Dario Internullo
Du papyrus au parchemin
Les origines médiévales de la mémoire archivistique en Europe occidentale
Cet article cherche à reconstruire la transition du papyrus vers le parchemin dans les pratiques documentaires en Europe occidentale, afin de mieux comprendre les lacunes documentaires du haut Moyen Âge et, par conséquent, d’expliquer les distorsions de perspective qu’ont pu entraîner la configuration des sources. Après une tentative d’identification des lieux de production du papyrus utilisé en Europe, l’étude propose une cartographie des usages documentaires du papyrus et du parchemin du vie au xie siècle. La comparaison de ces deux types de données, associée à une analyse qualitative et quantitative, permet de proposer des interprétations du phénomène qui accordent une attention particulière aux échanges économiques à travers la Méditerranée et aux relations entre les royaumes occidentaux, le monde islamique et Byzance pendant cette période. Compte tenu de la fragilité du papyrus par rapport au parchemin, la transition d’un matériau à l’autre – qui a eu lieu en grande partie aux viiie et ixe siècles – a entraîné une plus grande stabilité des archives. Pour la même raison, l’apparition d’une archive en parchemin dans une zone spécifique ne doit pas être considérée a priori comme un signe de croissance économique et culturelle ; au contraire, elle résulte souvent de restrictions économiques.
Papyrus, Parchment, and the Medieval Origins of the Archival Memory of Western Europe
This article seeks to reconstruct the transition from papyrus to parchment in the documentary practices of Western Europe, in order to better understand the documentary lacunae of the early Middle Ages and the distortions of perspective caused by the configuration of the sources. After an attempt to identify where the papyrus used in Europe was produced, the study proposes a geographical outline of the documentary uses of papyrus and parchment from the sixth to the eleventh century. Based on a comparison of the two types of data, together with a qualitative and quantitative analysis, it suggests some interpretations of the phenomenon that pay particular attention to economic exchanges throughout the Mediterranean and the relations between Western kingdoms, the Islamic world, and Byzantium during this period. Given the fragility of papyrus compared to parchment, the transition from one material to the other—which largely took place in the eighth and ninth centuries—resulted in increasingly stable archives. For the same reason, the appearance of a parchment archive in a specific area should not be considered a priori a sign of economic and cultural growth; to the contrary, it is often a result of economic restriction.
Anaïs Wion
L’autorité de l’écrit pragmatique dans la société chrétienne éthiopienne (xve-xviiie siècle)
Le pouvoir royal chrétien éthiopien a produit, entre le xie et le milieu du xxe siècle, nombre de documents écrits témoignant de donations de terre et de transferts de privilèges accordés aux institutions religieuses et aux grands du royaume. Bien que seule émettrice d’actes écrits, l’autorité royale a manifesté peu d’intérêt pour le devenir de ces documents : elle ne les a pas conservés, ne les dotait d’aucune marque externe de validation et acceptait relativement facilement qu’ils soient modifiés. Ce paradoxe se résout après une étude approfondie des pratiques qui permirent la production, puis la conservation de cette documentation. Ainsi, le pouvoir royal mettait en place des comités ad hoc qui se déplaçaient dans les provinces afin d’y faire promulguer les actes, ou émettait ceux-ci depuis le camp royal pour les dépêcher ensuite vers les institutions concernées. La mise par écrit et l’archivage étaient délégués aux institutions religieuses, qu’elles soient bénéficiaires directes des actes ou qu’elles fonctionnent comme des centres administratifs régionaux. Il est encore difficile de percevoir des scansions chronologiques dans ces processus. Néanmoins, un changement radical s’opère à partir de la décennie 1720 : les personnes privées s’arrogent le droit de faire écrire en langue vernaculaire leurs transferts de droits. La stabilité de la société gondarienne et la professionnalisation des scribes dans les églises ont permis à ces derniers de devenir les notaires de leurs communautés tout en servant les intérêts de la petite noblesse. La bureaucratie éthiopienne échappe au monopole du pouvoir souverain pour servir la communauté des propriétaires fonciers.
