No CrossRef data available.
Published online by Cambridge University Press: 25 May 2018
Bien connue grâce à la description détaillée qu'en a donnée Hilda Kuper, l'Incwala est la grande cérémonie annuelle des Swazi, peuple bantou de l'Afrique sud-orientale. Cette fête qui dure plusieurs jours et exige la participation de la cour, des prêtres, des notables, des régiments et du peuple, est un ensemble de rites parfois spectaculaires se déroulant autour du souverain, qui en est l'acteur principal. Bien qu'elle semble avoir peu de choses en commun avec une fête des premiers fruits, elle est considérée comme un rituel de prémices.
Les auteurs qui se sont penchés sur l'Incwala se sont bornés à rechercher un thème principal auquel se rapporteraient certains de ses aspects.
1. Kuper, 1947. Les chiffres de pages entre parenthèses dans le texte se réfèrent à cet ouvrage. Pour faciliter la lecture de notre texte, nous résumerons le déroulement de la cérémonie.
Petite Incwala. Ier jour : retour des prêtres Belwandle allés puiser l'eau nécessaire aux rites ; chants sacrés, le roi est traité avec des médecines, puis accomplit le rite consistant à « cracher les médecines de fertilité ». — 2er jour : chants et répétition du même cérémonial.
Période intérimaire de 14 à 15 jours.
Grande Incwala. I er jour : cueillette de la lusekwane. — 2er jour : retour des cueilleurs.
— 3e jour : cueillette d'autres feuillages, traitement du roi ; mise à mort d'un bœuf, assommé à coups de poing ; rites du roi en rapport avec un autre bœuf ; consommation de l'impundvu. — 4e jour : le roi répète le rite de « cracher les médecines » ; rites de goûter aux nouvelles récoltes ; danse des princes et du roi ; danse du roi dans un costume d'herbe ; rite du lancement de la gourde. — 5e jour : ségrégation du roi et de la cour, état de tabou de la population. -— 6e jour : rite de purification par le feu d'un bûcher. — A la fin de la cérémonie une journée est consacrée aux réjouissances et à faire ripaille.
2. Cf. Gluckman, 1954 ! Kuper, 1947 ; Marwick, 1966 ; Beidelman, 1966. Voir aussi Cook, 1930, qui considère l'Incwala comme un rituel de prémices.
3. Makarius, Cf. L., 1970 B. Pour les références à l'Incwala, voir Ibid., p. 672, suite de la note 4;Google Scholar p. 675 et note 3. Pour les effets magiques de la violation délibérée des interdits, cf. L. Makarius, 1968, pp. 33-35 ; 1972, pp. 49-66.
4. Les Swazi ont un mythe d'inceste royal dont le héros pleurait des larmes de sang. Il était né d'une jeune reine, vivant dans la brousse, « là où les autres reines jetaient leurs ordures ». (Ce qui est une connotation d'impureté, convenant à des violateurs). Ce jeune garçon, Madlebe, manifeste de grands pouvoirs magiques. A la suite d'une intrigue, il doit fuir le roi son père qui veut le faire tuer. A la mort de ce dernier, il revient et rencontre dans la cour de la maison maternelle une belle jeune fille avec laquelle il fait l'amour. Comme lui, elle pleure des larmes de sang, car elle est sa sœur. Les guerriers « éprouvent une grande crainte de Madlebe », mais le conseil se réjouit et le nomme roi (KUPER, p. 237). Noter le rapport entre inceste et sang. Pour les diverses formes d'atténuation, de transposition et de symbolisation de l'inceste royal, voir De Heusch.
5. Schoeman, pp. 168-175. Il indique que la reine-mère est la gardienne des charmes de pluie, les ikulu, dont le plus important est la ceinture sacrée qu'elle porte sur son corps nu, juste au-dessus du sexe, et qu'elle garde sur elle lors du contact rituel avec son fils. D'après la légende, les ikulu auraient été confiés aux femmes, et pour cette raison les rois Swazi régnent toujours avec leur mère. On sait que H. Kuper (Beemer), dans un article auquel le roi Sobhuza donna sa caution, attaqua vivement Schoeman, déclarant qu'il était mal renseigné (1935, PP- 273∼278). On peut se demander si un souverain, mis en cause dans une affaire aussi délicate, est bien l'informateur le plus indiqué. Nous savons d'autre part que les rites de pluie comportent parfois des violations magiques d'interdits. Les faiseurs de pluie Anyanja, par exemple, pour vaincre la sécheresse commettent l'inceste, ou font comparaître une femme indisposée qui se dévêt, ou encore déterrent des cadavres et les mangent (Hodgson, p. 267). Le caractère ultra-secret des rites Swazi, l'ordre donné aux gens de ne pas se disputer ou se battre tant qu'ils sont en cours, la présence de fillettes impubères (Kuper, p. 171) portent à penser qu'ils doivent comporter quelque grave violation.
