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Séverin Duc, La guerre de Milan. Conquérir, gouverner, résister dans l’Europe de la Renaissance, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019, 360 p.

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Séverin Duc, La guerre de Milan. Conquérir, gouverner, résister dans l’Europe de la Renaissance, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019, 360 p.

Published online by Cambridge University Press:  26 April 2023

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Abstract

Type
Guerre et violences politiques (de l’Antiquité à l’âge des Révolutions) (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Ce livre s’intéresse aux conflits pour le contrôle du stato de Milan qui opposent, entre 1515 et 1530, le roi de France François Ier, l’empereur Charles Quint et les Sforza. Cette lutte à trois pour la mainmise sur la plaine lombarde, l’un des espaces les plus riches et les plus convoités d’Europe, est analysée par Séverin Duc au prisme de la notion de « champ de forces », qui vise à rendre compte de l’évolution constante du rapport de forces politique dans la région, au gré des retournements d’alliances, de l’importance des troupes disponibles et des exigences fiscales des occupants, français ou impériaux, qui braquent inévitablement les Milanais.

L’ouvrage suit une progression chronologique : la première partie est consacrée à l’étude du Milanais royal sous domination française entre 1515 et 1522. François Ier, après son entrée dans Milan, qui rejoue les rites habituels des entrées princières dans les « bonnes villes » du royaume, reçoit le serment de fidélité de ceux qui, par droit de conquête, sont désormais ses nouveaux sujets et confie le commandement au connétable de Bourbon, habile négociateur. Pendant quelques mois, celui-ci se révèle capable de séduire les nouveaux sujets du roi de France, en dépit de la recomposition par le pouvoir royal des institutions et des pouvoirs locaux. Son remplacement par le maréchal de Lautrec, en mai 1516, change la donne et marque le début d’une succession de malentendus qui atteste l’écart entre la culture politique des Valois, qui attendent de leurs sujets obéissance et déférence, et celle des Milanais, qui rechignent à acquitter les sommes considérables exigées par leur nouveau souverain. La cité lombarde, traversée par des factions, entend négocier pied à pied chaque concession au nouveau maître de la ville. Face aux familles gibelines pro-impériales et réputées francophobes, les Français s’appuient sur des clans guelfes comme celui des Trivulzio. Les logiques de vendetta et les tensions entre grandes familles milanaises compliquent la tâche de Lautrec alors que les exigences fiscales de la monarchie pour solder les Suisses, payer les garnisons du Piémont et défendre les conquêtes ultramontaines suscitent rapidement la défiance, puis la haine des Milanais : le royaume de France se révélerait incapable de se transformer en « monarchie composite ». Habité par ce que S. Duc décrit comme une « angoisse obsidionale » (p. 115), alors qu’il sent le stato lui échapper, Lautrec gouverne avec brutalité, multiplie les listes de proscrits, qui, partisans de Sforza ou de l’Empereur, prennent le chemin de l’exil et s’agitent aux frontières du duché. Ces rebelles entretiennent un état endémique d’insécurité et sont traqués par les Français alors que la guerre reprend. S. Duc dépeint le projet de Lautrec comme celui d’une éradication des opposants, en particulier des bannis. Se déploierait alors une cynégétique du pouvoir fondée sur la traque des rebelles, une « prédatocratie » qui tenterait, par une politique terroriste, de conserver l’initiative, alors que le duché semble échapper aux Français.

La deuxième partie de l’ouvrage étudie le retour du duc de Milan, Francesco II Sforza, dans son fief, entre 1521 et 1525, qui aboutit à des recompositions au sein des institutions civiques pour promouvoir fidèles ou ralliés, même si l’agitation francophile continue. Offres d’amnistie suivies de jugements par contumace et de proscriptions frappent les soutiens des Français. Concurrents ou perçus comme tels sont assassinés, à l’exemple d’Ettore Visconti. Mais le pouvoir sforzesque doit céder, aux Français d’abord, qui entrent dans Milan en octobre 1524, aux Impériaux ensuite, maîtres du jeu après la capture du roi de France à Pavie.

La dernière partie de l’ouvrage s’attarde sur la période de domination hispano-impériale sur le stato, entre 1525 et 1530. L’auteur analyse les méthodes mises en œuvre par les lieutenants de Charles Quint, Pescara et Antonio de Leyva entre autres, pour contrôler Milan. Leurs troupes sont présentées comme autant de Conquistadores qui s’emparent du Milanais de la même manière que leurs frères d’armes provoquent l’effondrement, outre-Atlantique, des Empires aztèques et incas. Pour contrôler la ville, les Hispano-impériaux quadrillent l’espace urbain. Comme au temps de la domination française, le logement des gens de guerre, véritable impôt en nature qui pèse sur les populations occupées, leur vaut rapidement l’hostilité des habitants. L’année 1526 est ainsi marquée par plusieurs tumulto, rapidement réprimés, alors que Sforza est assiégé dans sa citadelle. S. Duc décrit une stratégie contre-insurrectionnelle mise en œuvre par la garnison hispano-impériale. Les troubles éclatent en février puis en avril 1526 alors que les troupes, non soldées, vivent chez l’habitant. Le popolo se soulève et les émeutes provoquent une cinquantaine de morts. Mais c’est en juin 1526 que se déroulent les heurts les plus violents. Au son du tocsin, les Impériaux se replient avant d’entamer des opérations méthodiques de reconquête de la ville : incendie, sac, pillage, viols frappent alors les révoltés. La répression de l’insurrection débouche finalement sur une domination impériale de la cité que S. Duc lit à l’aune d’une dialectique de la chasse et du pastoralisme. Traquer et abattre les loups et les rebelles d’abord, ce qui passe par la constitution de longues listes de proscrits et de bannis ; prélever, de gré ou de force, les ressources nécessaires à l’entretien des troupes sommées de vivre sur le pays surtout ; prendre soin des bons sujets obéissants, qui doivent paître comme des brebis sous l’égide de Charles de Bourbon, désormais au service de Charles Quint, enfin.

