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Sabina Loriga et Jacques Revel, Une histoire inquiète. Les historiens et le tournant linguistique, Paris, Éd. de l’EHESS/Gallimard/Éd. du Seuil, 2022, 392 p.

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Sabina Loriga et Jacques Revel, Une histoire inquiète. Les historiens et le tournant linguistique, Paris, Éd. de l’EHESS/Gallimard/Éd. du Seuil, 2022, 392 p.

Published online by Cambridge University Press:  14 February 2024

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Abstract

Type
Varia (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Depuis près d’un demi-siècle, la vie de l’histoire et des sciences sociales est rythmée par l’apparition de tournants dont il est difficile de mesurer l’ampleur tant leur dimension performative l’emporte sur la construction d’un programme de recherche, où à tout le moins d’un agenda. Ces tournants donnent quelquefois le tournis, et posent la question de savoir si l’historien et le sociologue des idées doivent prendre la métaphore suffisamment au sérieux pour rendre compte des changements intervenus au sein des disciplines qu’ils observent, ou s’ils ne doivent pas choisir au contraire pour objet d’étude la dimension de plus en plus spectaculaire de nos savoirs, du fait de l’insertion de nos activités dans ce que Guy Debord nommait la société du spectacle. Laissons cette interrogation pour une autre occasion. Personne n’aurait de doute sur la réalité et l’effectivité du tournant linguistique. On peut lui assigner un début et une fin ; il a été le mouvement d’une génération, peut-être de deux selon les auteurs de ce livre, qui oscillent entre les deux assertions. S’il reste vague dans son programme et fort incertain dans sa relation à la linguistique en tant qu’activité scientifique, mais aussi sans doute au langage comme objet en général, tous les observateurs ont la certitude qu’une forme d’effervescence au sens durkheimien a affecté nos disciplines dans l’espace plus vaste de la montée des incertitudes à l’égard de l’accord épistémologique sur les moyens et les fins de la recherche comme à l’égard des formes de professionnalisation qui lui sont indissociablement liées.

Ouvrage unique en son genre, et pas seulement en langue française, Une histoire inquiète peut être lu comme une enquête transatlantique – on risquerait presque « translatlantique » – sur les circulations épistémiques paradoxales entre la France et les États-Unis, au sein d’une conjoncture qui a vu la première puissance économique et militaire du monde atteindre l’hégémonie intellectuelle naguère dévolue à la vieille Europe. La dimension impériale de l’affaire n’est pas au centre des préoccupations des auteurs, bien qu’elle affleure de temps en temps dans leur propos. L’éclatant succès de la French Theory aux États-Unis ne doit pas masquer le fait que les auteurs, majoritairement des hommes, ont largement été lus de travers ou ont fait l’objet d’une appropriation culturelle par des challengers qui étaient souvent des femmes, comme le revendique sans fard Judith Butler, citée par les auteurs page 199 : « La théorie a changé de visage en faisant précisément l’objet d’appropriations culturelles. » Dans un ouvrage récent, Le sexe des modernes, Éric Marty fait une analyse précise des conditions et des effets de ce transfert culturel, qui a largement contribué à faire passer le centre du pouvoir intellectuel de Paris à la CalifornieFootnote 1.

Le fil conducteur de l’ouvrage est le constat de la dissolution progressive des éléments centraux du savoir positif revendiqué par les historiens : l’accord sur les règles de la méthode, la confiance dans le traitement des données et la solidité de la critique des sources, qui visaient à quelque chose qui ressemblait à une restitution du passé, fût-elle de l’ordre de la connaissance approchée. À ce propos, on pourrait contester la réduction tendancielle de l’histoire qui a précédé le tournant à un paquet de certitudes scientistes comme « constructions rassurantes » (p. 10), selon les propres termes des auteurs. Peut-on dire que la première École des Annales était vraiment scientiste ? La revendication de l’histoire comme science est loin d’être largement partagée en France : De l’histoire considérée comme science (1894) de Paul Lacombe n’a jamais constitué un manifeste, même si Henri Berr tenait l’homme en haute estime. Dans leur correspondance, Marc Bloch et Lucien Febvre ironisent souvent à mots couverts à propos du scientisme de ce qu’ils appellent « l’Église » durkheimienne. Jacques Revel a sans doute été l’un des premiers en France, avec Michel de Certeau, à critiquer les certitudes d’une histoire sociale routinisée, avant même que le tournant linguistique ne fasse sentir sa puissance corrosive.