Enfin Kuper note que le roi et la reine-mère régnent ensemble et sont dits être des jumeaux. On sait que dans la croyance de divers peuples les jumeaux de sexe différent auraient commis l'inceste dans le sein maternel, avant la naissance. Une telle appellation est une allusion à l'inceste. Un rite qui consiste à peindre le visage du roi et celui de la reine-mère respectivement à l'image de la pleine lune et de la demi-lune (et pendant la minorité du roi à l'image de la demi-lune et du croissant lunaire) (Kuper, pp. 220, 222) semble vouloir souligner la complémentarité du fils et de la mère.
6. Un rite analogue a lieu à la puberté du roi, établissant un lien de fraternité artificielle entre lui et deux garçons de son âge, les tinsila. Ces jeunes gens s'identifient au roi, le suivent en toute chose et sont affectés par tout ce qui l'affecte, agissant comme des « boucliers », c'est-à-dire attirant sur eux les influences qui pourraient lui nuire. Cela, disent-ils, les rend souvent souffrants, car les maux qu'ils sont censés détourner de la personne royale sont accueillis en leur propre personne (Kuper, pp. 78-83). Il serait difficile de citer un exemple plus flagrant d'interdépendance organique volontairement créée.
Le rite d'incisions qui lie le roi à la Matsebula est semblable à celui qui l'unit aux tinsila. Le roi a une seconde épouse rituelle, dite la Motsa du nom de son clan. Le rite d'incisions n'est pas pratiqué avec elle. La Motsa est déjà en relation d'interdépendance avec le souverain, puisque l'un des tinsila vient traditionnellement de son clan (Kuper, pp. 78-79).
La Motsa et la Matsebula sont dites les « mères » du peuple… on croit qu'elles sont organiquement affectées par tout ce qui arrive au roi (pp. 82-83). On peut comparer cette situation d'interdépendance des épouses rituelles du roi à celle des deux « petites mères » qui, chez les Nyoro, ont la garde du cordon ombilical et des déchets organiques du roi, ainsi que de sa couronne, et qui ont accès à sa couche. Dans le cas Nyoro, la vraie mère est éloignée pour toujours à l'intronisation de son fils et est censée demeurer chaste (Roscoe, p. 136). « Elles réalisent manifestement au nom de la mère éloignée, interdite, un inceste substitutif » (De Heusch, p. 74).
7. Au sujet des interdits d'intangibilité et de non-violence, voir L. Makarius, 1968, pp. 41-46 ; 1969, pp. 375-376 ; 1970 A, pp. 58-60 ; 1970 B, p. 691 et note 3, p. 692.
8. Comme sont dites être des « princes », par exemple, les princesses Nyoro qui ont traditionnellement des rapports avec leurs demi-frères. Elles ne doivent ni se marier ni avoir des enfants (Roscoe, p. 161). La Matsebula et la Motsa ne donnent pas d'héritiers au roi.
9. Pour le « pillage rituel », voir L. Makarius, articles cités supra, note 7.
10. Par exemple chez les Australiens. « Ils étaient couverts de la substance blanche et gluante qui se trouve à la surface de la mer. Elle est tout à fait semblable à la semence que la jeune femme eut sur elle quand l'homme Kalpu eut des relations incestueuses avec elle et déposa du sperme sur son corps (…). Elle courut à la plage et se lava » ( Warner, P. 338). Dans un mythe d'inceste des chants du Djanggawul, « le liquide séminal est symbolisé par l'écume de la mer » (Berndt, p. 304 Google Scholar et aussi pp. 21, 108, 115, 246, 274).
11. C'est l'évocation de l'inceste qui transforme la simple eau de mer dans le « puissant liquide puisé par les Belwandle » dont parle Kuper (p. 212).
12. Beidelman souligne l'ambiguïté (nous dirions l'ambivalence) de la couleur noire dans le rituel (p. 379). Le rapport de la couleur noire avec le rain-making est bien connu, et parfois est rationalisé par les indigènes par l'association avec les nuages noirs porteurs de pluie. Nous indiquerons dans un autre contexte les rapports existant entre la couleur noire et la violation magique du tabou.