The Authority of Pragmatic Writing in Ethiopian Christian Society (Fifteenth to Eighteenth Centuries)
Between the eleventh and mid-twentieth centuries, the Christian royal power in Ethiopia produced documents recording land donations and transfers of privileges granted to religious institutions and important men of the kingdom. Although it was the only producer of written deeds, the royal authority showed little concern for the fate of these documents: it did not conserve them or endow them with any external mark of validation, and accepted modifications relatively easily. This paradox can be resolved through an in-depth study of the practices surrounding the production and preservation of this documentation. The royal power set up ad hoc committees that traveled to the provinces in order to have the acts promulgated there, or issued them from the royal camp and sent them to the institutions concerned. Both writing processes and archiving were delegated to religious institutions, whether they were direct beneficiaries of the acts or functioned as regional administrative centers. The chronological scansions of these phenomena remain difficult to trace. Nevertheless, a radical change took place from the 1720s onwards, as private individuals claimed the right to have transfers that concerned them written in the vernacular language. The stability of Gondarian society and the professionalization of scribes linked to the churches allowed them to become the notaries of their communities and to serve the interests of the lower nobility. Ethiopian bureaucracy thus escaped the monopoly of sovereign power to serve the community of landowners.
Anna Joukovskaia et Evgenii Akelev
L’historien entre aux archives
Comment l’historiographie russe d’avant 1917 a découvert l’État moscovite
L’article analyse les biais que l’archivage a introduits dans l’historiographie russe sur l’État de Moscou avant la révolution de 1917. Il commence par présenter les principales étapes de l’organisation des dépôts d’archives historiques depuis l’époque de Pierre le Grand. Pendant longtemps, la politique archivistique de l’État vis-à-vis des dépôts historiques se révèle à la fois passive et défiante : peu d’investissements sont faits dans la conservation et la description des fonds, qui demeurent d’un accès difficile pour les chercheurs. Marquée par les réformes libérales du règne d’Alexandre II, la seconde moitié du xixe siècle voit une nouvelle étape avec la création d’un important dépôt d’archives historiques, les archives du ministère de la Justice à Moscou (Mamju), et la naissance d’une république des lettres russe. C’est alors qu’émergent les hypothèses historiques fondamentales qui continuent, aujourd’hui encore, à façonner l’idée que nous nous faisons de l’État de Moscou des xvie-xviie siècles. Deux études de cas sont présentées : l’utilisation des cadastres anciens (piscovye knigi) en tant que source pour l’histoire économique et sociale, et la théorie des groupes sociaux (soslovija) de Vasilij Ključevskij. Ces exemples montrent comment la segmentation des fonds d’archives, l’état inégal de leur conservation, les ambitions de l’archivistique ainsi que la nature et le rythme de mise à disposition de nouveaux outils d’investigation produits par les archivistes influencent les programmes et les résultats de la recherche historique.
Historians Enter the Archives: How Pre-1917 Russian Historiography Discovered the Muscovite State
This article analyzes the biases that archival practice introduced into Russian historiography on Muscovy before the revolution of 1917. It begins by presenting the main steps in the organization of historical archives since the reign of Peter the Great. For a long time, the state’s archival policy toward historical repositories was both passive and distrustful: little investment was made in the preservation and description of the collections, which remained difficult for researchers to access. The second half of the nineteenth century, marked by the liberal reforms of the reign of Alexander II, ushered in a new phase with the creation of a major historical archive, the Moscow Archives of the Ministry of Justice (MAMJU), and the consolidation of history as an academic discipline. It was during this moment that the fundamental historical assumptions that continue to shape our idea of sixteenth- and seventeenth-century Muscovy emerged. Two case studies are presented: the use of ancient land and population registers (piscovye knigi) as a source for economic and social history, and Vasilii Kliuchevsii’s theory of social groups (soslovija). These examples show how the segmentation of archival materials, the uneven state of their preservation, the ambitions of archival science, and the nature and availability of new investigative tools produced by archivists influence the agendas and results of historical research.
