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Filippo Ronconi, Aux racines du livre. Métamorphoses d’un objet de l’Antiquité au Moyen Âge, Paris, Éd. de l’EHESS, 2021, 350 p. et 16 p. de pl.

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Filippo Ronconi, Aux racines du livre. Métamorphoses d’un objet de l’Antiquité au Moyen Âge, Paris, Éd. de l’EHESS, 2021, 350 p. et 16 p. de pl.

Published online by Cambridge University Press:  12 January 2023

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Abstract

Type
Livres et circulation des savoirs (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

L’ouvrage constitue une synthèse aussi maniable qu’érudite des travaux de recherches que son auteur mène depuis de nombreuses années sur la fabrication, la diffusion et la consommation des livres entre le ve siècle av. J.-C. et le xe siècle de notre ère dans les pays du pourtour de la Méditerranée. Autour du mare nostrum, entre le temps des cités grecques et celui des empires byzantins et carolingiens, avec les ouvrages de philosophie et de théologie, d’histoire et de littérature, mais aussi de droit, de gestion et de sciences, Filippo Ronconi nous guide à travers les objets, les territoires et les temps reconnus comme ceux de la genèse de notre culture occidentale.

L’objet d’étude n’est pas simple à définir et l’introduction s’efforce d’en cerner toutes les dimensions. Le terme « livre » désigne en effet aussi bien un contenu qu’un contenant : il s’agit autant de l’œuvre écrite et lue que de la matière mise en forme qui la supporte, multiformes l’une comme l’autre. Question contenu, la réflexion « impose d’abandonner toute distinction rigide entre écritures documentaires » (droit, gestion) « et écritures libraires » (littératures, etc.) : elles s’influencent « réciproquement dans leurs formes, leurs structures et leurs contenus […] et sont souvent gérées et même fabriquées par les mêmes personnes » (p. 14-15). Question contenant, la planchette, le rouleau et le registre, le bois, le papyrus et le parchemin, parmi d’autres formes et matières, ont été sollicités. Question usage, l’objet-livre se consomme de nombreuses façons selon sa forme et son contenu : certains sont largement diffusés et d’autres conservés à l’abri de tous car le livre est tantôt ou à la fois passeur de savoir, conservateur de mémoire, support de mythologie, garant du droit, symbole de distinction sociale.

Si le livre se présente aujourd’hui encore essentiellement sous la forme d’un registre de pages en papier, il est déjà bien touché par la révolution électronique qui l’a transformé en écran. S’interroger sur les aspects qu’il a pu prendre dans les temps passés est donc d’un intérêt certain. L’auteur a ici focalisé son attention sur deux mutations majeures de cette histoire : d’une part, la diffusion aux ve-ive siècles du rouleau de papyrus en concurrence au polyptique de bois ou au livre en lin, et son adoption généralisée au temps de la Respublica romaine aux iiie-iie siècles ; d’autre part, le livre à pages de parchemin qui prend de l’ampleur au ier siècle de notre ère et affirme sa prédominance au détriment du rouleau de papyrus au cours des iiie et ive siècles.

Par grandes phases chronologiques, F. Ronconi décrit aussi bien les matières et les formes que les conditions socio-économiques et culturelles présidant à leur émergence et à leur postérité. Le travail est colossal et précis. Il a nécessité une approche transversale exigeant une bonne maîtrise des connaissances en codicologie comme en « science libraire », en paléographie et philologie, en histoire économique et sociale, en anthropologie culturelle et sociale. Il s’appuie sur un dépouillement bibliographique dont le rappel des titres s’étend sur 55 pages. Il est nourri par une analyse attentive des quelques centaines de manuscrits antiques et médiévaux conservés depuis les aires culturelles grecque et latine, hébraïque, copte et arabe, dont un index de plus de 425 entrées rappelle les noms des auteurs, des copistes ou des mécènes connus.

