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Muhsin J. al-Musawi, The Medieval IslamicRepublic of Letters: Arabic Knowledge Construction,Notre Dame, University of NotreDame Press, 2015, 449 p.

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Muhsin J. al-Musawi, The Medieval IslamicRepublic of Letters: Arabic Knowledge Construction,Notre Dame, University of NotreDame Press, 2015, 449 p.

Published online by Cambridge University Press:  01 August 2023

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Abstract

Type
Histoire religieuse (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Professeur de littérature à l’université de Columbia, Muhsin J. al-Musawi se propose d’étudier la « République islamique des lettres » au Moyen Âge. Par « islamique », il faut entendre « en Islam », puisque les disciplines religieuses – l’islam, distingué en français par l’usage de la minuscule d’imprimerie – restent dans les limbes de l’enquête. Par Moyen Âge, l’auteur désigne la période qui s’étend du xiie au xviiie siècle. La pertinence de ces bornes chronologiques n’est malheureusement pas établie avec toute la précision que l’on eût souhaitée, lors même qu’elles font l’objet de débat entre spécialistes. Ce flou chronologique, entretenu par un constant va-et-vient entre des auteurs d’époques différentes, ne permet pas de poser clairement la question de la genèse de cette « République des lettres », formulation empruntée à Pascale CasanovaFootnote 1, ni d’éclaicir les circonstances et les étapes de sa dissolution. Il sera plutôt question ici de certaines productions culturelles dans le monde islamique, entre le xiie et le xviiie siècle, des formes qu’elles prirent et des sociabilités fort diverses qui les soutinrent.

L’ouvrage comporte huit chapitres construits, de manière déroutante pour le lecteur historien, par juxtaposition de fragments d’analyses. L’ordre de succession de ces fragments, dont les raisons du rapprochement demeurent souvent difficiles à saisir, suit rarement la chronologie ; ces développements relèvent davantage de la suggestion que de l’administration de la preuve, laquelle est encore obscurcie par une surabondance dispensable de références aux penseurs de la « French Theory » et autres « postmodernes ». Cet usage incontrôlé de concepts sortis de tout contexte, dépourvu de réflexion sur leurs conditions de validité, leurs présupposés ou leur compatibilité, fait grand tort à la lisibilité de l’ouvrage, sans faire pour autant progresser le décloisonnement nécessaire des études islamiques.

Le premier chapitre (« Seismic Islamica: Politics and Scope of a Medieval Republic of Letters ») remet en question l’idée d’un déclin de la production culturelle de langue arabe après la chute de Bagdad devant les Mongols en 1258. Le deuxième chapitre (« A Massive Conversation Site: The Word Empire ») risque une comparaison entre l’Encyclopédie des Lumières et les Épîtres des Frères en Pureté, une « encyclopédie » rédigée dans le milieu ismāʿīlien de Basra au xe siècle. Selon M. J. al-Musawi, « il est possible de soutenir que toutes deux proviennent d’un réseau de partenaires, assemblées, conversations et correspondances » (p. 63). Les deux ouvrages seraient le prototype des deux Républiques des lettres, celle des Lumières et celle de l’Islam. L’intérêt de la comparaison n’est pas évident, tant les différences entre les deux projets sont insurmontables. L’auteur évoque ensuite le développement du persan et du turc dans Le Caire mamelouk, des traductions, l’essor du multilinguisme, des dictionnaires et compendia biographiques, des commentaires et des gloses. Le troisième chapitre (« The Lexicographic Turn in Cultural Capital ») esquisse un développement sur la tradition lexicographique et encyclopédique médiévale. Le quatrième chapitre (« The Context of an Islamic Literate Society ») suggère que les commentaires et les compilations peuvent s’interpréter comme des dialogues qui, par la prolixité de leurs références, brouillent les frontières entre les genres et suscitent débats et innovations. Le cinquième chapitre (« Superfluous Proliferation or Generative Innovation? ») part d’une analyse du Hazz al-quḥūf bi-sharḥ qaṣīd Abī Shādūf de Yūsuf al-Shirbīnī, un poème parodique décrivant la vie des campagnes égyptiennes achevé en 1097/1686 : M. J. al-Musawi y voit une parodie des commentaires savants, qui dénonce à la fois leur prolifération et reconnaît leur productivité. Il est ensuite question de la badīʿiyya de Ṣafī al-dīn al-Ḥillī (m. 750/1349), un poème panégyrique consacré au prophète Muḥammad : M. J. al-Musawi souligne avec raison que les badīʿiyya jouirent d’une immense faveur jusqu’au xixe siècle, et que les commentaires de ces poèmes prirent la dimension de véritables encyclopédies du savoir. Le sixième chapitre (« Disputation in Rhetoric ») porte sur la centralité de la prose et l’importance croissante de la rhétorique au Moyen Âge, qui fournit même, selon M. J. al-Musawi, le cadre et les instruments pour la discussion de problèmes relevant d’autres disciplines littéraires et savantes. Le septième chapitre (« Translation, Theology, and the Institutionalization of Libraries ») revient assez longuement sur le mouvement de traduction à l’époque abbasside avant d’évoquer quelques questions de théologie, pour ne rien dire de l’institutionnalisation des bibliothèques. Le huitième chapitre (« Professions in Writing: Street Poetry and the Politics of Difference »), le plus clair et le plus intéressant de l’ouvrage, revient sur la diffusion de la poésie dans les couches urbaines de la société mamelouke.

