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Joël Chandelier et Aurélien Robert (dir.), Frontières des savoirs en Italie à l’époque des premières universités (xiiie-xve siècle), Rome, École française de Rome, 2015, 568 p.

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Joël Chandelier et Aurélien Robert (dir.), Frontières des savoirs en Italie à l’époque des premières universités (xiiie-xve siècle), Rome, École française de Rome, 2015, 568 p.

Published online by Cambridge University Press:  12 January 2023

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Abstract

Type
Livres et circulation des savoirs (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

La question des délimitations des savoirs spécifiques est récurrente dans l’historiographie, où la crainte de l’anachronisme a pu servir à légitimer un certain relativisme. Comme l’expliquent Joël Chandelier et Aurélien Robert, l’historien est pris entre deux écueils : l’« archéologie » d’une discipline (qui risque d’exclure ce qui sort du cadre rétrospectif) et la dilution dans une approche globale des savoirs (qui ferait perdre toute pertinence aux disciplines – un risque mortel pour l’histoire des sciences). Rejetant l’externalisme sommaire qui voudrait expliquer ces délimitations par des enjeux extérieurs au contenu même des savoirs, ils optent pour une approche pragmatique qui parcourt, selon le degré de pertinence de l’objet, un champ étiologique large incluant la « pratique des savoirs » (expression usée, mais qui a un sens dans ce volume) dans une histoire attentive aux contenus.

Ce recueil se concentre sur l’Italie des trois derniers siècles du Moyen Âge, puisque cet espace, en plus de constituer le berceau de l’humanisme, bénéficie d’un triple privilège : la densité de son milieu universitaire, l’éclat des cours princières, et le dynamisme des cités. Trois disciplines structurent l’ouvrage : la rhétorique, le droit et la médecine. C’est en partant de l’étude de ces disciplines que les contributeurs mettent en évidence les frontières et les incursions plus ou moins profondes dans d’autres disciplines.

La rhétorique, lato sensu, croise ainsi le droit dans la contribution d’Arnaud Fossier, qui montre les relations étroites qui se nouent entre les « pratiques du droit » et celles du dictamen, comme l’atteste l’exemple de Thomas de Capoue (v. 1185-1239), auteur à la fois d’une ars dictandi, destinée à enseigner aux professionnels de l’écrit le « style curial », et d’un « formulaire », recueil de « patrons d’actes ou de lettres dépersonnalisées » (p. 86). L’exemple permet de nuancer la barrière séparant les actes écrits des simples lettres. Néanmoins, c’est non seulement vers le droit (selon un héritage cicéronien), mais aussi vers l’exégèse et la théologie que s’ouvre l’ars dictaminis, étudié longuement par Benoît Grévin. Cet art de composer en « latin orné » acquiert une prétention à des compétences exégétiques et théologiques à travers le développement de la technique de la transumptio (l’élaboration de métaphores). La transumptio débouche sur le dessein « quasi-prophétique » (p. 35) de révéler les liens de la machina mundialis. Il s’agit d’une véritable « idéologie » consistant à ériger la domination de l’ars dictaminis sur toutes les disciplines – idéologie qui culminerait à la cour sicilienne dans les années 1230-1260.

C’est à une autre frontière intellectuelle que s’attache l’étude de Clémence Revest, celle jadis supposée infranchissable entre l’humanisme et le monde universitaire au Quattrocento. Elle met ainsi en évidence le rôle important joué par discours cérémoniel (à Padoue) dans l’introduction d’une nouvelle conception des savoirs orientée selon les studia humanitatis, qu’il s’agisse de la manière de se représenter les disciplines ou de l’imaginaire qui se déploie (avec un rapport très spécifique à l’histoire ancienne). C. Revest parle à ce sujet de « révolution de velours » (p. 140).

