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Roberto Poma et Nicolas Weill-Parot (dir.), Les utopies scientifiques au Moyen Âge et à la Renaissance, Florence, Sismel-Edizioni del Galuzzo, 2021, xviii-386 p.

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Roberto Poma et Nicolas Weill-Parot (dir.), Les utopies scientifiques au Moyen Âge et à la Renaissance, Florence, Sismel-Edizioni del Galuzzo, 2021, xviii-386 p.

Published online by Cambridge University Press:  12 January 2023

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Abstract

Type
Livres et circulation des savoirs (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Comment comprendre la capacité de la pensée scientifique à modéliser, par diverses projections, le progrès et les innovations qu’elle entend faire aboutir ou se donne comme cibles ? Pourquoi la réflexion des savants choisit-elle parfois de se projeter presque hors d’elle‑même, dans une rationalité encore hors d’atteinte, pour mieux s’affirmer, se construire, susciter l’intérêt ou convaincre ? Pour aborder ces questions, le volume se propose d’observer les cas pour lesquels la réflexion scientifique médiévale et renaissante peut se concevoir à l’aune de l’utopie, envisagée comme forme de pensée. Les seize articles qui le composent sont issus d’un colloque international qui s’est tenu en 2017 et sont rassemblés par deux de ses organisateurs. La table des matières le prouve immédiatement : l’ouvrage bénéficie de la convergence de spécialistes d’histoire et d’histoire des sciences, de littérature et de philosophie pour donner toute sa valeur au concept qu’il entend interroger.

Une telle diversité définit aussi l’empan chronologique large des études proposées, depuis la dynastie des Abbassides et ses automates évoqués par Anna Caiozzo jusqu’aux utopies de Johannes Kepler, Tommaso Campanella et John Wilkins qu’étudient Simonetta Bassi, Roberto Poma, Thibaut Maus de Rolley et Koen Vermeir. À cette vaste période sondée s’ajoute la diversité des langues et des cultures. Si les utopies des textes scientifiques européens, pour des raisons socio-culturelles évidentes, s’expriment d’abord en latin, ce dernier n’a pas le monopole de la « libido inveniendi » (p. xvii), comme le montrent plusieurs études où les textes en langues vernaculaires occupent la place centrale. Dans tous les cas, le terme même, utopia, n’est pas attesté avant l’œuvre fondatrice de Thomas More en 1516, et cet anachronisme stimulant est au cœur du projet de l’ouvrage.

En effet, la grande diversité des textes, des auteurs et des objets étudiés au fil du volume a pour principal intérêt de toujours interroger sous de nouvelles facettes l’utopie : plutôt que d’appliquer mécaniquement cette notion, le recueil propose une problématisation sans cesse renouvelée de sa validité conceptuelle. Tout l’intérêt consiste ainsi à voir comment l’utopie constitue un outil heuristique à même d’éclairer des processus attestés dans les sources utilisées.

C’est à l’introduction que revient le mérite de cerner efficacement la notion pour mettre au jour les lignes d’exploration. Dans la continuité du livre récent de l’un d’entre euxFootnote 1, les directeurs d’ouvrage proposent une définition, méthodique et solide tout en restant ouverte, de l’utopie scientifique. L’exercice est nécessaire tant il serait possible d’en faire dériver l’application vers l’invention (qui en serait la réalisation effective), le merveilleux (qui reste fondamentalement inexplicable) et l’imagination scientifique en général. C’est donc à partir de cinq critères essentiels que l’utopie scientifique se définit : sa « projectivité », l’effort de rationalisation qui préside à sa conception, son caractère extraordinaire, sa nature profondément flottante entre le possible et l’impossible de sa réalisation et la conscience nécessaire par son auteur de son aspect actuellement irréalisable.

Il faut néanmoins bien préciser que l’enthousiasmant répertoire d’études de cas que constituent les diverses contributions ne mobilise pas avec le même systématisme ces critères fonctionnels. La grande extensivité de l’utopie entraîne alors la lecture vers des applications quelque peu éloignées de cette problématique initiale. Sa valeur conceptuelle semble parfois se diluer dans certains articles, où l’on quitte le questionnement épistémologique pour des conclusions qui enrichissent le sujet mais restent parallèles, plutôt que convergentes, à l’unité d’ensemble.

