L’ouvrage de Penny McCall Howard s’intéresse aux conditions de travail des marins pêcheurs du « Inner Sound » (détroit intérieur), zone maritime à l’ouest de l’Écosse qui sépare l’archipel des Hébrides intérieures de la péninsule d’Applecross. Plus précisément, l’autrice cherche à analyser les liens tissés entre les marins pêcheurs et les environnements dans lesquels ils travaillent. Cette étude offre un point de vue anthropologique inédit sur la contextualisation des tensions qui affectent un monde professionnel en première ligne des mutations récentes du capitalisme industriel. P. McCall Howard s’inscrit ainsi à la croisée de l’anthropologie de l’environnement et de l’économie politique, dans une perspective marxiste tout à fait pertinente pour décrire le secteur halieutique.
L’enquête se penche particulièrement sur le cas de la pêcherie de la langoustine, attrapée par des casiers ou par des chaluts. Cependant, l’autrice fait le choix d’inclure d’autres types de navires dans son terrain de recherche. Elle le présente ainsi comme reposant sur l’observation de 13 bateaux durant 80 jours de présence en mer : quatre chalutiers, quatre caseyeurs, une vedette touristique, deux voiliers, un bateau de survie et un bateau d’usine aquacole.
Le propos de l’autrice s’organise en trois parties. Il apparaît d’emblée un peu étonnant de parler de « ground » (sol, ou terrain en anglais) pour parler de l’espace maritime professionnel arpenté par les marins pêcheurs ; la première partie commence justement par la justification de ce terme : dans une vignette ethnographique vivante, P. McCall Howard nous explique la pertinence d’utiliser ce vocable terrien issu des paroles des enquêtés eux-mêmes, qu’ils travaillent sur les fonds vaseux pour chaluter des langoustines ou qu’ils fassent vivre leurs lignes d’appâts le long de colonnes d’eaux côtières. Le « ground » que décrit l’anthropologue est alors un milieu rempli d’affordances pour le pêcheur, de signes et d’invites que le professionnel reconnaît pour rendre « productive » la mer qu’il fréquente au quotidien. Cette première partie géographique est axée sur l’intentionnalité des pêcheurs dans leurs relations aux environnements. Elle reprend d’entrée de jeu des concepts marxiens – tel le travail comme « procès […] dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre actionFootnote 1 » du Capital – colorés par l’anthropologie écologique de Tim Ingold et en dialogue récurent avec des travaux d’ethnographie critique de l’exploitation capitaliste du travail dans des contextes postcoloniaux (comme ceux d’Elizabeth A. Povinelli et de Genese Marie Sodikoff). La mer que P. McCall Howard décrit n’est pas un monde prêt à l’emploi, au service de l’humain, arpenté par des humains contemplatifs. Le professionnel qui perçoit ce paysage d’affordances qu’est le « working ground » doit non seulement lui aussi se plier aux caractères de l’environnement arpenté, mais il doit également composer avec des impératifs économiques capitalistes qui le contraignent autant qu’ils transforment les milieux. Si le ground est invisible et sous-marin, il ne s’agit pas pour autant d’un monde figé ou stable, car les affordances et les liens établis mutent, se transforment et répondent aux efforts humains de production, aux intentionnalités matérielles et financières.
L’ouvrage offre ensuite une description des technologies embarquées et des manières avec lesquelles les marins interprètent les signes, sentent l’environnement qui les entoure au travail et développent des techniques de travail avec les instruments électroniques. L’analyse de l’autrice, toujours tournée vers des enjeux d’économie politique, souligne avec finesse l’influence des marchés sur l’usage de ces technologies. L’anthropologue relève des mécanismes et des contextes en résonance avec d’autres travaux d’anthropologues marins, à l’instar de ceux de Gísli Pálsson par exemple, et montre bien comment les navires de pêche sont des machines singulières car « conçues autour et à partir du corps du navigateur et de ses capacités perceptives » (p. 91), mais sans cesse transformées au gré des objectifs de rentabilité. L’autrice offre également de très belles pages sur la constitution des arts technologiques de la navigation occidentale, réactualisant les constats et conclusions d’Edwin Hutchins, qu’elle critique abondamment.
Enfin, la troisième partie – intitulée « Capitalism and Class » –, axée autour des questions de propriété, d’intérêts et de distribution des profits, est la plus directement ancrée en économie politique. Il s’agit d’une contribution précieuse pour l’analyse du modèle halieutique occidental, entre paye à la part et salaire fixe, et des rôles professionnels impliqués : matelots, patrons, armateurs de différentes échelles. Cette partie s’attache par ailleurs à déconstruire la naturalisation du caractère imprévisible et accidentogène du milieu pour mieux mettre en valeur les pressions de l’économie sur l’activité halieutique, notamment concernant la valorisation des prises. L’ethnographie de la pêche montre que l’exploitation des travailleurs est souvent concomitante d’une exploitation des environnements.
