions liées à la traite négrière et à l’esclavage sous l’angle de l’émotion et vouloir être objectif. La traite négrière est un commerce rendu légitime par certaines élites africaines et européennes également. Il est connecté au commerce mondial où chaque continent propose ses produits. La majorité des élites africaines a accepté de participer à sa façon au commerce global qui nécessite la circulation des hommes, des idées, des savoirs et des marchandises. Gorée n’a jamais été un centre actif du commerce négrier. Que la Maison des esclaves soit une captiverie ou pas, elle reste un symbole fort de la traite atlantique. Elle devrait être considérée comme un musée de la traite négrière qui nécessite plus de mobiliers et de reconstitution historique. Le discours mémoriel peut être amélioré en prenant en considération la dimension considérable de l’esclavage domestique qui est un des socles de la société goréenne entre le XVIIe et le XIXe siècle. Les questions liées à la traite négrière et à l’esclavage doivent être étudiées avec des méthodes scientifiques appliquées à d’autres domaines de la recherche historique. La société sénégalaise contemporaine fait moins référence aux conséquences socio-politiques de la traite atlantique, contrairement aux sociétés issues de l’esclavage des plantations, qu’à l’épisode historique et plus récent de la colonisation (Quashie, Reference Quashie2009). En Afrique, il n’existe pas de journée dédiée à la commémoration des traites négrières et de l’esclavage. En tant qu’actrice majeure du commerce des Noirs, l’Afrique doit nécessairement déconstruire la mémoire de l’esclavage et réécrire l’histoire des traites négrières et de l’esclavage sans prise de position. Elle ne doit pas avoir honte de son passé. Certes, histoire et mémoire sont toutes deux liées au passé mais traitent et analysent cela différemment. L’histoire génère une mémoire collective. Ne serait-il pas judicieux que le travail de mémoire s’appuie sur des données scientifiques fiables ? Si tel est le cas, il s’avère nécessaire de déconstruire le mythe de la Maison des esclaves, ne serait-ce que pour rendre hommage aux millions de victimes directes et indirectes de la traite des esclaves.