Conçues donc comme des objets scientifiques dont la réalisation est impossible dans l’actualité scientifique où se trouvent leurs inventeurs, les différentes utopies scientifiques se déclinent en trois catégories qui fournissent le plan de l’ouvrage. La première section, composée de six articles, est consacrée aux machines et prouve la place centrale de la réflexion technique quand il s’agit de penser les possibles de la production scientifique. L’optique est aussi abordée par Alain Boureau, qui détaille la façon dont la camera oscura de Richard de Mediavilla permet de modéliser la capacité (satanique) de manipulation des images. Cet article, comme les exemples optiques de Roger Bacon analysés par N. Weill-Parot et l’étude de Thibaut Maus de Rolley et Koen Vermeir dédiée à la pensée du vol chez John Wilkins, montre qu’il est impossible d’opposer frontalement utopie et expérimentation tant celles-ci sont de fait associées dans les systèmes scientifiques de leurs auteurs. Pour Wilkins, l’entraînement et les expériences diverses permettent ainsi de creuser l’écart entre l’aspiration utopique et sa réalisation.

Une deuxième section rassemble cinq articles autour du thème du corps humain, en étudiant diverses utopies médicales, chirurgicales et anatomiques. On y retrouve notamment l’idée de la prolongation éternelle de la vie et la recherche essentielle, en particulier à la Renaissance, d’un corps parfaitement équilibré, à même de se construire comme une machine physiologique optimale et immortelle. À ce propos, Roberto Poma, Violaine Giacomotto-Charra et Agostino Paravicini Bagliani soulignent l’importance, dans cette aspiration, de l’équilibre comme idéal social et politique, où le corps de l’homme et celui de la cité se répondent.

Enfin, dans la dernière section du volume, quatre contributions se penchent sur de « pures expériences de pensée » (p. xv) qui ne visent pas la réalisation concrète. Elles permettent dès lors d’interroger de manière plus approfondie encore la notion d’utopie, comme le fait Marion Lieutaud à propos de la cosmologie de Giordano Bruno. De même, l’étude passionnante de Maria Sorokina, qui propose de voir dans quelle mesure la spéculation scientifique médiévale sur la physique du monde après l’Apocalypse suit un raisonnement utopiste, permet de déployer avec méthode et enthousiasme ce qui fonde la réflexion utopiste et ce qui ne peut y être réduit. La « science des mondes non-présents » qu’elle met au jour fournit ici un contrepoint efficace.

Par cette tripartition des objets utopistes attestés au Moyen Âge et à la Renaissance, le volume permet une appréhension claire et efficace de ce sujet toujours soumis à des variables d’ajustement et d’application. La structure de l’ouvrage est de plus soutenue par des lignes de force, évoquée dès l’introduction, que l’on retrouve d’article en article.

La première, qui nous semble essentielle, est celle du recours à la fiction dans la construction du raisonnement scientifique, comme l’avait déjà montré Frédérique Aït-Touati à propos des voyages vers la Lune et à laquelle plusieurs réflexions, comme celle de S. Bassi, font ici échoFootnote 2. Loin d’opposer la raison et l’imagination, les exemples étudiés permettent de voir comment l’utopie, jamais scientifiquement invalide, fonctionne comme une éternelle stimulation. La réflexion sur les automates littéraires que propose Jonathan Morton illustre précisément la manière dont l’utopisation de la science permet son infinie continuation dans la fiction. Anne-Pascale Pouey-Mounou souligne aussi comment différentes traditions d’écriture et de pensée viennent se superposer, chez Rabelais, dans l’invention du bouclier de messere Gaster, et donc la nécessité de comprendre celui-ci au sein d’une économie fictionnelle et d’un réseau intertextuel. Le critère essentiel de l’oscillation entre possible et impossible dote ainsi d’une valeur intellectuelle et épistémique essentielle le recours à la fiction non seulement pour dire mais aussi pour penser la science.

