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MartinNogueira Ramos, La foides ancêtres. Chrétiens cachés et catholiques dans la société villageoisejaponaise, xviie-xixe siècles, Paris,CNRS Éditions, 2019,416 p.

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MartinNogueira Ramos, La foides ancêtres. Chrétiens cachés et catholiques dans la société villageoisejaponaise, xviie-xixe siècles, Paris,CNRS Éditions, 2019,416 p.

Published online by Cambridge University Press:  01 August 2023

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Abstract

Type
Histoire religieuse (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Cet ouvrage extrêmement bien documenté constitue la première étude exhaustive de l’histoire de ce qu’on appelle les chrétiens cachés japonais. Introduit au Japon par le jésuite François Xavier en 1549, le christianisme s’est ensuite répandu au cours de la seconde moitié du xvie siècle, en particulier dans l’île occidentale de Kyūshū, avant d’être proscrit et réprimé, notamment sous le shogunat Tokugawa (1603-1868), avec l’expulsion des missionnaires. Certains chrétiens conservèrent cependant leur foi clandestinement, malgré la rupture du lien avec les prêtres occidentaux. Les historiens les appellent des chrétiens cachés ou plutôt, comme le fait l’auteur, des crypto-chrétiens.

Leur existence a été mise en lumière après leur célèbre « découverte » (en 1865) par un missionnaire français des Missions étrangères de Paris (MEP), Bernard Thadée Petitjean (1829-1884). L’essentiel de l’ouvrage se concentre précisément sur cette époque de la fin du xviiie siècle à 1889, fournissant ainsi la première analyse sur cet épisode crucial – et en grande partie négligé jusqu’à présent – de la « seconde évangélisation ». Dans ce livre passionnant, Martin Nogueira Ramos met à contribution son érudition et sa maîtrise des langues – ainsi que des historiographies – européennes et japonaises pour décrire de manière vivante et précise les événements survenus pendant cette période, leur portée dans l’histoire sur la longue durée et leur impact au Japon même.

Dès son introduction, le livre se situe clairement au croisement des histoires sociale et religieuse, et porte une attention toute particulière à l’historiographie japonaise. Le chapitre initial présente la phase de la première évangélisation, du milieu du xvie à la première moitié du xviie siècle, ainsi que l’évolution sur le terrain après l’expulsion des missionnaires. L’auteur y livre un rappel salutaire de la réalité de la politique répressive engagée par les autorités japonaises et, surtout, de la portée des édits d’interdiction et du caractère assez peu uniforme de leur application. Analysant les mécanismes internes de la répression, il montre qu’il convient de se détacher d’une dichotomie simpliste entre apostasie et martyre. Le livre insiste également sur l’importance de la révolte paysanne de Shimabara (1637-1638), mettant au jour la place de la question non seulement économique, mais surtout religieuse dans les motivations des rebelles. M. Nogueira Ramos relève, pour la fin du xviie siècle, les découvertes de plusieurs communautés cachées, battant en brèche le mythe d’une répression acharnée et continue.

Le deuxième chapitre se concentre sur une époque moins bien connue, celle de 1790 à 1865. Revenant sur les découvertes de chrétiens survenues dans cette période, l’auteur s’emploie à nouveau à nuancer les lieux communs, tels que l’idée d’une répression constante, ou que les chrétiens cachés seraient restés reclus, coupés de tout contact avec l’extérieur, ou encore que « leurs croyances et coutumes les distingueraient radicalement du reste de la population » (p. 87). L’ouvrage analyse minutieusement les démantèlements (kuzure) de groupes chrétiens à Urakami, qui fut par trois fois la cible d’enquêtes officielles entre 1790 et 1860, ainsi qu’à Amakusa, en 1806. Dans l’ensemble, le pouvoir n’est pas très constant dans sa persécution, et la présence des chrétiens est tolérée tant qu’elle ne menace pas la stabilité de la vie villageoise.

La seconde moitié du chapitre aborde la structure des communautés crypto-chrétiennes. L’auteur confronte les témoignages recueillis par Petitjean aux rapports des autorités, ce qui lui permet de décrire l’organisation sociale de ces groupes – où l’on peut relever des points communs avec les confréries du xviie siècle –, leurs réseaux et leurs rites – notamment le baptême, mais aussi le culte des saints locaux ou les pratiques funéraires. Le chapitre 3 se penche sur le processus global qui va mener à la redécouverte, en 1865, des chrétiens japonais par les Missions étrangères de Paris ainsi que sur le début de l’évangélisation de ces populations, qui aboutira au retour d’une bonne partie d’entre elles au catholicisme, dont elles avaient dévié après des siècles d’isolement. L’auteur se livre à un passionnant exercice de micro-histoire connectée et croise judicieusement les sources françaises avec les rapports des autorités, évoquant les facteurs internes comme externes. Le livre montre par exemple comment les missionnaires échangeaient avec les nouveaux catholiques. Les convertis confirmaient ainsi souvent la validité de leurs croyances et de leurs textes auprès des missionnaires qui, eux, concentraient leurs efforts sur la vérification de pratiques essentielles comme le baptême.