Le domaine du droit rencontre, lui aussi, d’autres disciplines, en particulier la théologie, alors même que, comme le rappelle Raphaël Eckert, les juristes tendaient à revendiquer avec force l’autonomie de leur science. Dans cet ouvrage collectif, ces interférences entre les deux domaines sont approchées de quatre manières. D’abord, par une comparaison : Silvia Di Paolo examine les points de vue des canonistes et des théologiens du Quattrocento sur le versement de la procuratio (c’est-à-dire des frais d’entretien pour une visite pastorale) et en montre les influences réciproques. Ensuite, par l’étude des allégations d’œuvres non juridiques dans les écrits juridiques : c’est ce que fait R. Eckert chez un auteur du xive siècle, Luca de Penne, en montrant la réalité et les limites de cette ouverture disciplinaire.

Ces interférences peuvent encore être saisies par l’étude des emprunts des théologiens au domaine du droit. L’importation de principes du droit romain vers des domaines comme la théologie est suggérée par l’étude d’Emanuele Conte sur le De regulis iuris, le commentaire de Bulgarus au Digeste. Celui qui compte parmi les premiers maîtres de Bologne aborde la question cruciale de l’élaboration de principes généraux réalisée en comparant des cas particuliers. Les commentaires au texte de Bulgarus ont permis le franchissement de deux frontières : l’une, disciplinaire, puisque des éléments de réflexion juridique ont été sollicités dans un contexte théologique ; l’autre géographique, puisqu’on décèle une diffusion en Europe du Nord.

Enfin, c’est directement le regard des théologiens sur le droit qui peut révéler un indice de ces interférences. En analysant les trois œuvres de théologiens du xiiie siècle, Iacopo Costa montre comment, mus par des préoccupations théologiques, Thomas d’Aquin, Guiral Ot et Gui Terrena font apparaître un droit conçu, non selon une délimitation institutionnelle, mais comme un « fait humain complexe » – leur cadre de réflexion étant surtout celui de l’Éthique à Nicomaque.

La médecine constitue le troisième domaine exploré par l’ouvrage. Deux intersections sont étudiées : avec le droit et avec la théologie. La première se réalise dans les expertises médicales. Joël Chandelier et Marilyn Nicoud, en dépouillant un grand nombre de sources (Libri inquisitionum, consilia, etc.), parviennent à mettre en lumière l’existence d’une médecine légale (détermination du caractère mortel ou non d’une blessure, de l’existence d’un empoisonnement, etc.), même si celle-ci n’est pas théorisée en tant que telle. Ce faisant, ils révèlent les tensions entre les exigences des juristes (une réponse tranchée) et le caractère prudent du jugement médical.

Pour la seconde intersection, Aurélien Robert se penche sur le milieu des théologiens de la cour angevine de Naples. Il montre notamment comment Jean de Naples, dans ses Quodlibets, manifeste une volonté d’affirmer la supériorité du théologien sur le médecin en faisant prévaloir le point de vue de ce premier pour des questions comme celle consistant à déterminer si le médecin qui sait que le malade va mourir doit le lui révéler ou bien celle de l’avortement. Jean de Naples s’exprime bien en théologien, et c’est à ce titre qu’il s’affirme comme « artisan de ces frontières » (p. 347).

Une lecture attentive du contenu de la célèbre invective de Pétrarque contre les médecins permet de révéler un autre jeu entre disciplines que celui qu’on avait pris l’habitude de voir. Longtemps, on a pensé que Pétrarque s’en prenait à la médecine au nom de la défense de la rhétorique et pour contrer les ambitions philosophiques des médecins. Christian Trottmann montre que, en réalité, c’est avant tout en philosophe que le poète mène ce combat : il défend « une conception socratique de la philosophie comme éthique » (p. 385) contre la philosophie à prétention cosmologique de la scolastique aristotélicienne.

Toutes ces approches sont avant tout fondées sur une lecture du contenu des sources, soigneusement contextualisées. Mais le volume laisse aussi une place à une histoire plus institutionnelle, voire à une histoire matérielle. Carla Frova se penche ainsi, dans les sources institutionnelles de l’université de Pérouse, sur le lexique de la désignation des maîtres. Si les titres honorifiques (illustris, prudens, etc.) renvoient à la dignité de ceux-ci indépendamment de leur discipline, le titre de magister, en revanche, est réservé aux médecins et aux artiens, celui de dominus aux juristes.

