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Elspeth Probyn, Eating the Ocean, Durham, Duke University Press, 2016, 192 p.

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Elspeth Probyn, Eating the Ocean, Durham, Duke University Press, 2016, 192 p.

Published online by Cambridge University Press:  13 November 2023

Cosma Cazé
Affiliation:
Camille Mazé
Affiliation:
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Abstract

Type
Histoire des pêches (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Cet ouvrage s’inscrit dans la littérature émergente autour de l’écologie queer, des études sur l’autre-qu’humain et de l’anthropologie multi-espèces. Elspeth Probyn retrace ici les enchevêtrements complexes entre les poissons, les humains et les lieux, dans la lignée des travaux de l’anthropologue Anna L. TsingFootnote 1. L’autrice conçoit ce travail comme une tentative de nous donner accès à des mondes queer, construits par les interrelations, où poissons, bivalves et humains s’entremangent, où culture et nature s’entrelacent et où la chercheuse et son terrain se nourrissent mutuellement. L’écriture de cet ouvrage semble être une opportunité pour E. Probyn, professeure de Gender and Cultural Studies à l’université de Sydney et directrice du Sustainable Fish Lab, de concilier les différentes facettes de son identité et de son approche scientifique. Elle agrémente son raisonnement intellectuel de photographies prises au cours de ses recherches et d’illustrations de Morgan Richards représentant les interrelations entre espèces.

L’ouvrage se démarque par la stratégie narrative adoptée. E. Probyn fait dialoguer ses souvenirs d’interactions avec des espèces marines, son travail de recherche bibliographique et les nombreux entretiens qu’elle a pu réaliser avec les gens de mer et les communautés côtières. Une lecture édifiante enrichie par la densité d’informations, les récits, la variété des problématiques abordées et par la cohérence du tissage entre ces dernières. En nous conviant à partager son intimité avec l’océan, l’autrice socialise et humanise les politiques de la mer.

E. Probyn explore l’héritage bio-culturel des régions qui lui sont chères, de l’Australie à l’Écosse, et relate les histoires de celles et ceux qui vivent de l’exploitation de l’océan. Elle rend ainsi visible les liens entre l’expérience d’un individu, le contexte socio-économique de la région dans laquelle il évolue et les flux de biens et d’informations à l’échelle planétaire. En donnant la parole à une grande diversité d’acteurs de l’industrie des produits de la mer, l’autrice met en avant leur attachement pour les espèces dont l’exploitation a permis de bâtir leur vie et leur fortune. Ces récits soulignent la fragilité des traditions et des écosystèmes et alertent sur les ravages de l’exploitation industrielle de l’océan et la misère qu’elle entraîne sur les rivages.

E. Probyn introduit sa réflexion par le constat d’un rapport humain-océan disloqué par les logiques productivistes à l’origine de l’extraction intensive des ressources marines. Les conséquences de la multiplication des pressions anthropiques sont sans équivoque : accumulation de produits toxiques dans les organismes, réduction drastique de la taille des flottilles et des populations de poissons convoités par nos appétits voraces. L’autrice s’interroge sur ce qui anime notre (dé)connexion à l’océan et remet en question idées préconçues et raisonnements trop étroits qui simplifient à outrance les interactions écosystémiques au cœur de l’océan et sur ses côtes. E. Probyn critique ainsi les discours fondés sur une logique de responsabilisation de la consommation individuelle, notamment les injonctions à consommer une nourriture locale et saine. Elle perçoit et dénonce une proposition narcissique et simpliste qui ignore la non-linéarité des interactions et révèle les inégalités économiques et sociales et les répercussions de l’histoire coloniale sur l’alimentation, les modes de production, d’exploitation et la consommation en Australie.

L’ouvrage développe ainsi une analyse critique des modes de gestion et de mobilisation autour des problématiques liées à la vie marine. Les politiques alimentaires s’intéressent davantage aux problématiques liées à la production terrestre qu’à la pêche, et les mesures peinent à saisir nos modes d’interactions et la complexité des écosystèmes marins. Les théories produites par la science sont fragmentées et ont une incidence limitée sur les comportements sociaux. La réalisation de documentaires, qui cherche justement à susciter l’émotion de l’audience, présente d’autres limites, dont celle de souvent désigner un seul et unique responsable de la dégradation des écosystèmes marins, ignorant ainsi les interdépendances entre parties prenantes.