Philipp Müller
Histoire, archives et politique en Mitteleuropa (1800-1850)
L’étude des documents et des dossiers des archives d’État à des fins historiques est une procédure familière et courante qui nous permet aujourd’hui de connaître le passé. Néanmoins, les archives de l’État n’ont pas toujours servi à la recherche historique. Le présent article examine tout d’abord la fonction des archives pour l’État et pour la société au xixe siècle en termes de politique gouvernementale. Puis il se demande comment, avant que les archives ne deviennent un instrument de gouvernement et de politique sociale, leurs fonds ont pu être rendus accessibles aux historiens durant la première moitié du xixe siècle. Si les réformes politiques du début du xixe siècle n’ont pas réussi à ancrer institutionnellement l’utilisation historique des archives, la tradition moderne de supplication de l’administration de l’État offrait un moyen conventionnel de concilier l’« exploitation scientifique », politiquement intéressante, du trésor des archives avec le souci du gouvernement de préserver l’intégrité de sa propre sphère obscure et l’impératif du secret. Au cours de diverses actions et communications, une « ouverture des archives » contrôlée administrativement a eu lieu. Surtout – c’est donc la thèse centrale de l’article –, en recourant aux anciennes archives, les historiens ont non seulement acquis des documents et des dossiers, mais aussi un concept juridique spécifique de la vérité fondamentalement attaché aux documents d’archives et qui, par le biais de la preuve juridique, a donné au récit historique un nouveau statut épistémique de la vérité.
History, Archives, and Politics in Central Europe (1800-1850)
The study of documents and files in state archives is a familiar and common way for scholars today to learn about the past. Nevertheless, state archives were not initially intended to serve the purpose of historical research. The present article examines the function of archives for nineteenth-century society and the state in terms of the politics of government. It goes on to consider how, before archives became an instrument of government and social policy, their holdings could be made accessible to historians in the first half of the nineteenth century. While early nineteenth-century political reforms failed to anchor the historical use of archives institutionally, the early modern tradition of petitioning state administration offered a conventional way to reconcile the politically interesting “academic exploitation” of the archives’ treasure with the government’s concern for the integrity of its arcane sphere and the imperative of secrecy. Via various actions and communications, an administratively controlled “opening of the archives” thus took place. Above all—and this is the central thesis of the article—in working with old archives historians not only acquired documents and files but also a specific legal concept of truth. Fundamentally linked to archival documents, this drew on the legal evidence that they contained and in turn gave the historical account itself a new epistemic status as “true.”
Sophie Cœuré
Le siècle soviétique des archives
Cet article interroge l’existence d’un paradigme soviétique des archives à travers l’analyse des institutions, des acteurs et de l’archivistique, entendue à la fois comme théorie et pratique, dans le cadre du projet politique communiste marxiste-léniniste mis en œuvre en Russie soviétique après 1917. En étudiant les processus de collecte, de tri, de catégorisation, de conservation, de destruction et de communication des archives, il s’agit de montrer l’absence de neutralité de celles-ci, de comprendre les spécificités du projet d’archivistique socialiste et de replacer sa réception et ses usages internationaux dans l’évolution globale de la relation entre archives et pouvoirs au xxe siècle. L’étude définit tout d’abord les héritages et les bases du projet révolutionnaire bolchévique pour les archives, puis retrace l’évolution générale des administrations et de la profession, ce qui permet de comprendre les trois clés du circuit documentaire des archives soviétiques au xxe siècle – l’idéologisation, la violence et le secret –, et de réfléchir sur la spécificité des fonds personnels et des ego-archives dans l’État et la société socialistes. Enfin, l’article se place à l’échelle de la longue guerre froide internationale et transnationale, qui mobilisa la diplomatie des archives, les spoliations et les transferts, et vit naître des contre-archives.