13. Cf. avec le « pillage rituel » exercé par le père de jumeaux Ovaherero : Dannert, pp. 104-112.
14. Comme par exemple le roi des Kwottos du Nigeria : Haffenden, p. 283.
15. Pour ces aspects de la violation de tabou, voir L. Makarius, 1968, pp. 30, 36, 1970 B, p. 694.
16. Marwick écrit : « Il est important de noter que les guerriers qui participent aux danses de l'Incwala ne portent pas d'armes et que seuls les tindvuna (les conseillers) ont la permission de porter des lances (…). Il y a la croyance qu'un dommage sérieux résulterait d'une effusion de sang pendant la cérémonie, et par le passé celui qui versait le sang était puni de mort. Les tindvuna ont des lances afin de maintenir l'ordre. Si un garçon est blessé au cours de la lutte avec le taureau noir et si du sang est versé, la chose est considérée comme sérieuse. » Il ajoute : « Je n'ai pas su découvrir exactement quel dommage cela aurait causé, ni pourquoi le taureau était tué sans effusion de sang » (pp. 192-193).
17. P. 185.
18. Cf. Gluckman. La remarque est de Beidelman, pour lequel les chants marquent l'isolement du roi au moment où vont lui être conférés des pouvoirs surnaturels accrus (p. 401).
19. De même que sont « détestés » chez les Nyoro les gauchers et la main gauche (à cause du caractère violateur et donc impur de cette main). Cf. Needham, pp. 426 et 429, citant Roscoe.
20. Marwick, pp. 191 et 185.
21. Krige et Krige, pp. 5-6, 9-10, 12.
22. Cf. Makarius, 1961.p. 62 ss.; L. Makarius, 1968, pp. 42-43; R. Makarius, 1966.
23. Avant de se disperser, la foule chante un hymne national : « Voici l'Inexplicable — Notre Taureau I Lion ! Descend ! — Descend, Être du Ciel — Toi, l'Invaincu — Joue comme les marées de la mer — Toi l'Inexplicable, Grande Montagne… » Le vers « Joue comme les marées de la mer » serait un rappel du mouvement de va-et-vient de la mer, qui aurait évoqué l'acte sexuel lors du rite des Inkosatana.
24. Comme par exemple chez les Luba : au cours de la cérémonie d'investiture, après qu'il a commis l'inceste avec sa nièce, « dans un repas rituel on fait manger au chef (…) au moins une fois tous les mets défendus » (Theeuws, pp. 172-173). Cf. L. Makarius, 1970 B, pp. 677 ss.
25. Interdits à'intangibilité et de non-violence appliqués à un animal.
26. Voir L. Makarius, 1968, pp. 31 ss.
27. Beidelman relève que le terme silo, qui signifie en zoulou « bête sauvage » ou « monstre », est de même racine que le mot isilwane, « être comme une bête sauvage », qu'il réfère à la frénésie des guerriers assommant à coups de poings le bœuf umdvutshulwa et aux « aspects démoniaques du roi ». On appelle aussi isilwane « ce désir incontrôlable de tuer qui se saisit des nommes qui ont tué une fois et contre lequel ils doivent être purifiés ; c'est un pouvoir qui adhère même aux armes qu'ils ont employées et qui doivent être calmées et rafraîchies » (p. 389, citant Kuper, p. 159). Or ce de quoi on purifie un meurtrier et ses armes n'est autre chose que la pollution sanglante dont le meurtre l'a entaché, cause présumée du désir, qu'on lui impute, de continuer à tuer.
28. Palau Marti écrit, par exemple, qu'au Bénin « la condition sine qua non pour qu'un roi puisse être mis à mort c'est précisément de ne pas verser son sang » (p. 14).
29. Chez les Macassar et les Buginese des Célèbes, le mot désignant l'inceste, sapatana, signifie que la terre, tana, polluée par le sang d'une personne incestueuse, doit être évitée, sapa, de la manière la plus rigoureuse. Le sang des incestueux n'est jamais versé. Ils sont mis dans un sac et jetés à la mer (Frazer, II, p. 110). Une telle crainte n'explique pas seulement la défense de verser le sang des rois « divins », mais l'interdiction qui leur est souvent faite de toucher la terre.
30. Est sujet par exemple à cet interdit le petit gardien du troupeau des rois des Bakitara. Il ne doit pas non plus jouer avec les autres enfants et il sera remplacé dès qu'il arrivera à la puberté (Roscoe, pp. 96 ss.).
31. Pour la même raison on craint l'utilisation des cadavres des rois et des reines par l'ennemi. Par exemple, chez les Lovedu, la tombe de la reine-mère est gardée de crainte que les ennemis ne se servent de son corps pour en faire une puissante médecine qui détruirait le pays (Krige et Krige, p. 168). Chez les Mpwongé du Gabon, l'emplacement du tombeau du roi est gardé secret de crainte que l'ennemi ne s'empare de sa tête pour en faire un puissant fétiche (Du Chaillu, pp. 21-22).