D’entrée, les auteurs reconnaissent que le tournant linguistique « se laisse malaisément décrire » (p. 15). Ce mouvement partage le sort de bien des grands événements intellectuels : il a la force d’une apparition spectaculaire qui lui confère un statut d’évidence, tout en échouant à subsumer sous son label un programme de recherche et une série d’opérations techniques d’investigation fondées sur les propriétés du langage. Ce tournant est souvent marqué par la négativité : nul ne doute qu’il s’agisse d’une opération de subversion des savoirs établis, mais l’on y chercherait en vain quelque chose comme une nouvelle manière de faire de l’histoire. Le choix de méthode fait par les auteurs nous permet de sortir de l’impasse : on pourrait dire qu’ils pratiquent le décentrement cher aux protagonistes du tournant linguistique. Au lieu de se limiter au champ professionnel de l’histoire, ils déplacent l’interrogation vers l’analyse des transformations culturelles globales qui ont affecté le monde capitaliste, avant de porter leur regard sur le tournant historien de la littérature états-unienne, qui ouvre une réflexion originale sur le rapport entre fait et fiction. Ce n’est qu’à partir de ce décentrement qu’il est possible de saisir l’articulation entre des propositions philosophiques comme la déconstruction et l’archéologie du savoir d’un côté et la pratique des historiens de l’autre. Il n’est pas fréquent que, dans un ouvrage historique, on accorde autant, sinon plus d’importance à Don DeLillo et à Jacques Derrida qu’aux historiens de profession. C’est d’ailleurs l’un des grands mérites du livre que de s’affranchir des contraintes de l’histoire disciplinaire : nul ne vit à plein temps dans son espace professionnel. Les chercheurs sont sans cesse bousculés par les événements de leur présent, dont l’échelle paraît souvent plus grande que les traces qu’ils étudient ; ils lisent des ouvrages de fiction et sont affectés comme n’importe quel autre agent par les vagues de sensibilité qui se succèdent au sein d’un capitalisme devenu émotionnel, comme le définit Eva Illouz. L’enquête fait l’objet d’un compte rendu en trois parties : la première constitue le cadre le plus large des pratiques discursives qui sont au cœur de l’investigation à travers une analyse compacte mais convaincante de la notion de postmodernisme (« Critiques de la modernité »). La deuxième, étrangement intitulée « Propositions », est sans doute la plus importante du livre : elle entrelace une analyse précise du transfert culturel sur lequel le tournant linguistique est assis avec une réflexion sur la curieuse émergence du terme « théorie » pour qualifier un ensemble de pratiques qui ont en commun le congé donné à toute tentation empirique. La troisième partie fait retour vers la discipline historique en mettant au jour les effets sur les savoirs professionnels des transformations culturelles qui les englobent (« Le débat des historiens »). Une telle organisation est pertinente, car elle permet de situer les discussions épistémologiques au sein de l’ensemble plus vaste que représentent les changements de sensibilité (un mot fréquemment employé par les auteurs) induit par la dynamique du capitalisme mondialisé. Ce qui vient d’être dit réduit peut-être la démarche adoptée dans une Histoire inquiète, puisque l’ouvrage évite soigneusement de proposer un modèle causal des changements épistémologiques. Bien que Thomas Kuhn soit fréquemment nommé (au titre de précurseur de l’ébranlement des certitudes concernant la vérité historique), on chercherait en vain une tentative d’explication d’ensemble de l’émergence d’un nouveau paradigme et du déclassement du précédent. Il est vrai que nos disciplines n’ayant jamais atteint le statut de savoirs paradigmatiques, la question peut être évacuée sans mal. Celle, nécessairement plus vague, de la possibilité de rendre compte, au moins en partie, de changements de points de vue significatifs dans la pratique historienne par des schèmes explicatifs reste entière. Les auteurs se risquent, à tel ou tel moment, mais de manière fugace, à des analyses de type « morphologique » au sens durkheimien du terme : ainsi, le postmodernisme est renvoyé à des changements dans la composition de la population étudiante en croissance rapide alors que le rendement des diplômes est décroissant. Ils ne concluent pas pour autant à des effets identifiables sur la production du savoir. De la même façon, le thème important du transfert culturel, mieux identifié que le changement morphologique, est central dans la seconde partie, mais est déconnecté de la question du pouvoir académique. Avoir lu Michel Foucault avec l’acuité des historiens ne conduit pas nécessairement à postuler l’inévitable entrelacs du savoir et du pouvoir. Troisième constat, de nature sociologique : l’importance des départements de littérature dans le succès du tournant linguistique. J. Butler n’est-elle pas professeur de rhétorique, et non de philosophie ? Que signifie cette translation vers l’univers littéraire ? Peut-on y voir l’échec patent de l’ambition réorganisatrice des sciences sociales ? On n’en saura rien. La critique de la prudence des auteurs trouve cependant ses limites : ils ont sans doute voulu éviter la réduction sociologique, et l’on ne peut les en blâmer. On aimerait leur poser la question du savoir si le tournant linguistique nous impose de renoncer pour toujours aux pompes savantes de l’objectivité, ou si l’on peut se risquer à maintenir l’espoir en la recherche de chaînes causales, fût-ce à travers l’échange linguistique. Les auteurs notent bien, au moins à partir de leur appareil de références, que le moment postmoderne est un moment d’esthétisation générale du monde social, sans doute à rebours de l’impératif de « politisation de l’esthétique » exprimé par Walter Benjamin. Il y a là un paradoxe qui est celui du moment historique que nous venons de vivre : à l’échelle globale des sensibilités, le monde est de part en part esthétisé, ce qui le dépolitise. Parallèlement, les mouvements militants ne cessent de revendiquer une politisation de l’univers social tout entier (pensez au slogan « the personal is political ») dans un espace politique que la cacophonie des revendications identitaires annule tout simplement. Les auteurs font remarquer que la « nouvelle sensibilité esthétique » qui a accompagné le tournant linguistique donne lieu à une privatisation de l’histoire. Il ne sera rien dit de plus, mais on peut envisager ici les effets de la privatisation : mon histoire n’est pas ton histoire ; qui pis est, ton histoire m’empêche de raconter la mienne. Telle est, de manière triviale, l’expression de la crise de la Bildung que le postmodernisme a engendrée. La conséquence logique de l’incrédulité croissante à l’égard du récit savant devrait être la fermeture des universités de type humboldtien dans lesquelles nous vivons tant bien que mal. C’est le contraire qui apparaît à travers la démultiplication indéfinie de l’offre d’éducation. En d’autres termes, la démolition des prétentions scientifiques de l’histoire n’a pas donné lieu à la fin des départements d’histoire, bien au contraire.