The Soviet Century of Archives
This article analyzes institutions, actors, and archival science, understood as both theory and practice, to interrogate the existence of a Soviet paradigm of archives within the framework of the Marxist-Leninist communist project implemented in Soviet Russia after 1917. By examining the processes of collecting, sorting, categorizing, preserving, destroying, and communicating archival documents, it seeks to show that archives are anything but neutral, to understand the specificities of the socialist archival project, and to situate its reception and international uses in the global evolution of the relationship between archives and powers over the twentieth century. The article begins by defining the legacies and foundations of the Bolshevik revolutionary project for archives. It then traces the general evolution of administrations and of the archival profession, which allows us to understand three key elements of the documentary circuit of twentieth-century Soviet archives: ideologization, violence, and secrecy. This in turn makes it possible to reflect on the specificity of personal collections and ego-archives in a socialist society under a socialist state. Finally, the article considers the question on the scale of the long international and transnational Cold War, which mobilized archival diplomacy, spoliations, and transfers, and saw the emergence of counter-archives.
Sylvie Thénault
Dérogation générale et déclassification des archives contemporaines
Le cas d’Audin et des disparus de la Guerre d’indépendance algérienne
Comme des milliers de militants de l’indépendance algérienne, Maurice Audin a disparu à Alger en 1957, après son arrestation par les parachutistes. En France, son nom est devenu l’emblème de la dénonciation de la torture pendant la Guerre d’Algérie. Très engagé dans cette cause, Pierre Vidal-Naquet est ainsi devenu le tout premier historien de la torture et du système répressif à l’œuvre en Algérie. Officiellement, Audin s’est évadé, mais sa femme, Josette Audin, n’a cessé de demander la vérité et la reconnaissance de la responsabilité de l’État dans la disparition du jeune mathématicien. Après un long combat, Emmanuel Macron a fini par la reconnaître, le 13 septembre 2018, et a annoncé la création d’une dérogation générale pour accéder aux archives non encore ouvertes concernant tous les disparus de cette guerre. Cet article revient sur l’histoire de cette annonce et ses enjeux, selon quatre points de vue : l’identification et la localisation des archives potentiellement concernées ; les évolutions de l’historiographie ; les attentes des familles ; la nécessaire déclassification des archives, à la suite d’une procédure récente et très critiquée qui bloque l’accès aux archives contemporaines. Deux questions émergent alors. D’une part, comment les militants et les historiens ont-ils répondu au déséquilibre qui marque la cause des « disparus », entre Algériens dits « musulmans » à l’époque et Audin, militant communiste, universitaire, Français de nationalité ? D’autre part, du point de vue de l’accès aux archives en général, quels problèmes soulève l’annonce de cette dérogation générale ?
Rights of Access and the Declassification of Contemporary Archives: The Audin Case and the Disparus of the Algerian War of Independence
Like thousands of Algerian independence activists, Maurice Audin disappeared in Algiers in 1957, following his arrest by paratroopers. In France, his name became the emblem of the denunciation of torture during this war; it was through his commitment to this cause that Pierre Vidal-Naquet became the very first historian of the system of torture and repression implemented in Algeria. Officially Audin escaped, but his wife Josette Audin continued to demand the truth and a recognition of the state’s responsibility in the young mathematician’s death. After a long struggle, Emmanuel Macron finally admitted this responsibility on September 13, 2018, and announced a general dispensation to access all archives relating to disparus from this war that were not yet open. This article reviews the history of Macron’s announcement and the challenges it posed from four points of view: the identification and location of the archives potentially concerned; developments in historiography; families’ expectations; and the necessity of declassification following a recent and much-criticized procedure blocking access to contemporary archives. This in turn raises two questions. First, how did activists and historians respond to the imbalances in the cause of the disparus, between Algerians (at the time known simply as “Muslims”) and Audin, a communist activist, academic, and French citizen? Second, what problems did this announcement raise from the perspective of access to archives in general?
