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Rémi Jimenes, Charlotte Guillard. Une femme imprimeur à la Renaissance, Rennes/Tours, PUR/Presses universitaires François-Rabelais, 2017, 306 p.

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Rémi Jimenes, Charlotte Guillard. Une femme imprimeur à la Renaissance, Rennes/Tours, PUR/Presses universitaires François-Rabelais, 2017, 306 p.

Published online by Cambridge University Press:  12 January 2023

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Abstract

Type
Livres et circulation des savoirs (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

D’emblée, le lecteur se trouve plongé dans un atelier d’imprimerie du xvie siècle. Sous les traits d’une bourgeoise parisienne colorisée, Charlotte Guillard se détache de la couverture de l’ouvrage qui lui est consacré par Rémi Jimenes. Adapté de la thèse de doctorat de l’auteur, ce livre nous propose une immersion dans l’univers de l’un des grands ateliers parisiens, celui du Soleil d’Or, que Charlotte Guillard reprend à son compte en 1537 à la mort de son deuxième mari, Claude Chevallon, libraire qui par son mariage avait lui-même repris en 1520 la direction de l’atelier du premier mari de Charlotte, Berthold Rembolt.

L’étude de R. Jimenes éclaire d’abord notre compréhension du monde de l’imprimerie par la variété et la complémentarité des sources et des compétences qu’il mobilise. L’auteur s’appuie sur une solide connaissance des sources archivistiques, notamment notariées et judiciaires, incluant la liste de cette documentation en annexe. Fin bibliographe, il cherche dans une approche codicologique qualitative et quantitative à exploiter les ouvrages publiés eux-mêmes – leur format, les caractères, le papier, les bois utilisés –, tout en rentrant dans le contenu des textes, notamment par l’analyse des préfaces et des lettres dédicatoires qui permettent d’appréhender le programme éditorial de l’atelier. Des archives aux textes en passant par l’objet-livre, l’auteur joue de ces différentes approches pour tisser les fils qui font la réalité du travail d’un atelier d’imprimerie et de sa gestion quotidienne.

C’est en effet l’autre point crucial de ce travail : l’attention portée non pas sur une individualité, comme le titre pourrait le laisser penser, mais sur un collectif dont Charlotte Guillard n’est que la figure de proue. De fait, rares sont les monographies de ces dernières décennies portant sur un imprimeur qui ont manqué de mettre en valeur la dimension collective de son travail, ne serait-ce qu’en restituant les réseaux dans lequel il s’insérait, que ce soit pour les Estienne, Alde Manuce, Nicolas Jenson, Thierry Martens ou encore Johann Froben et Johann Amerbach. Cependant, R. Jimenes s’inscrit volontairement en faux contre une certaine mythologie qui, en cherchant à restituer « les conditions d’élaboration de la politique éditoriale du Soleil d’Or » (p. 24), a pu présenter Charlotte Guillard comme une « veuve laborieuse » (p. 70) et une femme de lettres exceptionnelle. Il s’appuie pour cela sur des travaux riches et récents portant sur le geste éditorial collectif et ses acteursFootnote 1. Plus que la femme qui le dirige, le cœur de ce livre est donc l’atelier, tant dans ses dimensions matérielles, intellectuelles, économiques que familiales.

Le choix de l’auteur de ne pas aborder son sujet sous le prisme de l’histoire des femmes est compréhensible : « Le risque semble réel, pour l’historien qui ne s’attacherait qu’à décrire le rôle de la femme dans l’imprimerie, de passer à côté d’un phénomène essentiel : c’est que le ‘processus de publication, quelle que soit sa modalité, est toujours un processus collectif’ dont aucun patron (homme ou femme) ne saurait être tenu pour seul responsable » (p. 24). Beaucoup de travaux qui se sont concentrés sur les femmes dans l’imprimerie ont en effet tendu à isoler les individus pour mieux les faire ressortir. On pourrait néanmoins objecter que si l’histoire des femmes est ici une impasse, la dimension genrée peut aider à comprendre les ressorts et les dynamiques au sein de ce collectif. S’il est salutaire de sortir de l’individualité et de l’exceptionnalité, le genre aurait ainsi pu être une entrée pour analyser certains des discours sur et attribués à Charlotte Guillard dans les éditions. Loin d’être neutre, la collaboration d’hommes et de femmes dans les processus éditoriaux conduit à des stratégies de légitimation ou au contraire d’invisibilisation qu’il aurait été intéressant d’aborder sous le prisme du genre. Les aspects proprement juridiques et économiques sont également trop rapidement évoqués, au moment des successions, et auraient pu être l’occasion d’une réflexion plus détaillée sur ce que les normes parisiennes accordent de liberté aux femmes par rapport aux hommes et sur les jeux avec les normes que celles-ci peuvent exercer. On aurait encore pu mettre en relation cet atelier avec d’autres également dirigés, temporairement ou non, par des veuves – le cas de Yolande Bonhomme est ainsi rapidement évoqué quand les deux veuves s’unissent dans une procédure judiciaire commune, ce qui en soi interroge la lectrice.