Très classique dans son plan chronologique, ce volume propose une histoire des imaginaires du pouvoir dans le Milanais du début du xvie siècle. Si l’introduction enlevée pose des bases conceptuelles très ambitieuses en proposant d’appliquer au territoire du stato de Milan le concept bourdieusien de champ de forces, on peine, dans le corps du texte, à mesurer les apports de ces emprunts aux sciences sociales. L’ouvrage reprend une chronologie et un espace travaillé par l’historiographie récente (que l’on songe, pour la seule historiographie française, aux travaux de Benjamin Deruelle sur la culture chevaleresque ou de Julien Guinand sur les campagnes des armées du roi de France en Italie entre 1515 et 1557) et s’appuie en partie sur des sources connues (Marino Sanudo constitue une référence essentielle dans de très nombreux développements). Or les acquis de cette historiographie manquent parfois : certaines formules, quoiqu’élégantes et percutantes, paraissent exagérées. Il est peut-être excessif de qualifier le demi-blocus de Milan entrepris par les Français à l’automne 1523 de « guerre à outrance » (titre du chapitre 5), de « guerre cruelle » (p. 203), ou de « guerre sans fin » (p. 20). L’idée d’une extrême violence des guerres d’Italie, sous-jacente, portée par des formulations parfois outrées, peine à convaincre. Comme l’a montré J. Guinand, la guerre en Italie est conduite avec pragmatisme, calcul, souci de l’économie des forces, et l’emploi de la violence y est toujours mesuré, réfléchi, proportionné aux objectifs des belligérants et aux moyens humains, financiers et matériels disponibles, ce qui n’exclut évidemment pas, ponctuellement, des phénomènes de franchissements de seuils de violence et de montée aux extrêmes nourris par les représailles ou par un discours d’altérisation de l’adversaire inhérent aux conflits armés. De même, la brutalité de la répression de ceux que le pouvoir qualifie de rebelles n’est guère étonnante, pas plus que la sévérité des jugements rendus par contumace, même si cette violence politique est ici accentuée par la culture de la vendetta.

Comme ailleurs, les pouvoirs qui se succèdent dans la cité lombarde alternent entre répression des opposants, amnésie/amnistie, grâce et négociations. Le dialogue asymétrique entre le souverain et ses sujets n’est jamais rompu. Quant aux concepts de « prédatocratie » et de « cynégétique du pouvoir » qui renvoient aux travaux pionniers d’anthropologie historique de la violence analysant la guerre comme chasse, leur emploi interpelle. Il ne paraît guère surprenant que des troupes d’occupation mal payées vivent sur le pays en volant et en pillant en un temps où la guerre doit nourrir la guerre, alors que les recettes des États ne suffisent jamais à acquitter les soldes. Sous la plume de S. Duc, la guerre reste le plus souvent appréhendée comme une somme de violence illimitée et l’éventuel écart entre imaginaires de violence et pratiques n’est que rarement interrogé. Bien sûr, la guerre tue, les soldats pillent, la violence est présente et les troupes répriment les révoltes. Mais l’enjeu d’un travail sur la violence n’est-il pas de s’efforcer de mesurer celle-ci, d’identifier des seuils, des niveaux de violence, et de mieux distinguer discours, imaginaires, effets de sources et pratiques combattantes ? Les titres de certains paragraphes, « des Français à la lisière des vêpres » par exemple, sont à la limite de l’histoire contrefactuelle : sans doute cet imaginaire vespéral hante-t-il les Français enfermés dans Milan entre octobre 1524 et février 1525, sans doute les Milanais sont-ils travaillés par la crainte millénariste de l’imminence de la fin des temps au cours de l’année 1524, mais ces représentations apocalyptiques ne se concrétisent guère.

L’ouvrage aurait certainement gagné à recentrer l’analyse sur une histoire sociale des Milanais ballottés entre ces trois pouvoirs. Aurait-il été possible, au vu des sources disponibles, de retracer les trajectoires d’ascensions ou de descensions sociales des grandes familles milanaises, pro-impériales, sforzesques ou francophiles, au gré des recompositions du pouvoir local, avec leurs lots de récompenses, de promotions, de punitions, de proscriptions, d’exils et de confiscations ? Une telle approche aurait permis de mieux cerner les répercussions des mutations politiques sur les élites milanaises et leur recomposition sur la longue durée. Une étude plus précise de la sociologie et de la culture politique et civique de ce popolo, prêt à abaisser le rideau de ses boutiques pour prendre les armes, était-elle envisageable ? Enfin, il aurait été utile, en conclusion, de resituer le cas milanais dans l’Europe du premier xvie siècle et de le comparer avec d’autres espaces de marches, conquis et reconquis, afin de mieux mesurer l’éventuelle exceptionnalité, ou au contraire l’exemplarité, de cet espace, pour qui s’intéresse à l’incidence des transferts de souveraineté sur les villes.

Cette contribution à une histoire des imaginaires et des pratiques du pouvoir dans le Milanais au début du xvie siècle, très utile pour l’histoire des États européens et servie par une écriture agréable, n’emporte pourtant pas pleinement l’adhésion : la thèse d’une prédatocratie, d’une cygénétique du pouvoir et d’une domination brutale exercée par les différents pouvoirs sur le stato de Milan, fondée sur une violence « irréfrénée », paraît à la fois intuitive et quelque peu excessive.