Olivier Poncet
Archives et histoire : dépasser les tournants
Les publications et les programmes de recherche qui portent sur l’histoire des archives, de leurs acteurs, de leurs méthodes et de leur signification sociale, politique et culturelle se sont beaucoup multipliés ces dernières années. Ces préoccupations posent à nouveau la question de la pertinence du couple formé par les archives et l’histoire depuis au moins l’époque moderne. Deux mouvements, qualifiés de « tournants » semblent en réalité se développer sans toujours se rencontrer : le « tournant archivistique », qui serait plutôt le fait du monde des archivistes (et des anthropologues), et le « tournant documentaire » des chercheurs historiens qui ne considèrent plus seulement les pièces et les fonds d’archives comme des matériaux, mais comme des objets historiques à part entière, producteurs de sens social, politique ou culturel. L’archivistique, entendue au sens très large, revendique parfois une rupture avec la science historique pour gagner une véritable reconnaissance académique dans le paysage contemporain des sciences sociales, tandis que le « tournant documentaire », essentiellement européen, porte plus volontiers sur les époques médiévales et modernes. L’analyse de la production récente développée dans ces deux directions conduit à souhaiter leur mutuelle hybridation et, plus spécialement pour les historiens, à approfondir une contextualisation et une historicisation des fondements archivistiques sur lesquels repose une partie de nos connaissances historiques.
Archives and History: Beyond the Turns
Publications and research programs on the history of archives, their actors, their methods, and their social, political, and cultural significance have multiplied in recent years. These concerns question in new ways the relevance of the dyad formed by archives and history since at least the early modern era. Two movements, described as “turns,” seem to be developing without always converging: the “archival turn,” which appears to have emerged from the world of archivists (and anthropologists), and the “documentary turn” of historians who no longer consider documents and archives simply as materials but as historical objects in their own right, producing social, political, and cultural meaning. Archival science, understood in a very broad sense, sometimes claims a break with historical science as a way of gaining academic recognition in the contemporary social science landscape, while the essentially European “documentary turn” more readily focuses on the medieval and early modern periods. The analysis of recent research developments in these two directions nevertheless suggests that their mutual hybridization is to be desired, particularly in terms of historians deepening their contextualization and historicization of the archival foundations on which part of our historical knowledge is based.
Marie-Aude Fouéré
L’« effet Derrida » en Afrique du Sud
Jacques Derrida, Verne Harris et la notion d’archive(s) dans l’horizon post-apartheid
Cet article interroge la rencontre entre le monde des archives de l’État sud-africain et la philosophie de Jacques Derrida par l’intermédiaire de l’archiviste Verne Harris. Il apporte plus largement un éclairage original sur la fortune de l’ouvrage Mal d’archive et de la notion derridienne d’« archive », au singulier, au sein du tournant archivistique et dans l’espace intellectuel internationalisé contemporain. Son objectif est d’élucider les conditions de possibilité du transfert et de la réinterprétation de la notion d’« archive », telle qu’exposée dans Mal d’archive, afin d’élaborer un outil épistémologique de refondation des archives sud-africaines. Au-delà, il s’est agi, pour les passeurs d’« archive », de tenter de réinventer la nation sud-africaine au moment historique de la sortie de l’apartheid dans les années 1990. Dans un pays aux prises avec des archives qui documentent avant tout les politiques d’un État raciste, « sinistre boursouflure sur le corps du monde » selon Derrida, l’« archive » paraissait à même de raccorder des champs habituellement dissociés – l’archivistique, la politique et l’éthique. Les liens que Derrida tisse entre archive(s), savoir, pouvoir et mémoire et l’engagement politique précoce du philosophe contre l’apartheid expliquent l’attention portée à Mal d’archive à l’horizon des enjeux de mémoire, de réconciliation et de pardon, mais aussi d’oubli, auxquels l’Afrique du Sud était alors confrontée.
