Les sensations de faim ou de soif, de chaud ou de froid, la fatigue ou les douleurs bénignes, objectivent banalement l’équilibre invisible entre être un corps et avoir un corps au privilège de ce dernier, ce qui est plus net encore lors de douleurs durables et de maladies graves. Je suis d’autant plus mon corps que je dispose du pouvoir d’être, d’agir et de paraître comme je le veux. Mais cette distance au corps-objet est aussi possibilité d’aliénation de moi à moi. De plus, visible par autrui, mon corps ne peut se soustraire à son regard, mais il saura lui signifier malaise et souffrance. Arthur Tatossian a montré comment et en quoi dans une passion de l’avoir, la conduite hypocondriaque vit le corps objet comme un type très particulier de possession, celle de l’objet de collection. Le corps réalise alors le paradoxe de ne pas avoir valeur d’usage – plus il est précieux, moins il doit être touché, donc utilisable – mais valeur d’échange. Le corps ici n’est pas un outil mais un signifiant : il importe qu’il soit visible et vu car il représente l’invisible, comme les objets historiques évoquent le passé, les objets exotiques, le lointain, les portraits, l’absent ou le disparu, les reliques, le sacré. D’où la confusion entre le médecin et le patient : le médecin identifie le corps du patient comme un instrument à réparer alors que celui-ci lui demande de confirmer l’invisible et pour ce faire présente son corps comme signe de tout ce qu’il déplore dans le présent et dans le passé : la carence ou les imperfections de son corps et de son être, de ses proches, de ses relations affectives et de son enfance. D’où la nécessité pour le thérapeute de ne pas confondre les buts et les moyens.