Le style fragmentaire et allusif de l’ouvrage ne permet malheureusement pas de produire de véritables analyses sur tel auteur ou telle tradition textuelle, ni de dégager une thèse précise sur la République islamique des lettres. Il conduit même, parfois, à des rapprochements historiquement aberrants et à des erreurs factuelles. Les Ottomans ne cherchèrent ainsi jamais à imposer le turc contre l’arabe : l’arabe demeura la langue d’enseignement et de composition des savants ottomans jusqu’à la fermeture des medrese en 1925. Al-Kindī et Fārābī n’étaient pas des philosophes de tradition gréco-ismāʿīlienne, même s’ils furent plus tard lus et médités par les théologiens ismāʿīliens. L’intérêt pour la bataille de Badr, gagnée par Muḥammad en 624 contre ses adversaires de la tribu des Quraysh, n’a rien à voir avec « la constitution d’un inconscient politique qui aurait pu prendre une forme plus ouverte et nuancée de résistance – pas seulement contre les Ottomans mais aussi contre une autre force discursive qui persistait dans des centres de pouvoir » (p. 96). Au contraire, la récitation des noms des compagnons du prophète à Badr, qui remonte au xvie siècle, était particulièrement en faveur dans l’élite ottomane, et nombreux furent les poètes arabophones du Proche-Orient et d’Égypte à les versifier pour eux : ces poèmes étaient donc un moyen de communication privilégié entre les élites des provinces arabes et la classe dirigeante ottomane. M. J. al-Musawi a raison de souligner l’importance des titres des ouvrages médiévaux, car ils sont en effet des indices de relations entre des textes. Malheureusement, il ne propose aucune analyse de « cette bataille des titres qui se réfléchissent les uns dans les autres afin d’en saper le contenu […], livré dans des termes masculinistes, pour un corps féminisé de tropes et de figures de style » (p. 113). Il est dommage de ne pas tirer profit de l’exploration laborieuse des titres d’ouvrages médiévaux menée par Arne A. AmbrosFootnote 2 : elle eût fourni une base solide à l’étude de cette lutte (genrée) des titres. Pour la période ottomane, la dépendance excessive à Peter Gran et la méconnaissance des débats suscités par cet ouvrage conduit M. J. al-Musawi à voir dans Le Caire du xviiie siècle des salons littéraires là où il n’y en avait pointFootnote 3.