La deuxième partie est centrée autour de la notion de théorie. Pourquoi sommes-nous devenus à ce point théoriciens ? À quel titre pouvons-nous disserter longuement sur J. Derrida, alors que nous n’avons jamais fait plus d’une heure de philosophie ? Ces questions renvoient au populisme de fait auquel conduit la critique de l’élitisme et du savant qui est au principe du postmodernisme. Le populisme épistémologique et méthodologique est aujourd’hui central dans les modes de construction de leurs objets par les sciences sociales. Les auteurs offrent une analyse très serrée de ces questions qui renouvelle notre vision de la théorie. Ici encore, le constat prend une forme paradoxale : on voue aux gémonies la grande théorie de Talcott Parsons ou les grands récits qui offrent une clef unique de déchiffrement du monde, comme le marxisme, tout en proclamant l’autonomie de la théorie sans jamais la justifier. Au cours de cette opération, la théorie devient un genre littéraire de plein droit, un espace de création et de divagation tout à fait différent de ce que pouvait être la θεωρία (theoria) de la philosophie classique. Deux auteurs cités dans l’ouvrage ne sont pas dupes de ce véritable tour de passe-passe. Edward Saïd s’insurge contre le fait qu’on puisse « vendre l’idée qu’on peut choisir la théorie comme spécialité à l’instar de la dentisterie ou du droit » (p. 153) ; J. Derrida reconnaît que la théorie est « un artefact purement américain » (p. 162).

