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Delphine Rauch, Les prud’homies de pêche en Méditerranée française à l’époque contemporaine. Entre justice professionnelle, communauté de métier et préservation du milieu maritime, Nice, Serre, 2018, 534 p.

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Delphine Rauch, Les prud’homies de pêche en Méditerranée française à l’époque contemporaine. Entre justice professionnelle, communauté de métier et préservation du milieu maritime, Nice, Serre, 2018, 534 p.

Published online by Cambridge University Press:  13 November 2023

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Abstract

Type
Histoire des pêches (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

L’ouvrage que Delphine Rauch propose à la lecture présente de nombreuses qualités qui réjouiront un lectorat féru d’histoire maritime, mais également de sociologie du droit et de sciences halieutiques. Ce livre retrace avec force détails l’histoire des prud’homies de pêche en Méditerranée entre 1790 et 1962. Ces institutions originales et fascinantes ont essaimé le littoral méditerranéen de la France au cours des derniers siècles et jouèrent un rôle central pour la gouvernance des communautés de pêcheurs.

Malgré leur importance fondamentale pour l’organisation des pêcheurs méditerranéens et la richesse de leurs archives, ces institutions n’ont fait jusqu’à ce jour l’objet que d’une attention éparse de la part des historiens et historiennes. Il s’agit donc d’un ouvrage qui fera date en raison de son exploitation systématique d’archives essentielles à l’analyse des communautés de pêche en Méditerranée ainsi que de sa rigueur scientifique.

L’ensemble est particulièrement convaincant, notamment en ce qui concerne la période révolutionnaire et impériale qui fait l’objet de développements détaillés et pertinents. L’interprétation d’archives et le poids accordé à certains événements historiques peuvent bien sûr faire l’objet de débats, inévitables pour un projet d’une telle ampleur. Par exemple, la sentence arbitrale de 1225 ne mentionne pas les titres de la prud’homie de Marseille, mais concerne les droits de pêche acquis par la commune de Marseille. Par ailleurs, l’association étroite entre l’expérience communale au Moyen Âge et l’émergence de la prud’homie de Marseille – la mère de toutes les prud’homies – aurait pu faire l’objet de développements plus conséquents.

D’autres détails historiques peuvent également être discutés, comme le lien entre la modification de règles électives en 1636 et l’endettement de la prud’homie de Marseille. Il semble que l’incapacité de cette prud’homie à gérer ses finances ait été la cause de la modification de son mode de scrutin (et non l’inverse). En outre, ça n’est pas la pêche aux bœufs, mais la palangre, qui était au cœur des conflits entre les pêcheurs marseillais et leurs compétiteurs catalans. Il aurait enfin été intéressant d’aborder la question de la destruction du quartier Saint-Jean en 1943, un événement qui a profondément affecté les pêcheurs de Marseille ainsi que leur prud’homie. Ces points de détail ne doivent en rien occulter la richesse du travail empirique fourni par D. Rauch ni la somme impressionnante d’informations qui parsèment l’ouvrage.

La structure du livre est d’une facture classique répondant aux canons des facultés de droit. Le chercheur et la chercheuse en histoire et en sciences sociales pourront regretter une seconde partie entièrement dédiée à l’analyse du statut juridique des prud’homies, une question qui ne manquera cependant pas d’intéresser les juristes.

Un autre défi posé par ce travail interdisciplinaire porte sur une question qui ne trouve ici pas de réponse ferme. Cette interrogation, qui a été explorée dans un ouvrage récentFootnote 1, concerne la survie des prud’homies malgré le déclin de leurs activités (en tout cas pour la grande majorité d’entre elles). Sur ce point, D. Rauch hésite en effet entre deux arguments : le premier concerne la capacité d’adaptation des prud’homies ; le second insiste sur leur ancrage dans des traditions ancestrales qui les empêchent d’évoluer. L’autrice semble accorder sa préférence à la première explication, qui ne permet néanmoins pas d’expliquer les raisons pour lesquelles les prud’homies n’exercent plus les compétences qu’elles ont pourtant su préserver au cours des derniers siècles.

Le second argument est plus apte à expliquer les phénomènes concomitants de survie des prud’homies d’une part et d’épuisement de leur rôle règlementaire, judiciaire et disciplinaire d’autre part. Il semble en effet que la survie des prud’homies tienne à leur attachement profond aux normes sociales et aux traditions qui irriguent les communautés de pêcheurs. Ces normes sociales limitent néanmoins la capacité des prud’homies à évoluer lorsqu’elles sont confrontées à des changements sociaux profonds (liés, par exemple, à l’introduction de nouvelles technologies).

