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Philippe Pons, Corée du Nord. Un État-guérilla en mutation, Paris, Gallimard, 2016, 720 p.

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Philippe Pons, Corée du Nord. Un État-guérilla en mutation, Paris, Gallimard, 2016, 720 p.

Published online by Cambridge University Press:  14 February 2024

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Abstract

Type
Varia (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Cet ouvrage précis, voire érudit, fait d’abord mesurer à son lecteur, un peu abasourdi par sa propre ignorance (qui connaît sérieusement ce pays ?), à quel point nous naviguons dans l’approximatif et les formules à l’emporte-pièce quand nous évoquons ce régime. Le livre s’ouvre par un rappel salutaire : pour tenter de comprendre, il faut inscrire cette société nord-coréenne dans une histoire, en montrer les évolutions et laisser tomber les grilles de lecture figées qui renvoient à une vision bipolaire et manichéenne. C’est la première leçon de ce livre et elle fait évidemment jubiler le lecteur des Annales : la complexité historique plutôt que les anathèmes qui n’expliquent rien ! Ce régime a une histoire, n’est pas immobile, et l’idée qu’il aurait su résister au changement n’est que paresse de l’esprit, même si le changement n’est guère perceptible, tout simplement parce qu’il ne se fait pas selon nos codes, explique Philippe Pons. Cependant, et c’est aussi l’intérêt de l’ouvrage, expliquer ne signifie pas, bien sûr, chercher à atténuer la violence d’un régime ni tenter de l’absoudre, loin de là. Les pages consacrées aux camps, aux réfugiés ou à la famine sont tout simplement terribles. Si la répression est sans aucun doute l’une des composantes de la dictature des Kim, elle n’est pas la seule.

P. Pons reprend à l’historien japonais Wada Haruki sa thèse de l’État-guérilla pour en faire l’un des paradigmes de sa démonstration. Sortis des maquis, les dirigeants communistes auraient reproduit le seul système qu’ils connaissaient, et organisé le pays sur le modèle d’une unité de guérilla. L’oligarchie qui préside aux destinées du régime a depuis les origines été formée par les anciens chefs de partisans ou leurs descendants, et la guérilla est l’objet d’une sublimation dans tous les récits fondateurs. La mobilisation des masses se fait donc sur le modèle de la garnison encerclée, impose un ordre de caserne quand la stratégie extérieure de l’État est fondée sur le coup de force, la provocation, la surprise, suivie d’un repli tactique, voire de négociations. Une grande partie de l’attitude de l’État nord-coréen peut s’expliquer selon ce schéma, et ce qui est présenté comme des gesticulations irrationnelles répond en fait à une logique, celle du coup de main : la guérilla est comme la matrice du fonctionnement social de l’État et de sa politique extérieure, et elle induit mobilisation incessante, mentalité d’assiégé, enfermement.

Construit sur la base de documents écrits, pour l’essentiel en anglais et en japonais (la bibliographie est impressionnante), d’entretiens avec des spécialistes sud-coréens, de témoignages de réfugiés et d’enquêtes menées au cours de séjours en Corée du Nord donnant à voir à un auteur tout sauf naïf « des fragments de la réalité » (p. 34), l’ouvrage reprend un plan historique classique qui mène le lecteur depuis les origines de la résistance antijaponaise jusqu’à l’élimination, en 2013, de Jang Song Thaek par Kim Jong Un, le troisième de la dynastie. On regrettera quand même l’absence de glossaire et d’index, qui auraient sans doute permis au lecteur peu familier des noms coréens de s’y retrouver plus facilement.

P. Pons commence par s’intéresser au nationalisme coréen, qui puise une partie de ses origines dans l’humiliation ressentie lors de l’annexion du pays par le Japon en 1910. Ce dernier s’installa dans un pays où existait un État unifié depuis le viie siècle, abolit une dynastie en place depuis le xive siècle et établit son joug sur une population plutôt homogène ethniquement. Non seulement la puissance coloniale se comporta de manière brutale (quoique ni plus ni moins qu’ailleurs), mais elle parvint à bouleverser l’ordre social d’autrefois en engageant le pays dans la voie de la modernisation. Combinée au colonialisme, l’industrialisation bien réelle – surtout au nord où était concentrée l’industrie lourde – contribua à créer un prolétariat et surtout à jeter sur les routes de l’exode rural et de l’émigration des millions de Coréens (11 % de la population vit à l’extérieur de la péninsule en 1944). Ces populations déracinées, sans attaches, au contact d’idées nouvelles (christianisme, socialisme, nationalisme), se radicalisèrent et devinrent le ferment d’un nationalisme farouche en réaction au joug colonial. Au même moment, notamment dans les campagnes du nord de la péninsule naissaient des « unions paysannes rouges » tandis qu’une guérilla communiste se développait sur les franges septentrionales, aux limites entre la Corée et la Mandchourie.