Le critère de projection appelle lui aussi des réflexions intéressantes puisque, à côté d’une aspiration prospective au progrès scientifique, certains articles montrent que l’utopie n’est pas tant dirigée vers le futur que vers le passé. Cette vision rétrospective s’exprime dans les romans qui font intervenir les automates étudiés par J. Morton ou dans la pensée de Roger Bacon qu’analyse N. Weill-Parot. V. Giacomotto-Charra montre également que la recherche d’un équilibre du corps humain, à partir de la définition du tempérament ad pondus, est pensée, à la Renaissance, comme un retour à l’état adamique prélapsaire et que l’utopie peut aussi, partant, se faire reconquête. R. Poma souligne, à propos de la même réflexion sur l’équilibre du corps humain, qu’elle met en jeu un savoir qui n’est pas tant à venir que (dé)passé : la tempérance et les humeurs sont déjà la base de la pensée physiologique médiévale. Ici, l’utopie ne porte donc pas sur le contenu du savoir mais sur son usage.

On croise alors une autre ligne de force essentielle à la notion d’utopie : sa valeur politiqueFootnote 3. S’il est bien annoncé comme non conditionnel à sa définition, cet enjeu politique de l’utopie scientifique reste indéniable, tant les articles montrent comment il s’agit, à chaque fois, de penser un possible qui ne va pas sans conséquence sur l’organisation sociale et civique. À ce titre, le premier article d’A. Caiozzo donne bien le ton, en montrant comment l’imaginaire technique que déploient les automates orientaux est indissolublement lié à une mise en scène du pouvoir du prince. Guido Giglioni rappelle de même comment la conception, utopiste, de l’urbanisme de Leon Battista Alberti est liée au désir de justice auquel doit répondre la ville idéale. Évidemment, l’utopie, dans son émergence première, est bien un espace de gouvernement idéal et le progrès scientifique doit être pensé dans la perspective de la cité.

En lien étroit avec cet enjeu politique et moral, les articles pointent surtout que l’utopie scientifique est un espace essentiel pour une réflexion interne sur les conditions de création, de pratique et d’emploi de la science. Danielle Jacquart montre ainsi que les relations entre médecine et chirurgie peuvent aussi être conçues, chez les auteurs médiévaux, en termes d’utopie épistémologique et socio-culturelle. N. Weill-Parot rappelle sa valeur unifiante pour penser la production de Roger Bacon après 1250, en lien avec les fondements de sa scientia experimentalis, en particulier dans le cas de l’optique. Il s’agit aussi, pour le savant qui projette sa pensée dans l’avenir, de s’insérer dans une chaîne de relation qu’il peut prolonger comme refuser, comme l’illustrent les exemples de John Wilkins, de Rabelais et de Giordano Bruno. L’utopie exprime le temps long de la recherche et de la réflexion, l’enjeu d’inscription sociale et politique des savoirs, la conscience réflexive du savant au travail.

L’utopie scientifique, en plus d’inciter à l’innovation et de penser la science dans ce qu’elle peut construire, est donc aussi un lieu permettant de réfléchir à sa propre pratique scientifique et au réseau, social, culturel, historique et discursif, dans lequel elle s’insère. L’ensemble du volume, par la mise en lumière de cet enjeu, montre que l’utopie est, en cela, une notion à même de rendre compte de bien des processus intellectuels dans l’histoire des sciences.

References

1 Nicolas Weill-Parot, Le vol dans les airs au Moyen Âge. Essai historique sur une utopie scientifique, Paris, Les Belles Lettres, 2020.

2 Frédérique Aït-Touati, Contes de la lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris, Gallimard, 2011.

3 L’enjeu est bien sûr souligné par l’ensemble des études qui se penchent sur le phénomène. Pour une mise en perspective, en lien avec la capacité de l’utopie à amener à l’action, voir Frédéric Jameson, Archéologies du futur. Le désir nommé utopie et autres sciences-fictions, trad. par N. Vieillescazes, Paris, Les Prairies ordinaires, [2005] 2021.