32. Dans toutes les aires ethnographiques, des interdits de « pureté » impliquant l'abstinence sexuelle et des observances alimentaires, sont observés par les hommes qui s'apprêtent à partir pour quelque expédition dangereuse de chasse, de pêche ou de guerre ou en prévision d'une violation d'interdit.
33. Kuper rappelle que le roi Sobhuza intervint personnellement en 1938 pour apaiser un début de querelle entre les cueilleurs de la lusekwane. Pour l'ethnologue fonctionnaliste, ces mesures ont le but d'unir les gens dans une atmosphère d'amitié et de coopération, en empêchant les disputes qui pourraient être favorisées par l'excitablité que produit « un cérémonial connexe à l'alimentation et au bien-être » (p. 224). Prenant également les effets pour des causes, le roi Sobhuza, cité par Kuper, dit : « Les guerriers dansent et chantent à l'Incwala et de cette manière ils ne se battent pas, bien qu'ils soient nombreux, qu'ils viennent de toutes les régions du pays et qu'ils soient fiers et jaloux. En dansant, ils se sentent unis et ils peuvent se louer les uns les autres » (p. 224). Le roi, commente l'auteur, fait preuve de « pénétration sociologique », « pénétration » qu'on préférerait pouvoir louer sur le plan de la connaissance ethnologique.
34. Marwick écrit que le mouvement des princes poussant le roi vers l'enclos et se retirant à reculons évoque le mouvement de la mer, dont les ondes viennent se briser sur le rivage et se retirent (p. 190). Nous avons vu quel symbolisme se cache derrière cette image.
35. Op. cit., cité par Marwick, id.
36. Ainsi apparaît le double rôle de l'épouse rituelle, liée au souverain par le rapport artificiel de consanguinité. En tant que consanguine elle est l'épouse incestueuse, dont le simple contact implique la pollution. Mais, en tant que consanguine et donc interdépendante, elle a la vertu de « prendre sur elle » la pollution du roi : elle est la sisulamsiti, « celle qui prend sur elle l'obscurité des médecines » et en soulage ainsi le souverain, tout comme les tinsila, unis au souverain par un lien identique, prennent sur leurs personnes les maladies et les mauvaises influences qui le menacent. Les rapports du roi avec la Matsebula explicitent les contradictions contenues dans la notion d'interdépendance et fournissent un excellent exemple de cette faculté d'abstraire et de diriger l'intention dont Hubert et Mauss ont indiqué l'importance. Vue comme épouse consanguine, la Matsebula représente l'inceste, donc la pollution ; vue comme un insila féminin, elle pourvoit à la purification. La relation entre elle et le roi reste la même, c'est celle de l'interdépendance organique, créée par l'échange de sang ; l'acte accompli est le même, c'est l'acte sexuel. Mais il aura suffi de regarder cette situation de points de vue différents, dans des contextes d'intention opposés, pour que l'épouse rituelle représente soit la pollution, soit ce qui délivre de la pollution : pour qu'elle soit, en d'autres mots, une chose et son contraire.
37. Les vieillards Swazi disent que si du sang est versé dans les villages du roi le pays entier en sera pollué (p. 108). La crainte du sang, également, empêche le roi et ses proches d'assister aux accouchements (p. 74).
38. Kuper dit que le roi doit subir la purification finale, kupotfula, qui signifie « tourner autour », « normaliser » (p. 220). Beidelman remarque que ce verbe zoulou a d'autres significations, dont « purifier rituellement après une mort ou un accouchement » (p. 400).
39. En sachant que, dans les rituels royaux, la violation de tabou est parfois accompagnée, ou remplacée, par une autre violation majeure, le meurtre de consanguins, ou simplement des meurtres d'humains, et que, dans le rituel Swazi, il n'y a pas actuellement de meurtres humains — on peut formuler l'hypothèse que la mise à mort du bœuf umdvutshulwa soit un rite de remplacement d'un sacrifice humain. L'hypothèse se présente aussi qu'elle soit la substitution du meurtre du roi qui, comme on le sait, est un des aspects du complexe de la royauté « divine ». Comme l'a observé Marwick, il s'agit d'une mise à mort non sanglante. D'autre part, cet auteur indique que, quand le bœuf sort de l'enclos pour être livré à ses persécuteurs, le roi (qui l'a déjà frappé d'une baguette) le tient par la queue. Marwick dit que ce serait pour marquer l'identité de l'animal, mais cela pourrait aussi représenter une expression d'identification avec le roi (p. 188).
40. Nous avons indiqué ailleurs les rapports entre les phénomènes superstructurels et l'infrastructure dont ils sont l'émanation. Makarius, 1961, pp. 74, 336 ss.