Suivant Bruce Cumings et quelques autres, P. Pons s’attache à montrer comment la péninsule, divisée par les grandes puissances en 1945, fut en proie à une véritable guerre sociale au lendemain de la défaite japonaise. Des comités populaires surgirent dès 1946 partout dans le pays, mais furent rapidement mis hors la loi par les forces d’occupation américaines. Au Nord, délaissant le schéma léniniste, le parti communiste devint alors un parti de masse où les paysans pauvres composaient la majorité des adhérents, et sut incarner le nationalisme profond d’un peuple d’autant plus humilié qu’il n’était pas parvenu à se libérer lui-même des occupants japonais. Une réforme agraire radicale fut mise en place, chassant les anciens propriétaires fonciers. Au Sud, l’opposition au régime pro-américain de Syngman Rhee allait prendre des allures quasi insurrectionnelles à la suite des élections de mai 1948. Combinée à la guerre froide, la situation explosive dans la péninsule se traduisit en une guerre chaude en juin 1950 lorsque les troupes du Nord franchirent la ligne de démarcation du 38e parallèle. À l’image de l’Espagne, on massacra en Corée des deux côtés, « comme on déboise » (Saint-Exupéry).

Le régime qui naquit dans le Nord fut le résultat de la poursuite d’une lutte de libération nationale et d’une révolution sociale conjuguée à un nationalisme ethnique particulièrement vigoureux, sur lequel se greffa le conflit entre grandes puissances. Il y eut donc comme un engrenage qui mena de l’utopie à la terreur dans un pays qui passa directement de la monarchie au colonialisme, puis au stalinisme et enfin au culte exacerbé du dirigeant du parti, Kim Il Sung, sans avoir jamais connu d’intermède démocratique. Entre 1957 et 1959, les purges, incessantes, éliminèrent tour à tour les « communistes de l’intérieur », les éléments proches de Moscou, puis les prochinois et permirent, grâce à un quadrillage social et à la « mobilisation des masses », d’installer la suprématie de Kim Il Sung. P. Pons analyse la « coréanisation » du modèle stalinien, un véritable national-stalinisme s’appuyant sur l’idéologie du juche, l’autosuffisance, qui très vite poussa le pays dans une quête obsessionnelle de l’indépendance.

La violence de la guerre de Corée, et notamment celle des bombardements aériens américains au napalm sur les villes nord-coréennes, laissa des traumatismes profonds dans la population, à l’origine d’un sentiment durable de menace qui, entretenu par la propagande du régime, ne cessa jamais vraiment. Rappelons que les Américains envisagèrent de lancer des bombes atomiques pendant la guerre de Corée et qu’ils menacèrent à plusieurs reprises le pays de frappes nucléaires préventives. L’énergie déployée par le régime pour se doter d’une force de dissuasion s’explique en grande partie par les inconséquences de la politique américaine, en particulier celle de l’administration Bush II, qui provoqua la seconde crise nucléaire en 2002 sur la base d’informations manipulées par les services américains, l’auteur évoquant à ce propos un fiasco (un autre cas d’école de ces manipulations fut l’affaire de la Banco Delta Asia en 2005-2006). L’agression contre l’Irak de 2003 renforça Pyongyang dans sa conviction que le seul moyen d’empêcher une intervention américaine était de recourir au chantage nucléaire.

On trouve dans ce livre des pages extraordinaires sur des épisodes peu connus, comme le retour en Corée du Nord à la fin des années 1950 des Coréens du Japon avec la bénédiction des autorités japonaises et du Comité international de la Croix-Rouge qui collaborèrent en toute connaissance de cause à jeter des dizaines de milliers d’individus dans l’enfer totalitaire. Ou encore celles consacrées au patriotisme coréen et à ce sentiment du han, où se mêlent « douleur et amertume, rêves évanouis et sourde révolte contre l’impuissance » (p. 170). La nation fondée sur l’ethnie (minjok) se substitue très vite dans la propagande du régime aux mythes classiques du marxisme-léninisme. L’idéologie juche, dont les origines sont analysées en détail (l’idée remonte au début du xxe siècle), finit par devenir un dogme qui s’apparente à une foi religieuse. On se délectera aussi des pages sur l’histoire nationale récupérée par le régime depuis le mythe originel de Tangun. P. Pons montre admirablement bien comment, en Corée du Nord, on se remémore à l’infini les souffrances infligées par les étrangers pour transformer l’histoire nationale en une épopée héroïque, et comment le régime parvient à inscrire l’utopie socialiste dans l’imaginaire ancestral, mêlant chamanisme et confucianisme, parvenant avec plus ou moins d’efficacité à intégrer les valeurs intériorisées de tout un peuple, ce « murmure mémoriel », comme l’écrit joliment l’auteur (p. 199).

À travers l’histoire des vicissitudes et des crises du régime, P. Pons nous embarque dans le vécu du peuple nord-coréen et montre comment, à la suite de la famine, une légère ouverture à la fin des années 1990 fut sèchement bloquée par la politique américaine, comment se développent lentement depuis la fin des années 2000 une économie parallèle (corruption, passe-droits, marché noir, etc.) et une timide couche moyenne, avide de consommer, comment, malgré ces changements sans doute irréversibles, le régime tient toujours le pays d’une main de fer, Kim Jong Un cherchant à se présenter comme la réincarnation de son grand-père !

Un autre point important dans ce travail est le soin avec lequel l’auteur refuse de réduire la population nord-coréenne à une masse indifférenciée, déshumanisée en quelque sorte. Il s’en prend vivement à tous ceux qui étudient et dissertent sur ce régime sans s’interroger un instant sur ce que pensent et vivent les habitants de ce pays. Subissant l’inimaginable ou presque depuis 70 ans, le peuple nord-coréen mérite plus de sympathie et de respect, souligne P. Pons. Entre les lignes de ce long ouvrage, c’est aussi à une leçon d’humanisme que nous sommes conviés.