L’autrice remet en question l’efficacité des stratégies de développement durable quant à la capacité des acteurs à s’approprier les problématiques de conservation des écosystèmes marins. Elle souligne ainsi les limites de la notion de durabilité, qui repose sur un changement motivé par l’inquiétude pour les progénitures des familles nucléaires d’aujourd’hui et mobilise des systèmes de gestion et des innovations technologiques construits selon la même logique productiviste à l’origine des trajectoires de non-durabilité.

E. Probyn reprend des thématiques étudiées dans ses précédents ouvrages, notamment l’engagement par l’émotion, l’identité et le rapport à l’autre, et nos manières de faire corps avec l’autre-qu’humain. La conceptualisation bourdieusienne de l’habitus, désignant les liens entre notre histoire socio-culturelle et nos modes de pensée et d’action, est ici mobilisée pour comprendre la manière dont nous faisons corps avec l’océan et l’évolution de nos pratiques d’exploitation. L’océan, bien qu’implicitement omniprésent dans nos cultures, est un espace dont il est difficile de saisir la matérialité. Les théories culturelles sur l’océan sont constamment en mouvement et les espèces qui l’habitent sont trop éloignées pour nos projections anthropomorphiques. L’autrice, en proie au mal de mer, conçoit ainsi que l’océan est souvent perçu comme un « espace étranger », mais nous presse à réévaluer nos interactions alors que nous étouffons l’océan.

La chercheuse s’interroge sur la manière dont nous imaginons et dont nous formulons nos interactions avec différentes espèces, dont les huîtres, les thons rouges et les petits poissons, et comment celles-ci affectent l’état et la constitution des écosystèmes marins. Il s’agit ici de déconstruire l’évolution de notre rapport à ces espèces et d’explorer les facteurs influençant notre consommation. E. Probyn souligne notamment l’importance des variables économiques et culturelles, du genre et de la classe sociale, dans notre rapport à l’océan et à la conservation de ses écosystèmes.

L’huître offre à l’autrice un cas d’étude privilégié pour appréhender notre rapport à l’autre à travers le goût. Le bivalve enchante les communautés côtières tant par les services écosystémiques qu’il fournit que par l’opportunité économique qu’il représente. Surtout, l’huître dresse un pont entre l’espace et l’individu et propose une relation alternative entre humain et autre-qu’humain. Manger une huître, c’est manger l’océan qui fut son habitat. Une relation iodée porteuse de contrastes, où vieilles fortunes et entrepreneurs s’intéressent à une écologie plus ou moins artisanale de la mer et parient sur l’introduction de nouvelles espèces. E. Probyn va à la rencontre de petites communautés ostréicoles dont la prospérité évolue au fil des saisons et suivant les règles du marché, souvent plus favorables aux capitaux étrangers qu’à des modes de financement et de gestion participatifs.

L’autrice se penche également sur la géopolitique du thon rouge, espèce emblématique de la globalisation. Quoi de mieux que la nage pour rencontrer une espèce aquatique ? Elle va ainsi nager avec les thons rouges dans une ferme à Port Lincoln, au sud de l’Australie. À travers l’histoire de l’exploitation du thon rouge, E. Probyn illustre celle de la tragédie des communs et du mécanisme de privatisation de l’océan. Le processus de domestication d’une espèce aussi sauvage que le thon rouge fut une affaire d’entrepreneuriat, d’exportation transpacifique de goût, de variations de prix et de déplétion. La chercheuse appelle à reconsidérer les accusations à l’intention du Japon, en contextualisant les prises de décision, en soulignant les interdépendances entre les pays et les écosystèmes et en rappelant que les acteurs les plus vulnérables devant les conséquences de ces pratiques intensives sont la petite pêche et les pays pauvres.