L’angle ethnographique de l’autrice pourrait constituer en soi l’intérêt de l’ouvrage, tant ces mondes professionnels ont si peu été étudiés depuis le pont des navires. Mais l’originalité réside dans l’articulation de ces descriptions vivantes et fines du travail en mer à une analyse des mutations récentes du capitalisme halieutique. La réflexion est aussi souvent servie par des extraits d’entretiens informellement notés sur un carnet de bord, qui offrent au lecteur ou à la lectrice la chance d’entendre la voix des enquêtés. Les portraits sont très incarnés – souvent des patrons de navires côtiers pour lesquels on distingue l’attachement affectif et politique de l’autrice. Les matelots sont quant à eux peu présents au fil des pages, car l’autrice explique ne pas avoir eu accès à leur parole. Il y a dans ce rétrécissement du corpus d’enquête sans doute l’un de nos regrets de lecture, qui fait d’ailleurs écho à la faiblesse principale des autres livres d’ethnographie de la pêche en Europe (à l’instar de l’un des rares existant : Red Flags and Lace Coiffes, de Charles R. MenziesFootnote 2). Les réalités décrites, et notamment les difficultés, sont donc celles des petits patrons pêcheurs, un profil de marin qui n’est pas le plus difficile d’accès. Le regard politique de P. McCall Howard sur les conditions de travail assure néanmoins au lecteur une vision globale du secteur, à l’image des quelques passages montrant les tensions entre des armateurs et l’anthropologue lorsque cette dernière vient à critiquer les conditions de travail des migrants employés sur leurs navires.
C’est en tout cas dans la restitution des entretiens menés avec des patrons pêcheurs indépendants que l’autrice tient les pages les plus passionnantes de son enquête, notamment le chapitre 5, consacré aux mutations locales du monde de la pêche. Elle y retrace, auprès des destins de pécheurs, la création à la fin des années 1950 d’un marché pour la langoustine, espèce auparavant non destinée à la vente, voire perçue comme nuisible, puis le développement de techniques pour l’attraper. Dans les années 1970-1980, aux casiers succèdent les chaluts, plus efficaces pour répondre aux volumes que la chute des prix exige, mais aussi plus industriels, plus destructeurs, moins écologiques, avant un retour des casiers grâce à l’invention d’une technologie de conservation des prises vivantes, le « tube ». Sa description fine des mutations économiques apporte une réflexion sur la propriété des moyens de production et sur une critique du modèle d’armement de navires depuis la terre, soit une gestion éloignée des conditions de travail en mer.
Le livre de P. McCall Howard s’inscrit également incidemment dans une tradition méthodologique, celle d’une anthropologie maritime menée par des marins. On pense, côté français, aux approches amarinées de Bernard Koechlin, d’Anita Conti, etc. P. McCall Howard avait une expérience de marin et de skipper avant de se lancer dans son ethnographie écossaise. Elle est arrivée sur le terrain par voie de mer et a vécu à bord de son voilier tout au long de l’enquête, au ponton du port de Kyleakin. Elle a embarqué pendant quelques mois à bord d’un navire en tant que matelot et a ainsi vécu de la pêche. Cette expérience personnelle et cet engagement ont renforcé sa légitimité auprès des marins pêcheurs locaux et permis l’ouverture de ce terrain parfois difficile d’accès, offrant aux lecteurs et lectrices un récit constitué de matériaux uniques. P. McCall Howard ne manque pas de mettre en scène cet aspect fondamental du terrain ethnographique que sont la constitution d’une relation et la mise en place d’une confiance réciproque entre enquêteur et enquêté. Elle présente aussi les difficultés à enquêter au sein de la pêche en tant que femme, sans consacrer cependant de section aux questions de genre – par ailleurs largement étudiées en Écosse par Jane Nadel-Klein. Tout comme la question du racisme, entraperçue lorsque sont évoqués les viviers de recrutement philippins, les stéréotypes de genre et le sexisme professionnel ne sont pas traités au premier plan de l’analyse, car jugés moins opératoires que la notion de classe dans le projet de l’autrice. Pourtant, les quelques moments où ces problématiques intersectionelles se font jour laissent imaginer des pistes de développement supplémentaires pour l’analyse du capitalisme industriel, son ambition première.
Le livre de P. McCall Howard montre à quel point l’étude ethnographique des mondes du travail, particulièrement du secteur primaire, est fondamentale à la socio-anthropologie de l’environnement. L’anthropologue montre aussi que l’ethnographie de ces mondes professionnels soumis au capitalisme industriel offre parmi les meilleurs angles de réflexion contemporains en économie politique.