L’ancrage des prud’homies dans un cadre normatif stable explique leur résilience, alors même qu’elles abandonnent l’exercice de compétences juridiques anciennes. Elles deviennent, en d’autres termes, des coquilles (presque) vides qui jouent un rôle non négligeable dans la persistance de traditions sociales et d’une identité culturelle forte au sein des communautés de pêcheurs. Ce rôle identitaire, qui ne peut être appréhendé en considérant uniquement les structures juridiques, est fondamental non seulement en tant que témoignage du passé, mais également de matrice permettant d’appréhender la survivance de métiers et de techniques appartenant au patrimoine local. En d’autres termes, l’ouvrage insiste sans doute trop sur la capacité des prud’homies à se transformer, et insuffisamment sur leur ancrage dans des traditions qui les empêchent d’évoluer (tout en les maintenant en vie).

À ce titre, D. Rauch évite un autre écueil qui domine le discours contemporain sur les prud’homies et qui lie leur déclin au renforcement des prérogatives étatiques. Comme elle le souligne très justement, les prud’homies ont habilement su préserver leurs compétences malgré l’intervention de l’État. Elles l’ont fait en créant des liens complexes d’interdépendance avec les autorités étatiques, qui les ont empêché d’intervenir trop brutalement dans leur gouvernance (à deux exceptions près qui ont toutefois échoué, en 1852 et en 1962)Footnote 2. Il semble par conséquent que les raisons du déclin des prud’homies sont à chercher en leur sein, contrairement à une analyse qi déplacerait la focale (et la faute) sur la figure inévitable de l’État. Un autre aspect fondamental de l’ouvrage concerne le rôle des prud’homies dans la préservation des écosystèmes marins. Le discours ambiant dépeint fréquemment ces prud’homies comme les défenseures acharnées de l’environnement maritime. La réalité est toutefois plus nuancée que le discours, dont l’ouvrage se fait l’écho en termes assez mesurés.

Deux épisodes historiques permettent d’explorer les ambiguïtés des prud’homies face aux défis environnementaux que soulève la pêche. Le premier exemple concerne la fameuse pêche aux bœufs, un ancêtre des chaluts modernes qui repose sur deux tartanes traînant un filet lesté d’une lourde barre métallique et causant de ce fait de graves dégâts aux prairies marines de posidonie. Les prud’homies ont adopté une position très ambiguë sur la règlementation de la pêche au bœuf malgré le risque que cette dernière posait pour l’environnement, pavant de ce fait la voie à des pratiques encore plus dommageables à partir du début du xxe siècle. Les membres des prud’homies étaient d’ailleurs parties prenantes de cet effort de pêche au cours du xixe siècleFootnote 3.

Le second exemple concerne une autre technique de pêche qui prend ses racines dans la méthode ancestrale de la « pêche au feu » et fait usage de puissantes lampes électriques pour la capture nocturne d’espèces pélagiques comme les sardines. Cette technique appelée lamparo a fait l’objet d’un essor très important sous la combinaison de deux facteurs, l’un tenant aux migrations de pêcheurs italiens la maîtrisant et l’autre aux pénuries alimentaires suscitées par la Seconde Guerre mondiale. Les prud’homies se sont opposées à ces techniques (suscitant d’ailleurs la tentative manquée de reprise en main règlementaire par Gilbert Grandval, Secrétaire d’État à la Marine, au début des années 1960). Il semble pourtant que malgré cette interdiction de façade, certains prud’hommes pratiquaient eux-mêmes la pêche au lamparoFootnote 4.

En dépit d’un affichage très ferme et constant en faveur de l’environnement, les prud’homies n’ont pas toujours su freiner l’avancée de techniques nocives, qu’elles ont parfois même encouragées. Comme tous les ouvrages importants, le livre de D. Rauch soulève donc un certain nombre de débats qui ne doivent pas occulter sa grande valeur intrinsèque et son intérêt scientifique majeur.

References

1 Florian Grisel, The Limits of Private Governance: Norms and Rules in a Mediterranean Fishery, Oxford, Hart Publishing, 2021.

2 Ibid., chap. 5.

3 Ibid., p. 80-86.

4 Ibid., p. 152.