The “Derrida Effect” in South Africa: Jacques Derrida, Verne Harris, and the Notion of Archive(s) Against Apartheid
This article explores the encounter between the world of the state archives of South Africa and the philosophy of Jacques Derrida as mediated by the archivist Verne Harris. More broadly, it sheds an original light on the fortune of the book Mal d’archive (published in English as Archive Fever) and Derrida’s notion of “archive” in the singular within the archival turn and contemporary internationalized intellectual space. In so doing, it aims to elucidate the conditions of possibility for the transfer and reinterpretation of the notion of “archive” as formulated in Mal d’archive, and thereby to create an epistemological tool for the refoundation of South African archives. Beyond this, those who reappropriated the “archive” strove to reinvent the South African nation at the historic moment of its emergence from apartheid in the 1990s. In a country struggling with archives that documented above all the policies of a racist state—“a sinister swelling on the body of the world” according to Derrida—, the “archive” seemed able to connect usually dissociated fields: the archival, the political, and the ethical. The way that Derrida’s reflection weaves together archive(s), knowledge, power, and memory, as well as his early political engagement against apartheid, explain the attention paid to Mal d’archive in a South African context that brought into play issues of memory, reconciliation, and forgiveness, but also of oblivion.
Bénédicte Girault
L’archive et le document
Matériaux pour une histoire des sciences sociales (note critique)
L’ouvrage collectif Le laboratoire des sciences sociales. Histoires d’enquêtes et revisites, coordonné par Gilles Laferté, Paul Pasquali et Nicolas Renahy, prend certaines grandes enquêtes de sciences sociales à la fois comme objets et expériences collectives à historiciser (« histoire d’enquêtes ») et comme matériaux pour de nouvelles recherches (« revisites ») ; il aborde ce faisant de manière empirique et originale, la question des archives produites par les sciences sociales et de leurs usages. À la différence des sources mobilisées par les historiens, qui consistent en des corpus clos, produits de différentes stratégies archivistiques et mémorielles, celles des contributeurs du Laboratoire des sciences sociales ont un statut plus ambigu du fait du raccourcissement temporel entre le moment de la production de l’enquête et celui de son histoire et de sa revisite, dont les effets doivent être analysés. Véritable laboratoire réflexif au carré, l’ouvrage plaide pour une réflexivité historienne comme pratique ordinaire et permet de reconsidérer un certain nombre de problèmes sous un nouveau jour. En s’interrogeant sur la distinction entre documents et archives, sur la nature cumulative du savoir archivé des sciences sociales et sur la différence entre les archives des enquêtes de sciences sociales et celles d’autres formes d’enquête pratiquées au cours du temps, cette note critique invite à la mise à l’épreuve du projet réflexif et historiciste qui se trouve au cœur de la redéfinition de la place des archives dans le travail historique.
The Archive and the Document: Materials for a History of the Social Sciences (Review Article)
The collective volume Le laboratoire des sciences sociales. Histoires d’enquêtes et revisites, coordinated by Gilles Laferté, Paul Pasquali, and Nicolas Renahy, reconsiders some of the major surveys conducted in the social sciences, taking them as objects and collective experiences to be historicized (histoires d’enquêtes), as well as materials for new research (revisites). This approach enables the book to address, empirically and in an original way, certain questions related to the archives produced by the social sciences and the uses to which they can be put. Unlike standard sources studied by historians, defined corpora produced by various archival and memorial strategies, the archives used by the authors of Le Laboratoire des sciences sociales have a more ambiguous status. In particular, this is due to a shorter time-scale between the moment that the surveys were produced and the moment of their historicization and reappropriation, the effects of which are analyzed in this article. The volume appeals for historical reflexivity as standard practice and offers a way to reconsider a number of problems in a new light. By questioning the distinction between documents and archives, the cumulative nature of social science knowledge as it is archived, and the difference between social science archives and those produced by other forms of survey practiced in the past, this review article seeks to test the reflexive and historicist project at the heart of the redefinition of the place of archives in the production of history.
Nota bene
En raison du contexte sanitaire, l’enregistrement des livres reçus n’a pu être mené à bien au cours des derniers mois. Nous espérons reprendre cette pratique dès le prochain numéro.