Cette partie se clôt sur l’émergence foisonnante des studies, pour lesquelles les auteurs semblent avoir de la sympathie au motif qu’elles redistribuent les cartes disciplinaires. La description est ici précise et fait la part belle aux Cultural Studies et à l’école de Birmingham (Richard Hoggart, Stuart Hall). Nul ne niera que les studies ont ouvert de nouvelles perspectives de recherche et fait émerger de nouveaux objets : nous leurs sommes tous redevables. Le dernier chapitre de la deuxième partie, curieusement intitulée « L’arrière-pays », le montre sans ambiguïté. Deux questions pourraient être à ce point adressées aux auteurs : la première est celle de la relation entre studies et disciplines. Les départements définis à partir d’un objet d’étude ont été constitués par des agents ayant eu une éducation disciplinaire dont ils sont souvent d’éminents représentants. Qu’en est-il de leurs disciples, qui n’ont eu accès qu’à un kaléidoscope centré autour d’un objet ? La question est résolue au motif que l’objet de recherche est désormais adéquat à sa forme militante (notre savoir est devenu indissociable d’une cause). Doit-on pour autant se contenter du constat de « l’irréductibilité des différences », énoncée page 230 ?

La troisième partie est la seule qui soit proprement consacrée à l’histoire. Elle se conclut par un chapitre justement intitulé « Paysage après la bataille ». La dimension agonistique du débat entre historiens est clairement attestée et permet de rendre compte de la dynamique du changement. Joan Scott est sans doute le meilleur exemple de l’entreprise de « critique de la raison historique » (p. 295) qui oriente le tournant linguistique lorsque celui-ci ne se contente pas de démolir les certitudes de la discipline, dont on se demande toujours qui les partage encore vraiment (n’est-ce pas l’exemple typique du cheval mort que l’on bat ?). L’œuvre de la grande historienne venue du marxisme est sans doute la plus intéressante parmi celles qui ont proposé de réduire l’expérience des acteurs sociaux à une production discursive. Elle en dessine aussi les limites, car elle conduit à une sorte de dématérialisation des rapports sociaux que suscite automatiquement le primat de la linguistique sur le social.

Le tournant est maintenant derrière nous. La bataille est-elle pour autant terminée ? Oui, si l’on considère que peu de gens viendraient à reconnaître que la discursivité constitue la totalité du social ou qu’il n’y a pas de hors-texte, ou encore qu’on doive renoncer à toute fixité du sens : comment pourrais-je rédiger ce compte rendu si le niveau de labilité des significations était aussi élevé que les tenants du tournant l’affirment ? Remarque triviale, mais efficace. Non, la bataille n’est pas terminée si l’on considère que le pouvoir corrosif de la remise en question du socle professionnel et épistémologique de l’histoire continue. Pour mieux s’orienter dans cet espace contradictoire, la lecture de l’Histoire inquiète est indispensable. Les auteurs ont raison de ne pas prendre parti et de créer une distance épistémologique avec leur objet. Ils s’interrogent à bon droit dans leur conclusion sur ce qu’ils appellent « l’amplification spectaculaire » des débats. Nous sommes les contemporains de la mise en spectacle de nos travaux sans toujours savoir si nous en sommes les metteurs en scène. Nous sommes en proie à ce qu’Antoine Compagnon appelle le « démon de la théorie ». Anthropologues, historiens et sociologues, nous aimons ressentir de grands frissons (esthétisation oblige), mais nous tenons, pour finir, à l’oscillation bien décrite par Paul Ricœur entre la dimension fictionnelle de nos récits et l’obligation de défendre leur pulsion référentielle.

References

1 Éric Marty, Le sexe des Modernes. Pensée du neutre et théorie du genre, Paris, Éd. du Seuil, 2021.