Ceci étant, ces quelques suggestions auraient peut-être éloigné l’auteur de l’angle choisi, l’atelier en lui-même, choix qui donne à ce livre une qualité immersive encore accentuée par la mise en page soignée, parsemée d’illustrations particulièrement utiles et suggestives pour restituer l’atelier dans son environnement social parisien, donner à voir la documentation utilisée et permettre de visualiser la production de l’atelier. En outre, si l’ouvrage fait rarement des incursions hors de ce cadre, cela ne l’empêche pas pour autant de tirer, explicitement ou non, vers des perspectives plus larges.

Ce panorama de l’activité et de la vie de Charlotte Guillard permet d’abord de compléter celui du milieu du livre parisien au xvie siècle, qui avait bien sûr déjà été abondamment exploré par le travail fondateur d’Annie Parent-CharonFootnote 2. La focale différente choisie par R. Jimenes permet de mieux se rendre compte de l’insertion de l’imprimerie dans des dynamiques familiales : la famille de Charlotte Guillard, des tenanciers mançois mais aussi des marchands et des commerçants, connaît une dynamique d’ascension familiale par des carrières de robe, mais également par la librairie. Cette diversité n’empêche pas l’homogamie, dont son remariage avec Claude Chevallon, lui-même libraire, témoigne. L’auteur souligne également une nouvelle fois, à Paris comme ailleurs en Europe, l’importance des réseaux familiaux, ici en particulier les neveux de Charlotte Guillard, dans le développement des grandes entreprises libraires et typographiques.

La famille n’est pas la seule impliquée dans le travail d’atelier. C’est la richesse de cette étude que de restituer le rôle d’une multiplicité d’acteurs qui interviennent à divers stades du processus éditorial. Sans minimiser la compréhension des enjeux éditoriaux par Charlotte Guillard elle-même, l’importance du rôle de certains lettrés qui collaborent avec l’atelier, de certains protes, graveurs de caractères est mise en avant dans les décisions concernant le type de livres produits, leur mise en forme et l’établissement d’un véritable programme éditorial. Le rôle indirect des fournisseurs de papier, des libraires associés à la diffusion, mais également des censeurs ou des lecteurs permet de dresser un tableau à la fois vivant, complexe et multifactoriel du succès de l’atelier du Soleil d’Or.

La compréhension simultanée des évolutions graphiques et du contexte social de l’atelier est ainsi particulièrement éclairante. R. Jimenes met en avant les moments de rupture dans les fontes et les lettres ornées utilisées, en particulier à partir de 1548, avec des caractères attribués à Pierre Haultin, neveu de Charlotte Guillard. C’est un véritable tournant pour l’atelier, qui se lance dans le même temps dans une édition d’un nouveau Corpus juris civilis et dans de nouvelles collaborations, en particulier avec deux autres neveux, Sébastien Nivelle et Guillaume Desboys. Les évolutions graphiques viennent confirmer l’hypothèse de la gestion collective de l’atelier et des choix éditoriaux entre Charlotte Guillard et ses neveux qui conduit à de réels renouvellements de fond sur la production de l’atelier.

Plus largement, R. Jimenes parvient à retracer les conditions de possibilité d’une politique éditoriale lettrée, notamment dans les parties 2 (« Sensibilités intellectuelles ») et 3 (« Le catalogue du Soleil d’Or »), centre névralgique de l’ouvrage. L’analyse en profondeur des collaborateurs de l’atelier permet de comprendre les logiques personnelles et collectives à l’œuvre, entre le cercle des juristes, celui du Collège de Navarre et celui des Chartreux. Malgré leurs divergences, ces acteurs mettent en œuvre un programme théologique, juridique ou encore médical visant à proposer des textes fondateurs, potentiellement inédits ou améliorant les éditions antérieures. Grâce à la prise en considération des procès, du testament de Charlotte Guillard, des textes imprimés eux-mêmes et de leurs privilèges, R. Jimenes permet de dépasser l’image d’un atelier anticipant la Contre-Réforme pour au contraire proposer une vision bien plus nuancée d’un atelier pris dans les logiques humanistes de retour aux sources anciennes. La réception de ce programme éditorial ambitieux est en demi-teinte : la force de frappe de l’atelier lui permet de réagir très vite et très efficacement en cas de concurrence locale ; cependant, les éditions de Soleil d’Or ne semblent pas parvenir à remplacer les productions de référence des ateliers du monde germanique dans les bibliothèques lettrées.

Constatons enfin que pour un livre portant sur un atelier typographique, celui-ci est remarquablement édité, des caractères choisis à la mise en page, ce qui en fait un objet particulièrement agréable à consulter. Sa riche iconographie n’est jamais gratuite, mais contribue au plaisir de la lecture. Ce livre, aussi beau qu’utile et stimulant, n’a à ce titre qu’un défaut : le papier glacé utilisé, qui permet un meilleur rendu de l’impression couleur, tend à décourager la pratique des annotations marginales, privant les futurs historiens du livre de sources précieuses…

References

1 Entre autres nombreux travaux, voir Martine Furno et Raphaële Mouren (dir.), Auteur, traducteur collaborateur, imprimeur… qui écrit ?, Paris, Classiques Garnier, 2012 ; Anne Réach-Ngô (dir.), Créations d’atelier. L’éditeur et la fabrique de l’œuvre à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2014 ; Anthony Thomas Grafton, Humanists with Inky Fingers: The Culture of Correction in Renaissance Europe, Florence, Olschki, 2011.

2 Annie Parent-Charon, Les métiers du livre à Paris au xvie siècle : 1535-1560, Genève, Droz, 1974.