L’histoire des bibliothèques fait également l’objet de deux contributions. Donatella Nebbiai dresse un tableau très suggestif des bibliothèques italiennes, en soulignant le rôle des institutions religieuses (en particulier les ordres mendiants) et celui des particuliers et des lettrés. Sonia Gentili et Sylvain Piron définissent la bibliothèque du couvent de Santa Croce comme « une bibliothèque de lecteurs et de bibliophiles, non pas d’auteurs et de copistes » (p. 506), mais, ses fonds, ajoutent-ils, se révèlent potentiellement riches d’informations grâce aux nombreuses annotations que l’on trouve dans les codices, susceptibles, selon eux, de mettre en lumière des cercles d’intellectuels florentins. Au cours de cette étude, l’hypothèse de Luciano Gargan selon laquelle Dante aurait étudié la philosophie pendant trente mois à l’université de Bologne est réfutée par S. Gentili, qui avance des arguments en faveur de la fréquentation par le poète de la bibliothèque du couvent florentin.

Les manuscrits eux-mêmes sont abordés de front dans deux contributions. Jean-Patrice Boudet présente les manuscrits de magie d’origine italienne du xive au début du xvie siècle, en montrant la difficulté de délimiter la magie durant cette période. La frontière qu’il cerne est aussi celle de la licéité, et il est conduit, au regard de la datation des premiers témoins exposant des textes magiques signés de leur auteur (une datation posthume), à nuancer ou à retarder l’avènement de la « libération de la parole magique » que l’auteur de cette recension avait proposé de situer vers la fin du xive ou au début du xve siècle en Italie centro-septentrionale. On pourrait cependant répliquer que les copies plus tardives reposent nécessairement sur des originaux (puisqu’il y a peu de chances qu’il s’agisse d’apocryphes). Chiara Crisciani, Roberto Lambertini et Andrea Tabarroni étudient quant à eux deux codices de la première moitié du xive siècle, comprenant des questions médicales, où le problème des frontières entre médecine et philosophie naturelle est récurrent, comme le montre une première approche lexicale et thématique qui, de l’aveu même des auteurs, ne dispense pas d’une analyse précise des textes.

Cette remarque semble fondamentale. Pour approcher une question conceptuelle comme celle des « frontières des savoirs », rien ne remplace la lecture des sources et, en particulier, l’analyse des contenus doctrinaux, qui reste le cœur de l’histoire intellectuelle. Les approches matérielles (études des bibliothèques, analyse des marginalia), pour passionnantes et remarquables qu’elles soient en elles-mêmes (comme en témoignent celles réunies dans cet ouvrage), ne peuvent fournir que des indices indirects. Le volume évite l’impasse consistant à s’en tenir à la théorisation, parfois très formelle, des frontières des savoirs, comme ce pourrait être le cas dans les classifications des savoirs. Les études de contenu saisissent ce que plusieurs auteurs appelleraient peut-être des « pratiques de savoir », mais qui pourrait simplement être nommé le savoir en acte, c’est-à-dire la pensée, le raisonnement, l’expertise tels qu’ils se déploient vraiment sous la plume des auteurs.

Érudites et détaillées en un volume assez cohérent, ces contributions offrent non seulement un tableau renouvelé des savoirs dans l’Italie des derniers siècles médiévaux, mais aussi des leçons de méthode pour approcher la question de l’interférence entre les disciplines. Dans sa conclusion, Luca Bianchi suggère plusieurs pistes de recherche, et notamment la question d’une éventuelle liberté intellectuelle supérieure dans cette Italie où les diverses formes de savoir « dialoguent », ainsi que la question d’un fond culturel commun. Il est certain que les différentes approches mises en œuvre dans ce livre, qui servira indubitablement de référence, indiquent la bonne direction à suivre pour y répondre.