De manière générale, l’histoire sociale est absente du livre de M. J. al-Musawi. On peut ainsi lire des propositions telles que : « les Mamelouks et les conquérants ottomans n’étaient pas enclins à développer ou entretenir des contacts étroits avec les sociétés sous leur contrôle » (p. 247). Il n’est pas sûr qu’Ulrich Haarmann, Christian Mauder, Ralf Elger, Hilary Kilpatrick, Stefan Reichmuth et quelques autres soient d’accord avec cette assertion. Si l’étude des littérateurs de l’époque mamelouke constitue bien le point fort de l’ouvrage, celle de l’époque ottomane en est le point faible : Istanbul n’apparaît jamais comme un centre de culture de langue arabe et ne figure même pas dans l’index de l’ouvrage. La période du xve au xviiie siècle émerge fugacement à travers l’évocation du Caire ; des Lieux Saints de l’islam, La Mecque et Médine, il ne sera non plus question. On s’étonnera, enfin, de l’absence de toute analyse des formes manuscrites de la production lettrée rassemblée par M. J. al-Musawi : en dépit de la présence d’un cahier central d’illustrations composé de reproductions de feuillets manuscrits, l’auteur s’appuie uniquement sur des éditions imprimées, de sorte que les textes étudiés ici sont complètement dématérialisés.

Le livre de M. J. al-Musawi n’est pas dépourvu de charme : son foisonnement évoque celui de la culture islamique au cours de ce long Moyen Âge qui court du xiie au xviiie siècle, selon la périodisation proposée par l’auteur. Il pourrait se lire comme un plaidoyer vibrionnant en faveur de la réévaluation de cette période longtemps négligée de l’histoire de l’Islam. Cet état de fait, néanmoins, a commencé de changer depuis quinze ou vingt ans déjà : l’interprétation originale de Thomas Bauer et quelques monographies spécialisées récentesFootnote 4 constituent des tentatives beaucoup plus convaincantes de reconstuire par le menu les formes historiques de la République islamique des lettres au cours du long Moyen Âge.

References

1 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Éd. du Seuil, 1999.

2 Arne A. Ambros, « Beobachtungen zu Aufbau und Funktionen der gereimten klassisch-arabischen Buchtitel », Wiener Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes, 1990, 80, p. 13-57.

3 Voir Peter Gran, Islamic Roots of Capitalism: Egypt, 1760-1840, Austin, University of Texas Press, 1979 et les comptes rendus de Gabriel Baer, Journal of the Economic and Social History of the Orient, 25-2, 1982, p. 217-222 et de Fred De Jong et Peter Gran. « On Peter Gran, Islamic Roots of Capitalism: Egypt, 1760-1840: A Review Article with Author’s Reply », International Journal of Middle East Studies, 14-3, 1982, p. 381-399.

4 Outre Thomas Bauer, Die Kultur der Ambiguität. Eine andere Geschichte des Islams, Berlin, Verlag der Weltreligionen im Insel Verlag, 2011, voir par exemple l’étude du patronage savant mamelouk de Christian Mauder, In the Sultan’s Salon: Learning, Religion, and Rulership at the Mamluk Court of Qāniṣawh al-Ghawrī (r. 1501-1516), Leyde, Brill, 2 vol., 2021 ; l’histoire intellectuelle ottomane de Khaled El-Rouayheb, Islamic Intellectual History in the Seventeenth Century: Scholarly Currents in the Ottoman Empire and the Maghreb, Cambridge, Cambridge University Press, 2015 ; l’histoire de la transmission du hadith à l’époque post-classique de Garrett A. Davidson, Carrying on the Tradition: A Social and Intellectual History of Hadith Transmission across a Thousand Years, Leyde, Brill, 2020 ; ou encore l’histoire de la philosophie et de la théologie, après le xiie siècle, de Frank Griffel, The Formation of Post-Classical Philosophy in Islam, Oxford, Oxford University Press, 2021.