Enfin, E. Probyn se penche sur les relations entre humains et petits poissons. Si l’anchois, la sardine ou encore le menhaden sont des espèces pélagiques qui se reproduisent plus rapidement que les espèces de plus grande taille comme les thons, les populations de ces poissons sont victimes de la surpêche et régressent à un rythme alarmant. L’autrice souligne également qu’un quart de ces extractions sert à alimenter les besoins en poisson fourrage, c’est-à-dire en farine destinée à nourrir d’autres poissons, en lubrifiant industriel ou en huile concentrée. Riche en omégas-3, cette dernière est consommée sous différentes formes selon le pouvoir d’achat du consommateur, allant du pain de mie enrichi à la gélule de complément alimentaire. Le mécanisme de ces chaînes de valeur internationales et auto-alimentées entraîne un accaparement de la « ressource » jusqu’à son épuisement, pour le seul enrichissement de quelques entreprises. Pourtant, ces espèces représentent des maillons capitaux de la chaîne alimentaire et, au fil des cascades trophiques, c’est la résilience des socio-écosystèmes qui se trouve mise en danger.

L’autrice analyse la place du genre et l’invisibilisation des femmes dans les mondes de la pêche. En adoptant une approche théorique rappelant celle de la chercheuse Donna J. HarawayFootnote 2, elle définit le genre comme une relation entre soi et l’autre, une force créant d’autres manières d’être avec. Rapporté à la mer, le genre féminin évoque en premier lieu le personnage populaire et troublant de la sirène, ou encore les mouvements éco-féministes, dont E. Probyn souligne les risques d’essentialisme. Elle met en lumière le rôle omniprésent des femmes dans le secteur de la pêche, ces travailleuses de l’ombre dont le travail est souvent sous-estimé par les statistiques et reste peu encadré par les politiques de la mer.

E. Probyn raconte des histoires de femmes de la mer, de femmes poissons, décriées. Elle nous parle des filles du hareng au xixe siècle qui, dès 13 ans, partaient des shetlands en Nouvelle-Écosse suivre les bateaux qui suivaient eux-mêmes ces « silver darlings ». Des filles qui préparaient, nettoyaient et emballaient le hareng, qui furent à l’initiative d’une longue série de grèves pour militer contre un prix du hareng trop bas après la Deuxième Guerre mondiale et qui obtinrent une augmentation des salaires. Elle nous rappelle la fermeture de la pêcherie de morue en 1992 à Terre-Neuve, une tragédie qui aurait pu être évitée si les connaissances écologiques et les solutions des femmes qui transformaient le poisson avaient été reconnues et écoutées. Comment prendre en compte les connectivités sociales et écologiques dans la décision, les politiques maritimes et l’action collective là où, dans l’histoire, nous les avons ignorées et avons laissé des systèmes de domination s’installer (économique, symbolique, anthropocentré, racial et de genre), voilà, au fond, la question fondamentale qui traverse l’ouvrage d’E. Probyn.

L’autrice dénonce l’entre-soi dans les arènes de pouvoir, où les politiques de la mer, définies par des hommes pour des hommes, perpétuent des doctrines néolibérales en transférant la responsabilité de la gestion des pêcheries à un groupe de plus en plus restreint et souvent bien éloigné des problématiques locales, dans une double logique de domination patriarcale (masculine et patronale).

Finalement cet ouvrage, en apportant une analyse originale de l’évolution de notre rapport à l’océan, présente un intérêt épistémologique pour les sciences humaines de la mer. À travers des histoires amorales d’adaptation des espèces, des individus, des communautés et des flux liés aux écosystèmes marins, l’autrice teste, dans un espoir inquiet, la résilience et la viabilité de nos agencements. Une question à laquelle son ouvrage ambitionnait de répondre reste néanmoins en suspens : comment produire et consommer le poisson de manière durable à l’heure de l’Anthropocène, face aux changements globaux ?

References

1 Anna L. Tsing, « Strathern beyond the Human: Testimony of a Spore », Theory, Culture & Society, 31-2/3, 2014, p. 221-241.

2 Donna J. Haraway, When Species Meet, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007.