Du regard codicologique pointu ici développé témoignent les 30 planches couleurs accompagnant l’analyse comparative des contraintes et des avantages du papyrus et du parchemin, du rouleau et du registre : entre disponibilité de la matière, innovation technique et demande sociale, conservation et maniabilité, courant majeur et « niche libraire » ménageant des taux de survie au modèle passé. Le rouleau de papyrus, c’est certain, augmente considérablement la contenance par rapport à la tablette de cire, fût-elle montée en polyptique. Mais seul un côté peut être utilisé pour écrire et il reste fragile, même protégé dans des sacs ou des peaux. Le registre de parchemin double la surface d’écriture car il supporte la plume tant côté poil que côté chair, et les reliures à plat protègent efficacement l’ensemble. Le papyrus prospère surtout dans le delta du Nil et le Fayoum, si bien que l’Égypte exerce un quasi-monopole sur sa diffusion, alors que partout les troupeaux d’ovicaprins pourvoient au parchemin. Si la fabrication de la feuille de papyrus, décrite en détail par Pline l’Ancien, est très technique, la transformation de la peau en parchemin l’est beaucoup moins. L’usage du rouleau mobilise les deux mains alors que celui du registre en libère une pour prendre des notes.

La collecte philologique des informations est gigantesque et diversifiée. Elle permet de suivre, entre Grèce archaïque et monde hellénique, puis République, Empire et Antiquité tardive romaines, enfin empires byzantin et carolingien, les mutations fort sensibles du marché du livre. Les demandes s’accroissent globalement, qu’elles soient liées aux politiques publiques ou au mécénat privé, aux demandes des administrations et des églises, aux aspirations des érudits et des élites en quête de prestige et de distinction. Le rouleau de papyrus et le codex de parchemin ont répondu tour à tour à ces demandes et les trois derniers chapitres que F. Ronconi consacre à mettre en lumière les « artisans du livre » sont tout à fait remarquables : il étudie tant les « invisibles » fabricants du support que les copistes se mettant en scène dans les colophons, en s’intéressant aussi bien à leur formation et à leur savoir-faire qu’à leur place dans la société.

Deux ou trois partis pris de l’auteur sont peut-être moins éclairants, mais ce sont là des regrets plutôt que des reproches, suscités par cette envie d’en savoir plus que F. Ronconi a su insuffler dans ce bel essai. L’auteur inscrit justement sa recherche dans les réflexions qui animent aujourd’hui les sphères culturelles bouleversées par la dématérialisation des actes d’écrire et de lire. N’aurait-il pu alors parler un peu plus de la « révolution du papier » qui effleure sa période et évoquer celle de l’imprimerie, ne serait-ce que pour rappeler ces étapes fondamentales de l’histoire de livre afin de bien accompagner ses lecteurs jusqu’aux révolutions actuelles ? On peut en outre présumer que les spécialistes des civilisations mésopotamiennes auront reçu avec perplexité le titre : avec leurs trouvailles archéologiques, ne sont-ils pas davantage « aux racines du livre » ? Les supports d’argile, tablettes ou cônes attestés depuis le ive millénaire av. J.-C. dans les cultures sumériennes, babyloniennes, assyriennes et hittites, non seulement comptent et administrent les gens et les choses, mais racontent aussi des histoires et s’inscrivent bien dans la définition que F. Ronconi fait du livre : telle la tablette portant le livre des « Instructions de Shuruppak » retrouvé à Bismaya et datée de 2600-2500 av. J.-C. ; ou bien le cône historique d’Urukagina, découvert à Tello et conservé au musée du Louvre, énumérant dans les années 2350 av. J.-C. les réformes de ce prince contre les abus des temps anciens. Et pourquoi ne pas avoir évoqué les livres-monuments de pierre ? Les obélisques égyptiens, loin d’être seulement des exploits techniques et des décors grandioses, dressent en effet pour l’éternité, à la vue d’au moins certains lecteurs, les panégyriques des pharaons. Au cœur même de la période considérée, il est des exemples célèbres de monuments pétrifiant et donnant peu ou prou à lire des messages injonctifs ou mémoriels : en 196 av. J.-C, la stèle connue sous l‘appellation de « pierre de Rosette » promulgue en trois écritures le culte divin du pharaon Ptolémée V ; en 113 de notre ère, à Rome, est érigée la colonne Trajane, une bande dessinée, certes, mais aussi un livre d’histoire des victoires de l’empereur sur les Daces. Cette forme d’expression couvre bien certaines fonctions assignées au livre et pouvait au moins être rappelée, quitte à l’exclure : l’argumentaire aurait assurément nourri la réflexion déjà très riche engagée par l’auteur sur ce qu’est le livre, sur le fait d’écrire et de donner à lire.