Le chapitre 4 livre davantage de détails sur les croyances et les pratiques des crypto-chrétiens. L’auteur explore la vie religieuse de ces communautés, révélant une croyance secrète, exclusiviste. La foi des chrétiens cachés apparaît centrée sur quelques rituels, le baptême, le culte des ancêtres, et marquée par des aspects syncrétiques. Les fidèles se consacrent également à la recherche de bienfaits en ce monde et à celle du salut dans l’au-delà, au paradis. Après 1865, le caractère clandestin disparaît, et l’on passe d’une foi dissimulée à une croyance clairement affirmée, avec un certain exclusivisme. Pour les convertis, la transition au catholicisme n’est pas perçue comme une transformation, mais comme un moyen de parfaire la transmission de l’héritage des ancêtres.

Le chapitre 5 revient sur un dossier essentiel, celui de la répression qui a suivi la redécouverte des chrétiens cachés, entre 1865 et 1889. Initialement, les chrétiens comme les autorités n’étaient pas campés sur des positions irréconciliables. Cependant, en réponse à un pouvoir qui, les assimilant progressivement à un mouvement séditieux, devint de plus en plus inflexible, les catholiques finirent par élaborer un argumentaire centré sur l’importance du monde d’après pour relativiser le pouvoir séculier. La répression décidée par le shogunat d’Edo ne prit pas fin avec le nouveau régime de Meiji, et les lois furent maintenues. Il faut comprendre cette politique dans le contexte de l’établissement d’un Shinto d’État (une religion officielle fondée sur une réinterprétation des mythes et rites japonais perçus comme indigènes et donc distincts du bouddhisme). La situation se détend par la suite, jusqu’à l’instauration de la liberté religieuse en 1889. L’auteur livre, là encore, une fine analyse des effets de tels décrets sur la société locale et des réactions des catholiques japonais face à ces difficultés.

Le dernier chapitre évoque la fin du xixe siècle, avec une communauté en pleine expansion. À Kyūshū, les catholiques sont même majoritaires dans certains villages et les missionnaires s’activent à former un clergé local. Toujours aussi attentif à la question sociale, l’ouvrage met en lumière des aspects encore mal étudiés pour ce qui concerne cette période, comme le rôle des femmes. Du côté des missionnaires, qui supervisent le quotidien des fidèles, on apprend que leurs activités sont plus axées sur l’action sociale (orphelinats, éducation, etc.) que sur l’ancien modèle du martyre. Les limites de cette évangélisation sont aussi abordées, notamment au sujet de son effet réel sur les convertis. Une section fondamentale est aussi consacrée à l’épineuse question du rejet du catholicisme par certains crypto-chrétiens. Les conversions (et non-conversions) sont rarement individuelles, et elles sont motivées par des facteurs non seulement sociaux, économiques, mais aussi communautaires.

Comme le montre la conclusion, l’auteur n’a pas seulement réalisé une histoire sociale des nouveaux catholiques japonais. Il est aussi parvenu à démystifier deux poncifs de l’histoire du catholicisme au Japon : celui de la constance de la répression et celui de l’isolement des crypto-chrétiens. De fait, le christianisme des crypto-chrétiens apparaît jouer un rôle social similaire à celui du bouddhisme dans les villages et, au niveau des croyances, il présente de nombreuses similitudes avec d’autres mouvements frappés d’interdit. Fixant le terme de son étude à la date de 1889, où, avec la promulgation de la constitution de Meiji, le christianisme est officiellement reconnu, l’auteur parachève son ouvrage en ouvrant le dossier, encore à explorer, du christianisme japonais après cette date charnière.

Au fil de ce passionnant ouvrage, mêlant histoire globale, micro-histoire, longue durée et histoire sociale, M. Nogueira Ramos met à contribution une variété de sources primaires japonaises et européennes. Une bonne partie des documents mobilisés ici, essentiellement des manuscrits français ou japonais – dont certains ont été découverts par l’auteur –, ne sont d’ailleurs que rarement utilisés dans les recherches actuelles sur le sujet, tant au Japon qu’en Europe. Dans l’ensemble, cette étude remarquable offre une vision nouvelle d’un sujet souvent incompris, fondée sur des sources de première main. L’auteur réussit également le tour de force d’intégrer son livre à la tradition académique à la fois occidentale et japonaise. Cette mise en lumière des chercheurs japonais, qui ont tendance à être ignorés dans les travaux traitant du christianisme, est d’ailleurs salutaire.

Dépassant la vision idyllique d’une recherche parfois trop campée sur des positions confessionnelles, M. Nogueira Ramos ne fait pas que dissiper brillamment le mythe d’une foi héroïque et cachée luttant contre l’agression constante des autorités japonaises. Il parvient également à décrire une authentique histoire populaire des crypto-chrétiens et des nouveaux catholiques. Cet ouvrage offre ainsi non seulement une vue d’ensemble des tendances récentes de la recherche japonaise sur ces sujets, mais il représente aussi une contribution cruciale à l’histoire sociale et religieuse du Japon ainsi qu’à celle de l’Occident missionnaire.